Emporté·es par la foule…

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Maths・Ingénierie

Emporté·es par la foule…

Emporté·es par la foule…

Dans le tumulte d’une foule humaine se cache une mine d'informations. Qu’est-ce qui emporte les foules, entraîne ses comportements et opinions ? Comment nos émotions influencent nos décisions collectives ? Patrick Taillandier, chercheur en informatique, met en lumière les avancées de la modélisation des comportements collectifs - un champ émergent à l’intersection de la sociologie, de l'informatique et des neurosciences - qui s'attaque à la complexité des dynamiques des opinions, des décisions et des influences. 

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FOULES sentimentales

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Comment modéliser les comportements humains riches et complexes d’une foule, influencés et emportés par des émotions parfois irrationnelles ? Cette question est au cœur des travaux que conduit Patrick Taillandier, spécialiste de la modélisation à base d’agents au laboratoire de mathématiques et informatique appliquées de Toulouse (MIAT) du centre Occitanie-Toulouse de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE).

Vous avez dit agent ? 

Non, l’agent n’est pas un nom de code. C’est une entité autonome capable de prendre des décisions en fonction de son environnement et de ses objectifs. « L’agent peut être un individu humain, un groupe d’individus ou même un organisme biologique, selon le système que l’on souhaite modéliser », détaille le chercheur. Chaque agent agit selon des règles qui lui sont propres, mais ses interactions avec d’autres agents, de même nature ou non, peuvent faire émerger des phénomènes collectifs complexes. 

Patrick Taillandier a orienté son expertise sur la simulation multi-agents qui consiste à représenter des entités autonomes dans un système complexe pour en étudier les interactions et les dynamiques globales. « C’est l’émergence de ces comportements collectifs, à partir de règles locales simples, qui rend cette approche si puissante. »

De l’individuel au groupe

L’approche de la modélisation à base d’agents repose donc sur la représentation explicite des individus ou entités qui composent un système et de leurs interactions. On passe ainsi d'un niveau individuel à une vue d'ensemble : « Par exemple, en simulant des automobilistes dans une zone urbaine, on peut observer comment des décisions locales, comme accélérer ou changer de voie, génèrent des embouteillages systématiques ». De même, dans des modèles épidémiologiques (pour étudier les épidémies), chaque individu porteur d'un virus peut être représenté comme un agent interactif. L’étude de leurs comportements permet de prédire l’évolution d’une pandémie à l’échelle d'une population. 

Comprendre les dynamiques des opinions

Les modèles mathématiques et informatiques permettent d'explorer les mécanismes d'influence qui régissent la formation et l’évolution des opinions dans une foule. À l'ère des réseaux sociaux, ces travaux prennent une résonance particulière. Les algorithmes développés s'inspirent de théories sociologiques, comme celle des seuils d'adoption : un individu adoptera une opinion si suffisamment de personnes de son entourage l’ont déjà fait. Les simulations reproduisent ainsi des phénomènes bien connus, tels que la polarisation des opinions ou la propagation des fausses informations.

« En modélisant les interactions entre individus, nous identifions les points de bascule où une opinion minoritaire peut devenir majoritaire. » 

Ces travaux permettent d'anticiper les phénomènes de contagion sociale, utiles tant pour lutter contre la diffusion de fake news que pour promouvoir des comportements écologiques ou sanitaires. « Prenons l'exemple du végétarisme. Nous pouvons modéliser comment une personne influencée par des pair·es ou exposée à certains arguments peut adopter ce comportement. Ensuite, nous analysons l'effet global sur une population, à partir de différents types de messages et leurs portés ». Cette approche permet de tester des scénarios, comme la diffusion d’arguments environnementaux ou de campagnes de sensibilisation.

L’émotion au cœur de la modélisation

Entre 2020 et 2024, Patrick Taillandier a travaillé sur des projets axés sur la gestion des risques environnementaux et l’agriculture durable dans le delta du Mekong. « Le contexte vietnamien, avec ses spécificités culturelles et environnementales, m’a permis d’approfondir l’intégration des dimensions sociales et spatiales dans les modèles ». Il y a notamment mené des recherches sur la simulation du trafic routier, l’évacuation lors d’inondations et la sensibilisation au développement durable à travers des outils de réalité virtuelle et des jeux sérieux (une activité qui combine une intention informative « sérieuse » avec des leviers ludiques).

« Les émotions jouent un rôle crucial dans les décisions individuelles et collectives. Ignorer cet aspect reviendrait à passer à côté de l'essentiel. » 

Les modèles informatiques intègrent des facteurs psychologiques, comme le stress, l’empathie ou la peur, afin de mieux refléter la réalité. 

L’évacuation de la boîte de nuit en feu illustre le phénomène. « Nous avons simulé le comportement des individus pris dans une situation de panique. Les personnes ne réagissent pas de manière homogène : certaines cherchent une issue, d’autres protègent leurs proches… Ces différences influencent l’émergence de phénomènes globaux, comme les embouteillages humains ». De telles simulations ont permis de tester des stratégies d’évacuation plus efficaces, comme des plans d’évacuation échelonnés ou adaptés aux infrastructures locales.

Foules réelles, foules virtuelles

Dans le monde réel, les applications incluent la planification urbaine, la gestion des crises et la sécurité publique. Lors d'un festival, par exemple, il est possible de simuler les déplacements des foules pour éviter les points de congestion. En agriculture, d'autres modèles s'inspirent des foules humaines pour comprendre les interactions au sein de systèmes écologiques complexes, comme la pollinisation croisée entre différents champs. 

Dans le monde numérique, les réseaux sociaux sont des « foules virtuelles » où les comportements collectifs se manifestent à une échelle inégalée. Comprendre ces dynamiques est essentiel pour concevoir des plateformes plus responsables, qui limiteraient les phénomènes de radicalisation ou d’enfermement idéologique.

Patrick Taillandier et son équipe de recherche ont d’ailleurs exploré des scénarios participatifs, utilisant la simulation et la réalité virtuelle pour sensibiliser les jeunes au développement durable. « Nous avons conçu des jeux sérieux pour montrer aux étudiantes et étudiants comment leurs choix alimentaires impactent l’environnement. Ces outils interactifs permettent de passer d’une prise de conscience individuelle à une réflexion collective. »

Société modélisée : et l’éthique dans tout cela ?

Si la modélisation des foules reste une science en construction, ses promesses sont immenses. En éclairant les décisions politiques, en orientant les innovations technologiques ou en renforçant la résilience face aux crises, elle pourrait transformer la manière dont nous comprenons et gérons les comportements collectifs. 

Reste un défi éthique : comment utiliser ces modèles sans manipuler les comportements ou empiéter sur les libertés individuelles ? Patrick Taillandier conclut : « La modélisation est une aide, pas une fin en soi. Nos modèles ne prédisent pas l’avenir, mais explorent des futurs possibles dans de nombreux domaines. »

 

 

Patrick Taillandier est chercheur en informatique et modélisation au centre Occitanie-Toulouse de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement - INRAE, au sein du laboratoire de mathématiques et informatique appliquées de Toulouse - MIAT (centre Occitanie-Toulouse de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement - INRAE). 

 

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Les dossiers Exploreur explorent un sujet en croisant le regard de plusieurs disciplines scientifiques. Journaliste : Valérie Ravinet. Visuel : Caroline Muller et Delphie Guillaumé. Coordination et suivi éditorial : Catherine Thèves, Clara Mauler, Nadia Vujkovic-Bukvin.