Foules solidaires

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Foules solidaires

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Depuis toujours, les êtres humains, à l’instar de nombreuses autres espèces, quittent leurs lieux de naissance pour s’installer ailleurs : espoir d’une vie meilleure, soif de nouveauté, fuite de conflit, opportunité économique… Si les raisons sont diverses, les moyens employés se rapprochent souvent. Mathieu Grenet, spécialiste de l'histoire des migrations en Méditerranée à l'époque moderne, nous éclaire sur les stratégies solidaires qui accompagnent et façonnent les mouvements humains.

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Un parcours migratoire n’est pas une mince affaire et demande une organisation bien rodée. « Socialement, et même politiquement, on a tendance à voir les migrations comme des gestes individuels, des itinéraires qui se déclinent avant tout au singulier, ou à la rigueur au « micro-pluriel » de l’échelle familiale. Or, il est important de réfléchir à la manière dont elles sont socialisées, car elles s’inscrivent dans des réseaux de solidarité bien ancrés, qui vont jouer un rôle important. Aider, c’est appartenir, mais aussi faire appartenir », affirme Mathieu Grenet, qui collabore au projet de recherche en histoire sociale Solidamin.

🔎 Le projet Solidamin étudie les pratiques d’entraide permettant de construire une appartenance collective, à travers l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, pour les minorités religieuses et diasporiques (« diaspora », du grec « spiro », « je sème », désigne habituellement les populations chassées de leur pays, qui entretiennent entre elles des liens affectifs, culturels, économiques et politiques par-delà les frontières). Cette recherche est novatrice par son approche globale et comparative des réseaux de solidarité à cette période. Elle propose une analyse d’opérations très variées concernant des communautés dispersées : protestantes calvinistes, juives, catholiques et émigré·es « politiques » français·es à la suite de la Révolution de 1789.

PARTIR

Oui… mais pour aller où ? 

« Le choix d’un parcours migratoire dépend beaucoup de ceux et celles que l’on connaît sur place », souligne le spécialiste. Ce sont en effet des réseaux, des « chaînes de solidarité » emboîtées que l’on va activer pour préparer son départ. Si ces formes d’entraide existent depuis l’Antiquité, on en retrouve des traces organisées notamment au Moyen Âge, par exemple à travers les confréries. Certaines de ces associations religieuses rassemblaient ainsi des personnes ayant les mêmes origines autour d’un culte commun, souvent celui du saint patron de la localité d’origine. 

En Italie médiévale, par exemple, on retrouvait dans les églises différentes chapelles correspondant à différents lieux d’appartenance (Saint-Ambroise pour les Milanais·es, Saint-Marc pour les Vénitien·nes, Saint-Jean-Baptiste pour les Florentin·es…). « Chacun y priait le saint patron de sa ville et c’est une manière de faire corps religieusement, mais aussi juridiquement, autour d’un temps de célébration collectif qui a aussi une vocation d’entraide», explique le chercheur.

Si certains réseaux sont donc institutionnalisés (associations, réseaux d'expatrié·es…), d’autres prennent la forme de « micro-solidarités », souvent familiales, moins visibles, mais également très actives. « C’est un sujet particulièrement intéressant et encore assez peu exploité en tant qu’objet historique, notamment du fait qu’il ne laisse que peu d’archives », confie Mathieu Grenet. 

« La solidarité, ce n’est pas seulement quelqu'un qui donne et quelqu’un qui reçoit, c’est toujours beaucoup plus complexe. La solidarité transnationale, qui se joue sur de grandes distances, implique des communautés plus importantes et objective des liens qui sont extrêmement stimulants à étudier. 
Comment est-ce qu’on fait « commun » à travers l'entraide ? Comment se créent des communautés réelles ou imaginaires à travers la solidarité ? »

Du curé de la paroisse aux groupes Whatsapp : « faire communauté par-delà la distance »

Ces réseaux solidaires à échelle humaine ont toujours existé et façonnent aujourd’hui encore les expériences migratoires. Mathieu Grenet l’affirme : si les modes de transport ont bien sûr évolué depuis le Moyen Âge, ce sont surtout autour des modes et des réseaux de communication que se déclinent de nouvelles grammaires de l’appartenance à distance. 

« Les mutations technologiques ont fait apparaître de nouveaux outils pour « faire solidarité » à l’échelle globale, comme Whatsapp ou les cagnottes en ligne, mais on retrouve déjà ces chaînes de solidarité sous différentes formes aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Au fil du temps, avec les lettres d'abord, puis le télégraphe, le téléphone, etc., les circulations d’information sont facilitées et permettent de « faire communauté » au-delà de la distance. Mais finalement, ces mutations technologiques successives facilitent quelque chose qui existait déjà auparavant et qui s’appelle l'interconnaissance. » 

Prenons deux exemples, éloignés dans le temps et l’espace. Le premier concerne les voyageurs et voyageuses qui, dans les villes italiennes de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne, se regroupent par origines : c’est par exemple le cas des Allemand·es qui descendent dans les mêmes auberges à Venise (Il San Giorgio, Il Leone Bianco, L’Aquila Nera), à Ferrare (Il Falcone) ou à Milan (I Tre Re), tandis que les Français·es de passage vont majoritairement à L’hôtellerie des Trois Rois à Milan, et à celle de Saint-Marc à Bologne (voir les articles de Rosa Salzberg et François Brizay référencés en fin d’article). Partout, ces formes de rattachements résidentiels sont rendues possibles par la transmission d’informations, parfois sur de longues distances, concernant la réputation de tel ou tel établissement à l’égard de sa clientèle étrangère. 

Un second exemple est celui d’une pharmacie de Fort Smith, en Arkansas, dans les années 1930, vers laquelle converge un volumineux courrier (lettres et télégrammes) ensuite renvoyé aux quatre coins de la diaspora tsigane – qu’il s’agisse de s’informer sur la localisation de tel ou tel groupe à travers le monde, de prendre des nouvelles de la situation économique locale, d’annoncer naissances, mariages et décès, ou encore de solliciter le secours de ses pair·es (voir l’article d'Adèle Sutre référencé en fin de l’article).

Il faut insister sur les compétences que demandent certains rôles : savoir transférer de l’argent, utiliser les lettres de change et les réseaux de crédit n’est pas donné à tout le monde, c’est pourquoi ce sont souvent des gens ayant l’habitude, notamment des marchands et toutes sortes d’intermédiaires, qui vont se charger des opérations.

Mafia : un réseau d’entraide pour les migrants italiens aux États-Unis

Avez-vous déjà entendu parler du théorème de Karinthy ? Établie en 1929 par l’écrivain hongrois Frigyes Karinthy, cette modélisation des relations humaines (également appelée « les six degrés de séparation ») postule que tout individu sur Terre serait relié à n’importe quel autre par une chaîne de connaissances personnelles composée tout au plus de six maillons. « Cette interconnaissance a toujours influencé les parcours de mobilité et les stratégies migratoires : les gens privilégient généralement les destinations où ils ont de la famille, des amis, des parents, des alliés… Et ces derniers jouent également un rôle essentiel dans l’intégration de ces populations. »

Pour le meilleur et pour le pire : on sait, par exemple, qu’une partie de la puissance de la mafia états-unienne était historiquement liée à sa capacité d’intégration des migrants italiens (majoritairement des hommes), en même temps qu’elle s’affirmait comme l’entreprise de prédation que nous connaissons. « C’était à l’origine un réseau d’amis qui t'accueillait, te trouvait un premier travail, potentiellement une épouse… Et en échange, tu travaillais pour eux pendant un moment », explique l’historien.

Dans ce pays (imaginaire) loin là-bas…

Au-delà de l’aspect pratico-pratique, ces réseaux de solidarité vont également venir façonner les migrations au niveau le plus intime : l’imaginaire. Les nouvelles mobilités viennent ainsi se greffer sur de plus anciennes, qui contribuent à rendre certaines destinations plus désirables que d’autres, car répondant à un horizon d’attente partagé. 

« J’en ai fait l’expérience directe lors d’un séjour dans un camp de réfugiés Yézidis en Grèce du Nord, qui aspiraient tous à se rendre en Allemagne plutôt qu’en France : la plus grande ouverture allemande aux réfugiés syriens pendant la grande crise de 2015, mais aussi la longue histoire migratoire de ce pays, avaient ainsi contribué à façonner l’image d’une destination accessible, en tous cas plus que la France. C’est ici une dimension essentielle : les réseaux de solidarité dont nous avons parlé révèlent des possibles qui sont en partie de l’ordre de l’imaginaire, et qui finalement naturalisent cet imaginaire. »

ARRIVER

Se fondre dans une foule

Une fois sur place, ce sont encore ces alliances qui déterminent la manière dont les nouveaux et nouvelles arrivant·es vont réagir. Ainsi, si certain·es vont chercher à s’immerger totalement dans leur nouveau décor, en faisant disparaître les marqueurs de leur identité passée, d’autres vont au contraire préférer se fondre dans un moule « communautaire », en surinvestissant par exemple leur langue ou leur identité religieuse, pour marquer leur appartenance. 

« Les réseaux de solidarité construisent un militantisme, par exemple pour faire apprendre la langue des parents aux enfants, que ce soit l’arabe ou le breton – car il ne faut pas oublier que ces problématiques façonnent aussi les mobilités au sein même de l’Hexagone, dans un contexte marqué par un fort souci d’ « homogénéisation » culturelle. On se retrouve devant des choix, des stratégies qui sont très intéressantes, car elles disent quelque chose sur la manière dont ces solidarités enserrent, encapsulent, déterminent les devenirs sociaux sur plusieurs générations. »

RESTER

Appartenir et faire appartenir

Dans une grande partie de l’Europe des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, les institutions de solidarité sont les corps juridiques autour desquels s’organise la présence des populations migrantes et étrangères, lesquelles sont d’autant mieux tolérées qu’elles s’organisent pour ne pas peser sur le corps commun. 

« On voit par exemple que les structures juridiques d’entraide juives, grecques ou arméniennes sont acceptées à partir du moment où elles permettent de gérer les besoins de ces communautés, leurs pauvres, leurs malades, leurs mourants...
Finalement la solidarité a longtemps été une des clefs pour un certain nombre de communautés étrangères d’obtenir une reconnaissance locale. » 

Un constat qui renverse indéniablement le paradigme habituel, en montrant que la solidarité n’est pas le produit de la tolérance, mais bel et bien sa condition. C’est souvent le cas aujourd’hui encore : « L’exemple de l’aide médicale de l’État (AME), qui a été remise en question récemment, est assez parlant. On sait en effet qu’une grande partie des frais de santé des populations migrantes est prise en charge par les communautés elles-mêmes, ce qui montre que le débat est idéologique et bien éloigné de ce que sont réellement ces pratiques dans la réalité. »

Les épargnes collectives, un exemple de « micro-solidarité »

Dans cet esprit, nous pouvons évoquer l’exemple des « tontines », ces micro-organisations qui permettent de se reposer sur des mécanismes de solidarité communautaires pour faire face aux coups durs de la vie. Il s’agit de petites cotisations (quelques euros par mois, guère plus) organisées au sein de petits groupes de personnes, qui fonctionnent comme des caisses de secours, par exemple lorsqu’il s’agit de financer des funérailles. 

« On est sur des prélèvements extrêmement petits sur des salaires généralement très faibles, et cela montre vraiment une mise en action, une façon de signifier son appartenance à travers ce geste de solidarité. Aujourd’hui on trouve même des tontines virtuelles, avec Western Union par exemple, qui permettent à ces micro-réseaux de solidarité de devenir transnationaux ! »

La solidarité comme marqueur identitaire

La solidarité est donc aussi une manière de s’inscrire dans le groupe. « Il y a quelque chose de très politique, au sens premier de la politisation des individus, à participer d’un dessein collectif », note Mathieu Grenet. Aller toujours dans le même café, avec les mêmes personnes, faire les mêmes activités, c’est structurer son appartenance : « Performer son identité sociale, dans le sens de la donner à voir et à entendre, est aussi une manière de canaliser l’incertitude dans un monde social dont on ne maîtrise pas tous les paramètres », conclut le spécialiste.

 

 

Mathieu Grenet est enseignant-chercheur en histoire des migrations en Méditerranée à l'époque moderne à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, au sein du laboratoire Framespa - France Amérique Espagne, sociétés pouvoirs acteurs (Université Toulouse – Jean Jaurès).

 

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 Les dossiers Exploreur explorent un sujet en croisant le regard de plusieurs disciplines scientifiques. Journaliste : Naomi Vincent. Visuel : Caroline Muller et Delphie Guillaumé. Coordination et suivi éditorial : Catherine Thèves, Clara Mauler, Élodie Herrero.