Ensemble, on va plus loin
« Dans l’histoire de l’évolution, qu’est-ce qui explique la divergence entre le chimpanzé et l’humain, et fait qu’aujourd’hui ce dernier est capable de discuter de l’intelligence artificielle pendant que les chimpanzés font la même chose que ce qu’ils faisaient il y a des milliers d’années ? » Cette question anime les travaux du chercheur CNRS en sciences humaines évolutionnaires Maxime Derex. La réponse se trouve peut-être dans la dynamique de groupe.
Pourquoi le groupe intéresse votre recherche ?
Maxime Derex : En tant que biologiste de l’évolution ce qui m’intéresse c’est le succès écologique de l’espèce humaine. Dit ainsi, cela est peu compréhensible au regard de tous les problèmes environnementaux auxquels nous sommes actuellement confronté·es. Ce que l’on appelle « succès écologique » c’est le fait que l’espèce humaine a été capable de coloniser une grande partie des environnements terrestres de la planète, y compris des régions très hostiles, comme le cercle polaire arctique. C’est exceptionnel pour un mammifère, encore plus pour un primate.
Comment l’humain a réussi à s’adapter à de nombreux milieux sur Terre ?
MD : Il y a de nombreuses hypothèses concernant le rôle du langage, des outils... Certain·es scientifiques expliquent le succès écologique de notre espèce par la taille de notre cerveau, qui fait de nous des êtres plus intelligents que les autres primates. Je fais partie d’un courant qui s’intéresse à l’évolution culturelle et qui considère que cette hypothèse n’est pas entièrement satisfaisante. Si l’on prend quelqu’un·e dans la population, même extrêmement intelligent·e, et qu’on dépose cette personne dans un environnement que l’on a été capable de coloniser, mais que cette personne ne connait absolument pas - donc sans information culturelle - elle ne sera pas capable de survivre. Les solutions et technologies utilisées aujourd’hui n'ont pas été développées par des individus isolés. Elles ont été améliorées graduellement à travers les générations. Sur un temps plus ou moins long, ces solutions vont être perfectionnées par le groupe jusqu’à un point où elles seront au-delà de ce qu’un individu isolé peut produire par lui-même.
La spécificité du groupe à élaborer des solutions est le processus que vous observez dans vos expériences ?
MD : Le groupe élabore en effet des solutions autres que celles qui émergeraient d’individus pris isolément. Dans mes expériences, des groupes de tailles variables doivent résoudre des problèmes complexes. Par exemple, comment faire descendre sur des rails une roue à quatre branches sur lesquelles des poids peuvent être déplacés. Les individus doivent choisir la position optimale de ces poids afin que la roue tourne le plus rapidement possible. Vaut-il mieux positionner les poids vers les extrémités des branches, vers l’intérieur, à différentes distances ? Ça n’est pas du tout intuitif. Cette tâche a permis de montrer que la roue s’améliore à travers des générations successives (cinq essais par individu, puis la solution est transmise à la personne suivante). Les participant·es de la 5e génération produisent généralement des roues bien meilleures que les participant·es de la 1e génération.
« Individuellement nous ne sommes pas capables de produire toute la connaissance dont nous dépendons. Les solutions que nous élaborons résultent du processus évolutionnaire émanant du groupe. »
En revanche, la compréhension du système est la même à travers les générations. Les gens n’ont pas besoin de comprendre pourquoi les solutions fonctionnent pour les exploiter. On peut ainsi copier ce qui a été fait par les générations précédentes et avoir des solutions extrêmement efficaces sans les comprendre. On est au cœur de l’évolution culturelle. Individuellement nous ne sommes pas capables de produire toute la connaissance dont nous dépendons. Ces solutions résultent de ce processus évolutionnaire. Ce qui produit ces solutions, ce n’est pas le cerveau d’un·e seul·e, mais un groupe de cerveaux en interaction avec ces processus qui opèrent au sein du groupe.
La taille du groupe a-t-elle une influence dans l’élaboration de solutions meilleures ?
MD : Oui, il y a un effet très important de la taille du groupe. Dans les grands groupes, il y a plus de variations, c’est-à-dire d’idées, d’innovations. Mathématiquement, plus le groupe est grand, plus les idées seront nombreuses. Les gens dans les groupes plus larges sont meilleurs à résoudre des problèmes que dans les petits groupes.
Est-ce l’unique facteur qui influe sur le groupe ?
MD : Un autre paramètre important est la vitesse à laquelle les innovations circulent et sont diffusées. Intuitivement, on se dit que plus on est connecté·es mieux c’est. Or, nous avons observé que c’est mieux de réduire la connectivité entre les individus. La raison est très simple : quand tout le monde est connecté, si quelqu’un·e a une bonne idée, tout le monde va converger et adopter cette idée. On réduit ainsi l’espace d’exploration des solutions. Sur le long terme, il y a des bonnes idées qui peuvent ne pas être découvertes au sein des groupes très connectés.
Pour une taille de groupe donnée, il y a donc un niveau de connectivité intermédiaire optimal. Si on le diminue trop, les innovations ne diffusent pas assez vite et les gens ne vont pas faire beaucoup de progrès. À l’inverse, avec une connectivité forte, les gens vont converger et ne pas explorer toutes les solutions. Entre les deux, la connectivité optimale permet de diffuser les bonnes solutions suffisamment lentement pour que les individus aient le temps d’explorer des solutions alternatives.
Le groupe peut donc aussi restreindre le champ des solutions ?
MD : Oui, l’information culturelle qui émerge du groupe peut créer des biais qui contraignent l’exploration individuelle. C’est ce que nous avons observé dans une expérience récente. Lorsque des participant·es élaborent une théorie à propos d’un système physique, tel que la roue, puis la transmettent à une autre personne, cette dernière est influencée dans sa façon d’explorer l’espace des solutions. En général, cette influence est bénéfique et conduit à une amélioration. Toutefois, nous nous sommes demandés si cet effet d’influence persisterait, indépendamment de la validité de la solution transmise ? Nous avons donc varié l’utilité des solutions reçues, et nous avons constaté que l’effet d’influence restait identique, quelle que soit l’utilité de la solution.
Cela pose un risque : les individus peuvent continuer à explorer une portion de l’espace des solutions où les meilleures solutions ne se trouvent pas. Les mécanismes sous-jacents à ce phénomène restent mal compris. Cependant, cette question est fondamentale : qu’est-ce qui favorise la stabilité de solutions sous-optimales ? Il est intéressant d’explorer si nous sommes « coincé·es » avec des solutions inefficaces en raison de ces processus culturels ou de ces dynamiques qui émergent dans le groupe. Dans ce cas-là, le groupe agit comme une force d’inertie, freinant le progrès et l’adoption de solutions plus efficaces.
Il faut donc savoir ignorer l’information du groupe ?
MD : Ignorer totalement l’information culturelle est une stratégie extrême qui mène rarement à des résultats satisfaisants. À l’inverse, adopter une attitude trop conformiste et persister à faire comme on l’a toujours fait peut entraîner une inertie excessive. Or, l’environnement évolue constamment. Les solutions doivent souvent s’adapter en conséquence. Cela engendre fréquemment des conflits entre générations. L’enjeu réside donc dans la recherche d’un équilibre dans la force de l’influence culturelle : tirer parti des solutions efficaces déjà existantes, sans pour autant les conserver sans raison valable.
Le groupe est aussi garant de la transmission ?
MD : La taille des groupes humains joue un rôle crucial dans la transmission et la préservation de l’information culturelle. Des variations significatives dans la taille des populations peuvent entraîner des pertes importantes de savoirs et de technologies. Dans notre histoire évolutive, il est indéniable que cela a influencé notre capacité à développer et exploiter des solutions et des technologies. Imaginons un futur où la population mondiale serait réduite de moitié. Serions-nous capables de maintenir les mêmes technologies, notamment celles qui nous sont essentielles, comme dans le domaine des soins de santé ? La réponse est probablement non. Bien sûr, nous avons la capacité de stocker l’information en dehors des individus, par exemple dans des livres ou des bases de données. Cependant, cela ne garantit pas que cette information restera exploitée. De nombreuses connaissances tombent dans l’oubli ou doivent être redécouvertes si elles ne sont pas consultées ou mises en pratique. Si les livres ne sont pas lus et les solutions ne sont pas mises en œuvre, ces savoirs peuvent finir par disparaître.
Finalement, ensemble c’est mieux ?
MD : Vivre dans un grand groupe présente d'innombrables avantages. Certes, une forte densité de population peut engendrer des défis, notamment sur le plan sanitaire, à l’image des pandémies. Mais il y a une richesse incroyable dans la connexion entre les individus. Pris isolément, nous sommes tous et toutes limité·es. Collectivement, nous avons la capacité de résoudre des problèmes d’une grande complexité.
« Ce qui me fascine, c’est de comprendre comment, malgré nos biais et nos limites individuelles, nous parvenons, ensemble, à accomplir des choses extraordinaires. »
Maxime Derex est chercheur CNRS en sciences humaines évolutionnaires à l’IAST - Institute for advanced study in Toulouse (Université Toulouse Capitole, CNRS, INRAE), ainsi qu’à la Toulouse School of Economics (Université Toulouse Capitole, CNRS, INRAE), au sein du département sciences sociales et comportementales.
Aller plus loin :
« 100 personnes testent une méthode d'intelligence collective », Mehdi Moussaïd, Fouloscopie, 2023
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