Un explorateur pour échantillonner les fonds océaniques

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Un explorateur pour échantillonner les fonds océaniques

dossier prototypes - explorateur sous-marin

Il ne fait pas plus d’un mètre d’envergure, a l’allure d’un barillet de revolver doté d’une trompe se terminant par une cloche. Cet objet insolite, n’en est pas moins une véritable prouesse technologique et scientifique. Lui, c’est le DEAFS : le DEep sea Autonomous Fluid Sampler. Créé par le laboratoire géosciences environnement Toulouse en collaboration avec l’entreprise TOP Industrie S.A.S et usiné à Toulouse. Sa mission, récolter en autonomie les fluides hydrothermaux de haute température au fond de l’océan. Et ses échantillons révèlent déjà de surprenantes découvertes.

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Dans l’équipe, les opérateurs et opératrices chargé·es de déposer le DEAFS sur le plancher océanique à 1700 mètres de profondeur, le surnomment « la Delorean des fonds », pour sa ressemblance avec l’assemblage qui orne la célèbre voiture de la saga cinématographique Retour vers le futur. L’anecdote que raconte avec amusement l’ingénieur d’études en techniques expérimentales du CNRS Alain Castillo, responsable technique du DEAFS, n’est pourtant pas si loin de la fiction, tant l’aventure paraissait improbable. 

Dix ans auparavant, en 2014, la chercheuse CNRS Valérie Chavagnac, géologue et géochimiste spécialiste des fluides hydrothermaux, vient le voir avec une demande aussi précise qu’inédite. Elle souhaite récupérer les émanations hydrothermales qui s’échappent du plancher océanique : des systèmes vivants aussi appelés fumeurs noirs. 

« Il faut imaginer de l’eau de mer qui s’infiltre dans la roche. Cette eau est chauffée à très haute température par une source de chaleur sous le plancher océanique, une chambre magmatique à 2500, 3000 mètres de profondeur. L’eau de mer se chauffe, puis son état change, une phase salée reste au fond et le reste sort sous forme de vapeur par des cheminées. C’est comme un geyser. C’est cela que nous récupérons » explique-t-elle. 

Un observatoire sous-marin autonome

En somme, il s’agit de prélever de l’eau dans de l’eau… Pour Alain Castillo qui n’avait jamais travaillé dans un tel contexte - le fond océanique - la demande, à ce stade, est réalisable. Mais la particularité du projet était de pouvoir échantillonner les fluides sur une année entière, grâce à un prélèvement autonome et régulier. C’est-à-dire de créer ce qui n’existait pas : un observatoire sous-marin des fluides hydrothermaux.

 

Le DEAFs prêt à être déposé en mer, avec V. Chavagnac et A.Castillo
Le DEAFS prêt à être déposé en mer, avec V. Chavagnac et A.Castillo © IFREMER/MOMARSAT 2017 

 

Jusqu’ici, la collecte de ces fluides se faisait à l’aide de grosses seringues en titane, lors de missions exploratoires. Ces prélèvements étaient non seulement ponctuels, mais nécessitaient la présence d’une équipe scientifique et technique pour manœuvrer les opérations. « Dans une logique d’observation longue, où on ne peut pas être sur place en permanence, la solution était forcément de poser quelque chose au fond de l’eau », relate Alain Castillo. « Sur le bateau, j’ai commencé à faire un schéma au feutre, qui ressemble beaucoup au DEAFS actuel. » Un cercle, fixé sur une structure, comprenant douze cavités abritant chacune une bouteille, est relié à une cloche. Cette dernière, posée sur la cheminée hydrothermale, aspire les fluides hydrothermaux et les stocke dans les bouteilles. 

« On a travaillé cinq ans dessus pour aboutir au premier prototype. » Mais entre ce qui est imaginé sur le dessin et la réalité, il y a tout un monde. 

Comme le souligne Valérie Chavagnac qui connait bien ces milieux, le fond de l’océan est précisément un autre monde. Dans les abysses, la température moyenne est de quatre degrés, la lumière n’existe pas, la pression hydrostatique (la poussée exercée par l’eau sur un corps) équivaut au poids de plusieurs avions, des courants parfois puissants balayent les profondeurs. Lorsque surgit une cheminée hydrothermale, ses émanations atteignent jusqu’à 400 degrés. La roche, l’eau de mer, la chaleur, en interagissant, produisent des réactions chimiques (fer, méthane… ). Placer un objet sur une longue période dans un tel environnement nécessite donc en premier lieu de penser sa résistance. 

« Dix années de réflexion, d’expérimentation, de problèmes, de réajustements. Et puis, un premier échantillonnage complet. » 

Le DEAFS est entièrement construit en titane, le seul métal qui supporte ces conditions extrêmes et reste insensible à la corrosion. « C’est un matériau complètement inerte chimiquement, ce qui permet aussi de faire des prélèvements non altérés », précise la géologue et géochimiste. L’équipe a ensuite imaginé un système de commande électronique permettant au dispositif de déclencher seul le prélèvement des fluides à fréquence programmée, une fois par mois. Pour la conception des éléments du DEAFS, le l'équipe du laboratoire GET a fait appel à l’entreprise Top Industrie, spécialisée dans les composants haute pression. L’Échantillonneur de fluide autonome en mer profonde était né. 

 

Installation du DEAFS en mer.
Le DEAFS installé sur le plancher océanique : la cloche (à l'avant) placée sur la résurgence de fluide hydrothermal permet la collecte dans les douze bouteilles (à l'arrière) © IFREMER/MOMARSAT2017  

 

En 2017, il est déposé au fond de l’eau par le robot Victor de la flotte océanographique française opérée par l’Ifremer (Institut Français de Recherche pour l’Exploration de la Mer). Le site choisi est situé au large du Portugal, non loin de l’archipel des Açores, où ont été identifiées une trentaine de résurgences hydrothermales. « C’est un endroit où le système est très actif. Le site fait un kilomètre carré, c’est l’un des plus importants de l’Atlantique. La faune y est abondante, la chimie extrêmement variée », explique Valérie Chavagnac. 

Les fumeurs, s’ils sont localisés, peuvent aussi surgir là où on ne les attend pas. Ce fut le cas cette année-là. « Quand on est revenu douze mois plus tard, l’un des câbles de connexion du DEAFS avait fondu parce qu’une émanation avait fait irruption juste en dessous », se souvient Alain Castillo. « On avait des prélèvements, mais pas sur la totalité de l’année », ajoute Valérie Chavagnac. « C’est le milieu naturel qui commande. On a rencontré plusieurs fois des problèmes, soit l’alimentation, soit une canule bouchée, ou carrément le contrôle commande qui avait pris l’eau. Il fallait tout refaire ». 

Retour au laboratoire pour reconstruire, ajuster, améliorer. Jusqu’à l’année 2022-2023. L’équipe remonte alors des profondeurs la toute première séquence complète d’une année d’échantillons de fluides hydrothermaux. Une première mondiale. Dont l’analyse va surprendre la chercheuse dès le début de ses observations.

« On est loin d'avoir compris le fonctionnement de ces systèmes et la génération de ces fluides très particuliers. »

L’indice qui va d’emblée interpeller Valérie Chavagnac est celui du pH dans les différents échantillons. Généralement très acides, les fluides hydrothermaux présentent logiquement un pH faible, autour de 3. Or, la géochimiste découvre d’importantes variations sur les douze mois. « Cela montre que le flux des fluides n’est pas continu, contrairement à ce qu’on a toujours supposé. Il y a des interruptions et des reprises d’activité. Comme les battements de cœur. C’est vivant ». Ces premières observations enthousiasment la chercheuse. 

Reste maintenant à analyser les chiffres et comprendre cette variation de percolation des fluides (la remontée des fluides à travers la roche). « Cela signifie qu’en terme de circulation, sous la roche, il se passe des choses. Il faudra corréler ce que nous dit la chimie avec d’autres données de surveillance comme la sismicité, la déformation de la croûte océanique… Nous pourrons alors en déduire des indices sur le chemin de percolation. » 

En remontant le parcours de formation des fluides hydrothermaux et en comprenant leur composition, Valérie Chavagnac remonte aux origines de la vie. Les émanations produisent les éléments dont se nourrissent les écosystèmes des grands fonds. Faute de lumière, c’est dans ces fluides qu’ils trouvent de quoi vivre. « Lorsqu’ils s’échappent, les fluides se diluent dans l’eau de mer. Leur température diminue rapidement sachant que la vie commence en dessous de 121°C. Ces zones de mélange entre le fluide hydrothermal chaud et l’eau de mer créent les conditions pour le développement des micro-organismes », précise la chercheuse. Ces mêmes micro-organismes sont à la base de toute vie sur Terre. 

Les douze échantillons récoltés par le DEAFS ouvrent là un vaste champ d’étude. Valérie Chavagnac imagine déjà de futurs croisements de données avec les effets de la marée et la pression hydrostatique. Relancer l’observation et les prélèvements sur une année pour voir ce qui se reproduit, identifier une éventuelle cyclicité et en définir le précurseur. Tout reste à faire. 

« Lorsque science et technique trouvent un même langage. » 

Et rien n’aurait pu se faire sans une communication commune entre scientifique, ingénieur technique, opérateurs et opératrices technologiques. « Il a fallu trouver un même langage », reconnait Valérie Chavagnac. « Ce projet, c’est la réussite de la science et de notre expertise technique, à laquelle on a associé les opérateurs et opératrices d’engins », souligne Alain Castillo. 

« À ces profondeurs-là, rien n’existe. On a imaginé et réfléchi ensemble le moindre détail, comme la poignée qui permet au robot d’agripper le DEAFS et de le déposer », poursuit l’ingénieur. Breveté par le CNRS et Top Industrie, le DEAFS est l’unique outil au monde en capacité de faire du prélèvement complètement autonome par grands fonds. Et cela intéresse bien sûr d’autres spécialités que la chimie. L’équipe a ainsi inventé un système pour les microbiologistes, afin de mesurer la température et récupérer les micro-organismes qui se développent autour des fluides. « Ce projet est pluridisciplinaire, c’est aussi ça qui est magnifique », conclut Valérie Chavagnac. Actuellement en maintenance à l’atelier, le DEAFS repartira en mission au fond de l’océan en août 2024.

 

 

Valérie Chavagnac est chercheuse CNRS en géologie et géochimie au sein du laboratoire Géosciences Environnement Toulouse - Observatoire Midi-Pyrénées – GET – OMP (CNRS, Cnes, IRD, Université Toulouse III – Paul Sabatier). Elle est membre de la Commission spécialisée instrumentation innovante transverse (CSIIT) de CNRS Terre & Univers ; co-responsable de l’équipe Couplage Lithosphère – Océan – Atmosphère (LOA) ; membre (personnalité qualifiée) du Comité ministériel de pilotage de l’objectif Grands Fonds Marins (Objectif 10 de France 2030).

Alain Castillo est ingénieur d’études CNRS en techniques expérimentales au sein du laboratoire Géosciences Environnement Toulouse - Observatoire Midi-Pyrénées – GET – OMP (CNRS, Cnes, IRD, Université Toulouse III – Paul Sabatier). 

 

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Les dossiers Exploreur explorent un sujet en croisant le regard de plusieurs disciplines scientifiques. Journaliste : Sophie Chaulaic. Visuel : Delphie Guillaumé. Coordination et suivi éditorial : Catherine Thèves, Clara Mauler, Sandrine Tomezak, Julie Pelletanne, Simon Leveque, Sylvie Etcheverry et Valentin Euvrard.