Une foule peut en cacher une autre

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Cultures・Sociétés

Une foule peut en cacher une autre

Une foule peut en cacher une autre

C’est un champ inexploré, un impensé. Que fait la foule qui se déplace en centre-ville ? Eh bien elle transporte une foule de choses ! Cela peut paraître trivial, mais pour les trois sociologues toulousains qui observent les comportements piétons et cyclistes tout au long du XXe siècle, la question est capitale pour penser une ville du futur sans voiture. Un paramètre qui selon eux est trop souvent négligé par les pouvoirs publics qui se privent ainsi d’un levier important pour favoriser des mobilités douces et agréables dans les fourmilières urbaines.

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Il y a des évidences qu’on peine à voir. C’est là, sous nos yeux, aussi immanquable qu’invisible. Comme La lettre volée d’Edgar Poe, moins la clé de l’énigme est dissimulée, plus elle est difficile à trouver. Voilà la première réaction que l’on peut avoir lorsque l’on se penche sur les travaux de Franck Cochoy, Roland Canu et Cédric Calvignac. Ces trois sociologues de l’Université Toulouse - Jean Jaurès répondent en creux à une question : mais que fait la foule dans les centres-villes ? Figurez-vous que dans la majorité des cas, si elle se déplace, elle déplace aussi bien avec elle effets personnels et marchandises. « C’est un impensé. On confond toujours les usagers de la ville par leur mode de transport. Un piéton, un cycliste, un automobiliste… On ne s’intéresse jamais à ce qu’ils déplacent et transportent avec eux » s’amuse Franck Cochoy, co-auteur de L’ordinaire des mobilités douces

100 ans de vie piétonne à la loupe

Le trio de chercheurs s’est penché sur un siècle de vie piétonne à Toulouse, et plus particulièrement sur trois sites du centre-ville : l’incontournable place du Capitole, la très commerçante rue Alsace-Lorraine et le passant carrefour Lafayette. Ils ont étudié des centaines de photographies prises entre 1910 et 2011 pour scruter le comportement des passant·es au fil du temps. Au total, 600 personnes ont été passées à la loupe. De ces observations, il en est ressorti un enjeu souvent négligé : la logistique des mobilités douces

 

Rue Alsace-Lorraine, Toulouse : avant la première guerre mondiale, entre-deux-guerres, 1950-1970, 2011.
Rue Alsace-Lorraine, Toulouse : avant la première guerre mondiale, entre-deux-guerres, 1950-1970, 2011. Crédits : En haut à gauche : © Conseil départemental de la Haute-Garonne, archives départementales, fonds Labouche, 26 FI 31555 130. En haut à droite : © Conseil départemental de la Haute-Garonne, archives départementales, fonds Labouche, 26 FI 31555 817. En bas à gauche : © Conseil départemental de la Haute-Garonne, archives départementales, fonds Labouche, 26 FI 31555 130; 26 FI 31555 944. En bas à droite : © Roland Canu.

 

« Le piéton est le dernier maillon du transport de marchandises. On pense souvent à l’acheminement des matières premières à l’usine, des biens manufacturés de l’usine au magasin, mais très peu à l’acheminement des biens de consommation du magasin au domicile. Ou alors on l’envisage par défaut en voiture » explique Franck Cochoy. 

Or, lorsqu’il réalise ses achats en centre-ville, la·le consommateur·ice est à pied et doit donc transporter ses sacs comme elle·il peut. C’est ce que les chercheurs appellent « la logistique de consommation ». Et il se trouve qu’elle a considérablement évolué en cent ans.

« Plus la société de consommation progresse, plus le nombre de sacs augmente. »

En un siècle, le nombre de pièces transportées a triplé dans le cœur historique de la ville rose, passant de 0,29 sac par piéton·ne à 0,91. Pour bien comprendre ce que cela représente, rapportons cela à une plus grande échelle. Aujourd’hui, si l’on observe 1000 piétons et piétonnes qui traversent la place du Capitole, on comptera 910 sacs, soit près d’un par personne ! « Entre 1910 et 2011, la société a évolué. On se rend compte que plus la société de consommation progresse, plus le nombre de sacs augmente » analyse Franck Cochoy. Mais paradoxalement, la part de mains libres des Toulousain·es est restée stable, oscillant entre 75 et 79%, car les technologies ont évolué. Si jusque dans les années 80, les paquets étaient dans 90% des cas portés avec les bras, l’apparition du sac à dos et sa généralisation ont révolutionné cette logistique piétonne. Les marchandises se portent désormais sur le dos ou en bandoulière. 

Des piéton·nes qui ont plus d’un tour dans leurs sacs…

En envisageant la·le piéton·ne comme un·e transporteur·se de marchandises, les chercheurs portent un autre regard sur la foule et son comportement. Et c’est là le point de départ d’une nouvelle approche de l’aménagement urbain, comme l’expliquent Franck Cochoy et Cédric Calvignac, cette fois dans « Mort de l’acteur, vie des clusters ? Leçons d'une pratique sociale très ordinaire » (article publié en 2013 dans la revue Réseaux. Communication – Technologie – Société). D’après les auteurs, l’espace public est toujours pensé pour un piéton vu comme une personne marchant les mains vides et sans rien sur les épaules. Les charges transportées ne sont jamais prises en compte, or celles-ci ont une influence sur son comportement, en particulier lorsque la densité de piéton·nes augmente. Au milieu d’une foule par exemple, deux personnes qui marchent ensemble et transportent des marchandises auront tendance à se rapprocher l’une de l’autre et à placer leur sac à l’opposé afin de réduire au maximum l’espace occupé. L’objectif : mieux fendre la foule pour se déplacer plus facilement. 

« Une fois chargé, le périmètre du piéton s’élargit, entraînant frottement, inconfort et pénibilité. (...) Le confort ressenti au cœur de la foule [est] tributaire du taux d’équipement moyen des passants. »

« Les foules peuvent suivre, sans en prendre pleinement conscience, des réflexes conditionnés de respect des « territoires de soi » des personnes croisées. Ainsi, on a pu observer que les binômes se déplaçant au cœur de Toulouse réduisent la voilure de leur cluster, cet ensemble composé de leurs corps et des accessoires et objets qu’ils transportent, pour ne pas susciter d’offenses territoriales », détaille Cédric Calvignac.

Fig. 19. Port sur la tête
Port sur la tête - variations. Crédits : À gauche : Eugène Trutat, T083. Au milieu : Fonds Labouche, 26 FI 31555 70, © Conseil départemental de la Haute-Garonne, archives départementales. À droite : Eugène Trutat, T252.

Cette observation met ainsi en évidence une donnée trop peu souvent considérée : une fois chargé, le périmètre du piéton s’élargit, entraînant frottement, inconfort et pénibilité. Autrement dit, un piéton chargé est un piéton qui prend de la place. Ce serait alors une erreur de penser l’aménagement urbain au seul regard du flux de personnes, de calculer la largeur d’un trottoir par exemple, en ne prenant en compte que strictement le nombre de personnes qui l’emprunte.  « L’affluence, telle que considérée par les responsables publics et les aménageurs, relève de la comptabilisation et du traitement de foules d’individus « nus », c’est-à-dire non-équipés. Or, l’encombrement des espaces publics, le confort ressenti au cœur de la foule sont tributaires du taux d’équipement moyen des passants, un taux qui peut accroître la gêne, l’encombrement, sans pour autant reposer sur une fréquentation humaine de l’espace urbain majorée », précise Cédric Calvignac.

Même chose pour les transports publics. « Aujourd’hui, cette logistique piétonne n’est pas suffisamment prise en compte dans les bus, les métros ou les tramways. Il est très difficile de se déplacer en transport en commun pour aller faire ses courses ou transporter des charges encombrantes », souligne Franck Cochoy.   

Le vélo aux Pays-Bas : goût culturel ou politique publique réussie ? 

Pourtant, cette problématique est un enjeu crucial à l’heure de la transition énergétique. Pour limiter le réchauffement climatique, les scientifiques et les pouvoirs publics sont unanimes : il faut réduire l’usage de la voiture et favoriser les mobilités douces. Dès lors, il apparaît impératif de repenser l’espace urbain, encore majoritairement structuré pour un usage automobile. 

« Si nous voulons que les gens adoptent un comportement durable et fassent leurs courses à pied au centre-ville plutôt qu’en banlieue, si nous souhaitons en particulier favoriser la logistique piétonne plutôt que motorisée, il serait sage de prendre en compte les enjeux méconnus et inconscients de la logistique piétonne, de se soucier des petits détails de la vie sociale et matérielle, et de fournir aux acteurs des solutions plus durables capables d’en tenir compte » résument les trois chercheurs dans leurs travaux. 

 

En haut : le carrefour et les allées Lafayette, 1903 et 2011. En bas : la place du Capitole, 1911 et 2011.
En haut : le carrefour et les allées Lafayette, Toulouse, 1903 et 2011. En bas : la place du Capitole, Toulouse, 1911 et 2011. Crédits : En haut à gauche : © Conseil départemental de la Haute-Garonne, archives départementales, fonds Labouche, 26 FI 31555 71 1. En haut à droite : © Roland Canu. En bas à gauche : © Conseil départemental de la Haute-Garonne, archives départementales, fonds Labouche, 2626 FI 31555 335. En bas à droite : © Roland Canu.

 

Ainsi selon eux, un aménagement adapté conduirait à une hausse de l’usage aussi bien de la marche à pied que du vélo, comme ce qui a pu être observé aux Pays-Bas au cours du XXe siècle. Si aujourd’hui, le pays est mondialement connu pour son nombre délirant de cyclistes du quotidien, c’est avant tout grâce à d’ambitieuses politiques pro-vélo menées depuis des années, comme le rappelle l’économiste Frédéric Héran (dans « Pourquoi tant de cyclistes aux Pays-Bas ? » publié en 2015 dans Transports urbains), qui bat en brèche l’idée d’un goût pour le cyclisme supposément culturel. 

Mais heureusement, la foule a de la ressource et elle sait s’adapter, en investissant justement cet autre champ de la mobilité douce qu’est le vélo. Et ça aussi, Franck Cochoy, Roland Canu et Cédric Calvignac l’ont étudié. Ils ont constaté qu’au cours du XXe siècle, les équipements des cyclistes se sont multipliés. Par exemple, avant la première guerre mondiale, aucun des vélos, qu’ils ont pu observer, ne disposait d’un panier frontal. Trente ans plus tard, ce type de panier équipe 40% des deux roues, tout comme les porte-bagages et les sacoches latérales. Et aujourd’hui, ils semblent même entrer dans une nouvelle dimension avec le succès des vélos cargo électriques (qui diminuent la charge à transporter), parfois équipés d’imposants conteneurs, dont certains sont capables de transporter jusqu’à 250 kg. Des solutions qui là aussi prennent de plus en plus de place. Ce qui semble rendre d’autant plus urgent la mise en place d’aménagements urbains adaptés. 

 

 

Franck Cochoy est enseignant-chercheur en sociologie économique et sociologie des techniques à l’Université Toulouse - Jean Jaurès, au sein du laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires - Lisst (Université Toulouse - Jean Jaurès, CNRS, EHESS, ENSFEA, Institut national universitaire Champollion). Il est membre sénior de l’Institut universitaire de France.

Cédric Calvignac est enseignant-chercheur en sociologie économique et sociologie des techniques à l’Institut national universitaire Champollion, au sein du Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir - Certop (Université Toulouse - Jean Jaurès, CNRS, Université de Toulouse, MSHS Toulouse, Céreq, SMS).

 

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Les dossiers Exploreur explorent un sujet en croisant le regard de plusieurs disciplines scientifiques. Journaliste : Émilien David. Visuel : Caroline Muller et Delphie Guillaumé. Coordination et suivi éditorial : Catherine Thèves, Clara Mauler, Élodie Herrero.