Économie et défi écologique : comment les concilier ?
Dans le cadre des assises de la recherche en ingénierie, rencontre avec deux chercheuses qui consacrent leurs travaux à la bioéconomie et à l’économie écologique. Lorie Hamelin est chercheuse au Toulouse Biotechnology Institute (TBI) où elle étudie comment se passer des énergies fossiles de façon durable. Julia Steinberger est professeure à l’université de Lausanne, spécialiste de l’étude de la consommation énergétique à l’échelle mondiale.
Propos recueillis par Fleur Olagnier, journaliste.
Qu’est-ce qui vous a poussées à mettre votre carrière au service de l’écologie et de l’environnement ?
Lorie Hamelin : Canadienne d’origine, je suis arrivée au Danemark pour faire un doctorat sur le rôle de la biomasse agricole dans un système énergétique 100 % renouvelable. Il s’agissait de quantifier la performance environnementale de différentes stratégies d’inclusion de cette biomasse dans le mix énergétique danois (transport, électricité, chaleur). Même si j’étais profondément animée par cet enjeu sociétal, et que j’avais fait le choix personnel de devenir végétarienne au regard de l’impact de la production animale sur l’environnement, c’est pendant ma thèse que j’ai commencé à vraiment comprendre les conséquences liées à nos modes de production et de consommation. Plus tard, j’ai postulé à l’appel à projets MOPGA « Make Our Planet Great Again » d’Emmanuel Macron. Mon projet, sur cinq ans, a été retenu et c’est dans ce cadre que je suis à l’INSA de Toulouse depuis juin 2018, où j’étudie différentes feuilles de route afin de subvenir à la demande en produits et services en France d’ici 2050, le tout sans avoir recours au carbone fossile (pétrole, gaz naturel, charbon...).
Julia Steinberger : Au départ, je suis titulaire d’un doctorat en physique atomique du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Pendant ma thèse, j’ai participé à un mouvement activiste consacré à la justice sociale, dans lequel je militais par exemple contre les guerres en Irak et en Afghanistan, les inégalités... Ce mouvement m’a donné une éducation parallèle, et le déclic est arrivé quand j’ai organisé pour les membres la projection d’une série de documentaires liés à l’écologie. J’ai alors pris conscience qu’il existe un écart entre les acteurs qui profitent et ceux qui subissent les décisions en matière d’environnement. L'économie écologique, c’est-à-dire la durabilité environnementale au cœur de l’économie, est devenue mon thème de prédilection.
Sur quoi portent vos recherches plus exactement ?
LH : Mes travaux ont pour but d’anticiper les conséquences environnementales de certains investissements, dans une optique d’aide à la décision. C’est la transition vers la neutralité carbone qui m’occupe à l’heure actuelle. Parmi les sources alternatives de carbone, je travaille sur la biomasse, en particulier les déchets agricoles ou alimentaires et les résidus forestiers. Il s’agit d’abord de localiser et de quantifier ces ressources à l’échelle du territoire étudié et de voir ce qu’on en fait déjà aujourd’hui. Je quantifie également l’impact lié à l’utilisation de ces ressources pour subvenir aux besoins de la société en chaleur, électricité, transport... En parallèle, je travaille sur la possibilité de capter le carbone de l’atmosphère grâce à la technologie de Direct Air Capture (DAC), puis de le combiner avec de l’hydrogène vert obtenu par électrolyse de l’eau, afin d’obtenir du méthane, du diesel ou d’autres hydrocarbures. Enfin, je m’intéresse à l’économie circulaire, la séquestration et la recirculation du carbone.
JS : Dans un premier temps, je considère les systèmes énergétiques au travers de la demande, ce qui revient à étudier les modes de consommation d’énergie dans différents pays. Je réfléchis également à un système économique autre que l’économie néo-classique que nous connaissons. L’économie néo-classique soutient des structures économiques qui conduisent obligatoirement à l’accumulation de profits. Une autre vision des choses est de considérer une économie hétérodoxe. Dans cette pensée alternative, l’économie est le fruit des relations sociales entre les citoyens, les politiques, les entreprises, etc. Enfin, je considère les sociétés humaines à travers les besoins humains. De quoi exactement a-t-on besoin pour avoir un bon niveau de progrès social, c’est-à-dire chacun avec un niveau de vie décent et un bon niveau d’interactions entre citoyens et organisations, sans tomber dans la surconsommation ou le surprofit ? Je publie des études sur ces sujets pour informer les pays, les gouvernements, les citoyens ou encore les industriels.
Vos travaux peuvent-ils se traduire concrètement dans la société ?
LH : Je l’espère en tout cas, le but de mon travail étant de servir de support à la décision d’investissement. Afin que mes résultats soient utilisés, je communique tant vers les acteurs publics que privés et je mets toutes mes données en accès libre. Concrètement, cela pourrait par exemple se traduire par une décision d’investir dans la production de gaz renouvelable ou encore dans l’aviation du futur (biocarburants, hydrogène…). Ce qui me passionne le plus, c’est de tout combiner à l’échelle nationale pour informer les décideurs publics.
JS : J’ai réalisé une première étude empirique sur la consommation énergétique des ménages dans différents pays. Publiée récemment, elle montre quelles conditions socio-économiques sont requises pour que les habitants d’un pays puissent correctement subvenir à leurs besoins (bonne santé physique et mentale), sans pour autant consommer trop d’énergie. Ces travaux ont eu un très bon écho au niveau académique, y compris au sein du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) dont je fais partie. Cependant, il est encore un peu tôt pour avoir des retours comme quoi certains pays ont concrètement utilisé ces résultats pour changer leur politique. En 2020, j’ai également publié une modélisation globale, la première du genre. Elle montre que la totalité de la population mondiale pourrait vivre correctement avec une consommation d’énergie globale deux fois moins importante qu’aujourd’hui ! Ce scénario de décroissance des besoins énergétiques n’est pas un des scénarios officiels du GIEC mais il inspire les équipes. En outre, je considère aussi l’économie politique afin de montrer que même s’il est possible de faire avec moins, l’histoire et l’emprise de certaines industries nous empêchent de changer. Par exemple, j’ai réalisé la toute première étude d’économie politique sur la dépendance à la voiture.
Vers quelle direction souhaitez-vous orienter vos recherches dans l’avenir ?
LH : Je m’intéresse au processus de transition sous l’angle technologique. J’aimerais maintenant mieux comprendre comment adapter les projets technologiques que j’étudie en véritables projets de société, afin d’assurer que la transition vers une économie à bas carbone fossile se fasse durablement. Cela implique de mieux comprendre les perceptions et les préoccupations des acteurs publics, privés, de la société civile, de développer des indicateurs qui leur parlent véritablement, et d’adapter nos feuilles de route technologiques aux contraintes du terrain.
JS : A peine une trentaine d’autres chercheurs dans le monde étudient les mêmes sujets que moi. Pourtant, à la publication de mes travaux, je me suis rendue compte que j’avais beaucoup plus d’influence que ce que je pensais, et que mes recherches encourageaient d’autres chercheurs à étudier la consommation énergétique mondiale. A présent, j’ai envie de réfléchir à des alternatives démocratiques aux systèmes d’approvisionnement, au sein de chaque secteur. Je compte aussi établir une feuille de route de la façon dont chacun peut agir concrètement à son niveau, qu’il soit étudiant, employé ou encore chef d’entreprise...
TBI : Toulouse Biotechnology Institute – INSA, INRAE, CNRS.