Du banc de poissons à la mêlée de rugby : même combat !
Les sports collectifs impliquent la capacité de joueurs et joueuses à se coordonner pour atteindre un même objectif : marquer des points et gagner la partie. Cristian Pasquaretta, chercheur en sciences du sport et du mouvement humain, nous explique comment la coordination entre individus peut conduire à l’émergence de schémas comportementaux collectifs semblables à ceux observés dans le règne animal.
La science au service des sports collectifs
Depuis quelques années, l’éthologue Cristian Pasquaretta a élargi son intérêt de recherches scientifiques sur le comportement des espèces animales, telles que les bancs de poissons et nuées d’oiseaux, aux pratiques d’un animal bien particulier : l’être humain, et plus particulièrement les joueurs et joueuses de sports collectifs.
L’éthologie est une discipline scientifique qui étudie le comportement des animaux humains et non humains sous la loupe de l’évolution. Comment nous adaptons-nous ? Comment nous comportons-nous dans différentes situations ?
« Le sport collectif est un terrain de jeu intéressant pour l’éthologie, si vous m’autorisez ce bon mot, puisqu’il permet d’étudier différents comportements de groupe », explique Cristian Pasquaretta. Ces sports font interagir des personnes qui doivent être capables de communiquer entre elles pour gagner des matchs. Le proverbe dit « la parole est d’argent, le silence est d’or », une citation qui se prête parfaitement à ce contexte. Car oui, bien sûr, les joueurs et joueuses se parlent, mais en réalité, beaucoup de choses se transmettent de manière silencieuse, juste en s’observant. Sur le terrain, comme ailleurs, nous nous observons, nous nous adaptons les un·es aux autres, nous nous synchronisons pour arriver à un but : marquer un essai, naviguer dans une foule, évacuer un bâtiment…
Cristian Pasquaretta étudie ces comportements et cherche à comprendre s’il en émerge des schémas spécifiques - qu’on nomme patterns en éthologie - qui vont influencer la réussite de la tâche poursuivie (par exemple, gagner la partie).
Décrypter les mouvements des joueur·euses pour aider les entraîneur·euses
Étudier les comportements collectifs des joueurs et joueuses de football ou de rugby est relativement récent. L’équipe de Cristian Pasquaretta identifie différents types de coordination et évaluent ceux qui amènent le plus de succès. À terme, il serait possible ensuite aux entraîneurs et entraîneuses d’utiliser ces résultats pour améliorer les stratégies sur le terrain.
Concrètement, comment peut-on étudier les mouvements des personnes sur le terrain ? Il faut équiper les sportives et sportifs de GPS (Global Positioning System, le bien connu système informatique de positionnement). Ici, pas de Waze ou Google Maps, mais le principe reste le même.
Des GPS pour pister les athlètes
Les boîtiers portés sur des sortes de harnais dans le dos indiquent leurs coordonnées dans l’espace. L’équipe de rugby de Colomiers en a fait l’acquisition afin de mieux suivre ses joueuses et joueurs et leurs actions. Cristian et ses collègues décryptent les données récoltées : c’est un gros travail de traitement et d’analyse informatiques - chaque athlète générant des données pendant les 80 minutes du match.
Grâce à cela, les scientifiques sont à même de connaître les différentes positions, la distance parcourue ou encore la vitesse des sportif·ves. On peut ainsi identifier, par exemple, le niveau de fatigue d’un joueur à l’entraînement et donc savoir si cet entraînement est sur ou sous-estimé. Cette information est essentielle pour l’adaptation des entraînements et s’assurer que les athlètes seront au top de leur forme le jour du match.
L’équipe de Colomiers utilise également des caméras réparties sur le terrain pour étudier les actions réalisées par les athlètes tout au long du match. Cristian Pasquaretta collecte aussi ces informations et les couple aux données GPS pour reproduire en 2D les mouvements des sportifs et sportives. Il en déduit ensuite les distances entre les individus, leurs vitesses, leurs changements de direction… Ce qui lui permettra d’identifier les fameux patterns dont on a parlé précédemment.
Des athlètes qui se comportent comme des animaux ?
Les comportements collectifs des animaux non humains sont plutôt bien étudiés et documentés. On retrouve des schémas similaires chez les humains et plus particulièrement chez les athlètes de sports collectifs.
Le pattern le plus connu et le plus couramment observé est le mouvement polarisé. Les joueurs et joueuses vont dans une même direction en gardant une distance relativement stable entre eux et elles. Ils doivent être relativement proches pour pouvoir communiquer, mais pas trop non plus, pour ne pas se percuter.
Ce comportement, on le retrouve aussi chez certains bancs de poissons. Ils naviguent en cercle et, quand des prédateurs arrivent, il se crée une sorte d’entonnoir dans le groupe. Certains individus ralentissent, d’autres accélèrent… Deux groupes se forment, dans lesquels les individus conservent des mouvements coordonnés. Cela rappelle également les vastes nuées d’oiseaux, qu’on peut observer dans le ciel lorsque les migrateurs se regroupent. Ces vols rassemblent par exemple des milliers d’étourneaux dans un grand ballet céleste, appelé « murmurations » ou « agrégations ». Les bancs de poissons et nuées d’oiseaux forment alors des espèces de superorganismes composés de milliers de particules individuelles et dessinant d’impressionnants et esthétiques mouvements.
Deux données sont essentielles pour assurer la synchronisation entre les individus et donc la stabilité du groupe : la distance entre les animaux et leur degré d’alignement, qui dépend de leur direction. Dans les bancs de poissons, les individus cherchent à maintenir une distance moyenne entre eux : si certains se rapprochent, les autres s’éloignent, et inversement.
Ces distances influencent également ce qu’on appelle le degré d’attraction. Une caractéristique essentielle pour assurer la cohésion du groupe ; les individus doivent en effet se trouver suffisamment proches les uns des autres pour maintenir la bonne distance dans le groupe.
Quand les athlètes la jouent perso
Chez les joueur·euses de rugby, il y a plus de place pour les comportements individuels qui peuvent perturber cette dynamique de groupe. C’est le cas lors de situations dynamiques (les attaques par exemple) : les stratégies collectives peuvent alors se voir supplanter par le mouvement individuel d’un·e joueur·euse - mouvement qui devient une nouvelle information, pouvant influencer des changements de comportement chez les autres athlètes.
Pour bien étudier ces comportements collectifs, l’équipe de Cristian Pasquaretta modélise le degré d’attraction et le degré d’alignement des athlètes. Cette mesure indique l’homogénéité de la direction des athlètes, c’est-à-dire la direction moyenne prise par les joueurs et les joueuses. On peut ensuite la comparer aux directions individuelles et voir en quoi ce degré d’homogénéité peut être affecté par le poste joué.
« Dans des actions plus statiques, la stratégie mise en place par le coach reste forte, mais on laisse la possibilité aux réactions instinctives dans les actions dynamiques. »
Un seul athlète peut faire la différence…
Certes, les patterns observés chez les rugbymens de Colomiers rappellent ceux des bancs de poissons. Pour autant, il y a une grande différence entre les harengs et nos sportifs : l’objectif final. Les poissons n’ont pas réellement de but commun, ils se déplacent pour se déplacer. En revanche, les joueurs de Colomiers savent pourquoi ils courent sur le terrain : ils veulent gagner la partie ! Cette différence essentielle explique pourquoi on laisse beaucoup plus de place aux actions individuelles et donc notamment aux actions instinctives lancées par certain·es sportif·ves (surtout si vous vous appelez Antoine Dupont !). Cet instinct explique, en partie, pourquoi il y a des athlètes meilleur·es que d’autres.
Malgré tout, on peut toujours essayer de s’améliorer. Cristian Pasquaretta cite notamment l’exemple de l’intelligence artificielle (IA), très utile pour parfaire les entraînements. On peut se glisser dans la peau d’un·e autre joueur ou joueuse : Bougera-t-on toujours de la même manière ? Analysera-t-on de manière similaire la situation ? Quel comportement adoptera-t-on ?
Grâce à ces techniques d’IA, Cristian Pasquaretta et ses collègues peuvent aussi modéliser les positions des différent·es athlètes sur le terrain et étudier les impacts de certaines modifications. Si on enlève un·e athlète sur les quinze, que se passe-t-il ? Comment réagissent les autres ? Peut-on retrouver la position de la joueuse supprimée sur la base du comportement des autres ? Ces modèles informatiques peuvent aider à mieux comprendre quel·les joueur·euses et quelles positions sont les plus importants pour marquer des essais.
Des athlètes qui chassent en meute ?
Vous l’aurez compris, les sports collectifs, et plus particulièrement les stades de rugby, deviennent de véritables terrains de chasse pour les éthologues, qui s’en donnent à cœur joie pour décrypter les comportements de groupe et la coordination entre les individus. De nombreuses questions demeurent, et nos sportif·ves ont encore beaucoup de mystères à dévoiler.
« Il y a plusieurs phases dans un match. Attaques, défenses sont des phases stables, mais les changements entre ces phases impliquent un déséquilibre que l’on n’a pas encore évalué. »
Les prochains projets d’étude de Cristian Pasquaretta et son équipe vont notamment chercher à comparer les athlètes à des animaux sociaux, vivant et chassant en meute. En effet, on peut comparer les joueur·euses de sport collectif à des groupes de prédateurs qui travaillent ensemble dans un but final : capturer une proie ou gagner un match.
Les animaux de meute peuvent aussi parfois s’affronter pour protéger un territoire, c’est notamment le cas des mangoustes (famille de petits carnivores aux corps allongés, dans laquelle on trouve notamment les suricates - le fameux Timon, le grand copain de Pumbaa dans le Roi Lion !). Si on transpose cela au monde du sport, cela revient à étudier les interactions avec les équipes adverses. Cristian Pasquaretta et son équipe s’intéresseront donc prochainement aux comportements inter et intragroupes - entre joueur·euses d’une même équipe et avec les joueur·euses adverses. Des athlètes plutôt mangoustes que harengs ?
Cristian Pasquaretta est enseignant-chercheur en éthologie, sciences du sport et du mouvement humain à l’Université de Toulouse, au sein du Centre de recherches sur la cognition animale - CRCA (Centre de biologie intégrative, Université de Toulouse, CNRS).
Aller plus loin :
« En 5 niveaux de difficulté : comment fonctionne un banc de poissons ? », Mehdi Moussaïd, Fouloscopie, 2023
Les dossiers Exploreur explorent un sujet en croisant le regard de plusieurs disciplines scientifiques. Journaliste : Morgane Petit. Visuel : Caroline Muller et Delphie Guillaumé. Coordination et suivi éditorial : Catherine Thèves, Clara Mauler, Valentin Euvrard.