De la ferme à la firme, le nouveau travail de la terre
Les nombreuses transitions que vit le monde agricole ont des effets sur les organisations sociales et économiques de la production. Tandis que l’accès au foncier agricole s’avère plus compliqué, de nouvelles façons de travailler la terre font leur apparition. L’économiste Geneviève Nguyen et le sociologue François Purseigle enquêtent sur les signaux faibles et mutations silencieuses à l’œuvre chez les acteurs l’agriculture.
Par Emmanuelle Durand-Rodriguez, journaliste
En visite au Salon de l’agriculture 2022, le président Emmanuel Macron évoquait « des entrepreneurs du vivant à ciel ouvert » pour nommer les agriculteurs d’aujourd’hui. Une expression destinée à englober les diverses facettes des métiers de la terre, de la nature, du végétal, de la forêt et du bois… Un changement de vocabulaire qui illustre aussi les profondes mutations du monde agricole désormais bien loin du modèle de l’agriculture familiale.
« Être agriculteur aujourd’hui, ce n’est plus du tout comme être agriculteur hier », explique Geneviève Nguyen, maîtresse de conférences en économie rurale à Toulouse INP-ENSAT. Tout a changé dans le travail de la terre : la formation, les techniques et technologies, mais aussi l’accès au foncier agricole et l’organisation même de la production et du travail.
Une agriculture hautement capitaliste
Depuis un peu plus de 10 ans, Geneviève Nguyen travaille sur le lien entre les mutations des entreprises agricoles et les modes d’accès au foncier avec le sociologue François Purseigle. Professeur à l’Institut national polytechnique de Toulouse, celui-ci dirige le département de Sciences économiques, sociales et de gestion de l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse (Toulouse INP-ENSAT).Tous les deux s’intéressent à ce qu’ils ont appelé « les agricultures de firme » depuis le projet de recherche « Agrifirme » soutenu en 2010 par l’Agence nationale de la recherche (ANR).
« Notre démarche », précise François Purseigle, « vise à rendre compte de l’émergence d’une nouvelle forme d’agriculture hautement capitaliste et de nouvelles formes de propriété du capital agricole. L’arrivée de nouveaux acteurs témoigne de l’apparition de formes d’organisations sociales et économiques de l’agriculture en rupture avec les formes familiales jadis consacrées par les grandes politiques de la seconde moitié du XXe siècle ».
Depuis ce premier travail commun, les deux chercheurs, s’appuyant sur une double approche économique et sociologique, continuent à caractériser ces mutations. Toute une équipe de recherche travaille désormais dans le cadre de Germéa, la première chaire d'enseignement et de recherche dédiée aux mutations des exploitations et entreprises de production agricoles. François Purseigle et Geneviève Nguyen en sont les co-titulaires.
« À travers cette chaire, notre objectif est de poursuivre les travaux de recherche tout en rendant leur financement transparent. Nos travaux sont soutenus financièrement par des coopératives agricoles, mais nous ne devons rien à nos mécènes. »
Des fermes aux allures de firme
Sous l’influence de l’éclatement du modèle familial des exploitations agricoles, de la globalisation et de la financiarisation des économies, les deux chercheurs décrivent l’évolution des exploitations agricoles vers une pluralité de types d’exploitation dont « certaines ‘aux allures de firme’ ». « Après plus de quarante ans d’un capitalisme agricole fondé sur la promotion d’une agriculture productiviste », l’heure est désormais à des formes inédites d’organisation de la production agricole parmi lesquelles les « firmes » de production agricole, expliquent Geneviève Nguyen, François Purseigle et Pierre Blanc dans l’ouvrage « Le nouveau capitalisme agricole : De la ferme à la firme ».
« Les grandes à très grandes entreprises agricoles enquêtées se distinguent des exploitations agricoles traditionnelles avant tout par leur taille et leurs extensions : par le rachat de plusieurs sites (ou d’entreprises du milieu agricole), en France ou à l’étranger, elles s’étendent sur un territoire vaste et s’organisent en une multitude d’entités différentes, agencées autour de holdings qui regroupent différentes sociétés et qui abritent les différentes unités de production pensées comme autant de centres de profit. Ces firmes de production agricole se distinguent par Ieur caractère entrepreneurial et leur capacité d’intégration ainsi que par une concentration productive, la substitution du travail par du capital, la multi-spécialisation, la standardisation, la maîtrise des maillons en amont et aval des chaînes de valeur et la maîtrise des services connexes.
Land managers et maîtres d’œuvre
Pour caractériser les différents types de « firmes » agricoles, le sociologue et l’économiste s’intéressent à plusieurs secteurs de production : grandes cultures, fruits et légumes, bovins et viande. Ils suivent les agriculteurs sur une longue durée avec une approche d’enquête mixte – observations de terrain, longues périodes d’immersion, approches quantitatives et statistiques descriptives -. François Purseigle a ainsi par exemple encadré la thèse de doctorat de Loïc Mazenc qui a réalisé quatre immersions et occupé des postes de salariés agricoles dans des grandes exploitations de fruits et légumes.
« On constate grâce à nos enquêtes que de nouvelles figures de l’entrepreneuriat prédominent », explique Geneviève Nguyen. « La propriété du foncier, le capital d’exploitation et la main d’œuvre elle-même étant souvent dissociées, différentes formes de délégation apparaissent, ainsi que de nouvelles figures professionnelles, comme par exemple celle de ‘land manager ‘ ou gestionnaire coordinateur qui sert d’interface entre la société de gestion, les propriétaires qui délèguent la gestion de leur exploitation et un pool d’entreprises de travaux agricoles. » Tout comme dans le secteur du bâtiment, apparaît en agriculture un nouvel « ensemblier » articulé autour des figures du « maître d’ouvrage », « maître d’œuvre » et « assistance à maîtrise d’ouvrage.
Quel acteur porte la transition écologique ?
Comment accompagner la transition agroécologique dans ce contexte et avec des formes d’entrepreneuriat devenues complexes à mesure que s’opèrent la dissociation entre propriété du foncier, travail opérationnel de la terre et capital d’exploitation avec des équipements de précision de plus en plus sophistiqués et coûteux ?
Cette nouvelle division sociale du travail agricole entre des entreprises de sous-traitance et un exploitant qui, pour diverses raisons, délègue tout ou partie des travaux agricoles, soulève nombre de questions opérationnelles et politiques, comme par exemple celle des subventions publiques, estime François Purseigle : « Celles-ci doivent-elles être versées aux propriétaires du foncier ou à ceux qui cultivent et s’engagent dans la mise en œuvre de pratiques agroécologiques ? Qui sera demain sur le tracteur dans les champs ? Dans un contexte d’urgence climatique, ces questions méritent d’être débattues et nous insistons sur la nécessité pour les décideurs politiques d’avoir une vision précise du monde agricole actuel. »
Qui pour travailler la terre ?
L’un des principaux changements auxquels l’agriculture française doit faire face est la perspective du manque d’agriculteurs. D’ici à 2026, 50 % des exploitants actuels auront l’âge de partir à la retraite et ne seront pas remplacés au même niveau. « C’est un défi considérable », précise François Purseigle. « Qui sera en mesure d’assurer l’activité productive agricole en France ? La question doit être posée, car celles et ceux qui cherchent à s’installer n’ont pas les mêmes aspirations que leurs ainés. » Ils ne se tournent pas vers la reprise d’exploitations existantes ou des formes d’organisation passées, mais plutôt vers une agriculture relevant d’autres schémas productifs et commerciaux.
« Certaines installations s’avèrent ‘instables’ », conclut le sociologue faisant référence aux tendances mises en lumière par L’Observatoire régional Installation Transmission de la Chambre régionale d’agriculture d’Occitanie.
« Le métier d’agriculteur a définitivement changé, on s’y projette avec des projets entrepreneuriaux différents et il n’est plus vécu comme une ‘assignation à résidence’. Mais cela signifie aussi qu’il y a urgence à s’interroger sur la façon de maintenir l’emploi et sur la capacité productive sur les territoires et de façon durable. »
Geneviève Nguyen, François Purseigle et Loïc Mazenc mènent leurs travaux au sein du laboratoire Agroécologie, innovations et territoires (INRAE / Toulouse INP).
Références bibliographiques
Guilhem ANZALONE, Geneviève NGUYEN, Bertrand HERVIEU, « Mutations des entreprises agricoles et nouveaux modes d’accès au foncier », In B. Chouquer et M.C. Maurel (eds), Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2019, p.165-190.
Geneviève NGUYEN et François PURSEIGLE, « Les firmes rizicoles en Camargue. Origine, diversité et évolution », in J.C. Mouret (coord.) Le riz et la camargue. Vers des agrosystèmes durables, Educagri éditions, 2017, p.323-338.
François PURSEIGLE, Geneviève NGUYEN, Pierre BLANC, Le nouveau capitalisme agricole : De la ferme à la firme, Presses de Sciences Po, 2017
François PURSEIGLE et Loïc MAZENC, Des cultures sous tensions. Les rationalisations des grandes entreprises agricoles, L’Année sociologique, 71, 1, 2021, p. 127-161