Ici, si tu cognes, tu gagnes

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Cultures・Sociétés

Ici, si tu cognes, tu gagnes

Ici, si tu cognes, tu gagnes

Vous avez reconnu le vers de Claude Nougaro inspiré par les souvenirs de son enfance toulousaine. Au XVIe siècle déjà, « si tu cognes, tu gagnes » était la devise des étudiants de l’université de Toulouse. Dans la « cité gasconne », mais aussi à Paris ou à Oxford, ce ne sont pas les cartables qu’on bourrait de coups de poings. En pleine Renaissance, la violence était endémique et le milieu estudiantin n’y échappait pas. Le plus souvent, c’est à coups de lames, et entre bandes organisées, que se terminaient les échauffourées. La violence collective réunit, attire et effraie.

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Le 14 avril 1540, Toulouse est en feu. Littéralement. Les étudiants viennent d’incendier les salles de cours de deux professeurs de droit réputés, Arnaud du Ferrier et Jean de Coras. Excités par leur méfait, plusieurs centaines de jeunes hurlent à qui veut l’entendre leur intention de faire flamber toute la cité. En même temps que la fumée, les Toulousains et Toulousaines ont senti le danger ; ils se sont rassemblés en milice pour mettre les incendiaires en fuite. Jusque tard dans la nuit, les étudiants sont traqués, certains ne trouvant leur salut qu’en perçant le mur d’enceinte – plusieurs se noieront dans la Garonne. Une centaine d’entre eux sont arrêtés par les miliciens ou par le guet, l’équivalent d’une police municipale. À l’origine de l’émeute, il y a un règlement de comptes entre deux « nations » étudiantes, Gascons et Espagnols, les premiers ayant agressé les seconds à coups d’épées. 

 

Le professeur de droit Guillaume Benoît, né et formé à Toulouse, en chaire face à ses étudiants cadurciens (1455-1516). (G. Benoît, Repetitio…, Fa B103) © Bibliothèque municipale de Toulouse / cliché G. Boussières
Le professeur de droit Guillaume Benoît, né et formé à Toulouse, en chaire face à ses étudiants (1455-1516). G. Benoît, Repertorium... repetitio © Bibliothèque universitaire de l'Arsenal, Université Toulouse Capitole / Tolosana

 

Pour nous aider à comprendre cette réalité turbulente des « nations », si caractéristique de la vie estudiantine du Moyen Âge jusqu’au XVIIe siècle, on peut compter sur l’historien Patrick Ferté, spécialiste de l’histoire des universités : « Dans cette société d'Ancien Régime, l'individu n'est rien, seul l'instinct grégaire permet de survivre, insiste le spécialiste. Il faut être relié à un groupe parental, social ou religieux. Ce qui explique pourquoi, venant d’un milieu d'origine lointain avec lequel ils ont coupé le cordon ombilical, les étudiants se regroupent naturellement en fonction de leur origine géographique en ce qu'on appelle les nations, c'est-à-dire des sous-ensembles du monde étudiant. »

L’esprit de meute… jusqu’à la dernière goutte de sang

Venus pour moitié de grandes villes comme Paris, Lyon ou bien sûr Toulouse, et pour moitié de bourgs ruraux, les étudiants sont « des déracinés sur le campus » selon l’expression imagée de Patrick Ferté. Or, devenir docteur en droit est un marathon qui peut prendre dix ans. À peine installés à Toulouse, les jeunes sont happés par l’une des « nations » regroupées dans trois vastes alliances : celle d’Espagne, celle de Languedoc (qui inclut aussi les nations de Gascogne et de Provence) et celle de France, la plus hétérogène, puisque par « Françoys » on désigne aussi bien ceux venus d’Île-de-France, du Périgord, de Normandie, du Dauphiné, de Bourgogne ou encore de Bretagne.  

Si, vues de l’extérieur, les nations peuvent avoir des contours nébuleux, en revanche, leur intérieur est fortement structuré. Elles sont dirigées par un bureau à la tête duquel se trouve un prieur, élu pour un an. Toutefois, ledit bureau reste à tout moment sous le contrôle démocratique des nationnaires qui peuvent le déchoir. L’appartenance est obligatoire. Chaque nation a ses statuts, ses fêtes, ses rituels, sa comptabilité (un droit d’entrée est exigé de chaque nouvel arrivant, appelé « béjaune ») et donc son trésor, son service de messagerie qui permet l’acheminement de l’argent que chaque étudiant reçoit de sa famille, et aussi son livre de délibérations dont un seul exemplaire, le livre des Provençaux (Liber Nationis Provinciae Provinciarum), a été conservé. Dans cette source précieuse, on lit que le prieur doit prêter serment de « maintenir [la nation] en tout et partout voire jusques à la dernière goutte de sang ». Nulle fanfaronnade dans cette formule : il faut la prendre au pied de la lettre. 

Sortez dagues, épées, pistolets et arquebuses !

En effet, en contrepartie de la solidarité qu’elle octroie, la nation exige une défense sourcilleuse de ses intérêts, au prix de toutes les violences. « Cela relève d’une mentalité archaïque, analyse Patrick Ferté, le combat renforce la cohésion du groupe. Il se crée une identité par les affrontements, par la bravoure, par ce qu’on suppose être la défense de l'honneur du collectif. Le parallèle qui a pu être établi avec les gangs de rue, comme ceux de Chicago dans les années 1920, me paraît très éclairant ». On se castagne pour un rien, un regard de travers, les beaux yeux d’une prostituée, une dispute dans une taverne, la rivalité avec d’autres bandes de jeunes, celles des compagnons maçons ou des bouchers. « Chaque nuit, il y a des tapages nocturnes, soupire l’historien, le pavé est ensanglanté chaque semaine. La vie quotidienne des Toulousains et Toulousaines est sans arrêt perturbée par ce désordre ». Car on ne s’arrête pas aux coups de poings ; les armes ne manquent jamais d’être dégainées. 

Dans Pantagruel, François Rabelais fait séjourner son héros à Toulouse, où il « apprend à jouer de l’épée à deux mains, comme est l’usance des écoliers de ladite université ». Par épée à deux mains, arme peu discrète et réservée à des mains expertes, l’écrivain exagère peut-être, mais les archives regorgent de mentions de dagues, d’épées, voire de pavés, de pistolets et d’arquebuses.

 

Description de la métropolitaine ville de Toulouse Université et siège du parlement de Languedoch - Direction des archives municipales de Toulouse
Description de la métropolitaine ville de Toulouse Université et siège du parlement du Languedoch, Boisseau, 1645 © Direction des archives municipales de Toulouse, II674

 

Le quartier étudiant, bâti autour de la rue du Taur, la rue des Cordeliers et la rue des études ou rue des Lois, est le plus à risque. La nuit, la jeunesse y bénéficie d’une quasi impunité car le guet l’évite, le campus lui étant interdit. Dans les écoles et les collèges, bâtis pour abriter des salles de cours, la violence n’est pas rare. Même les places les plus éloignées du quartier des études sont un enjeu, car nations étudiantes et autres groupes sociaux de jeunes s’y affrontent pour le contrôle de l’espace public, notamment lors du carnaval et des fêtes du premier mai. Comparable au Pré aux Clercs à Paris, la chaussée du Bazacle, proche de la Garonne, est même le lieu de tous les règlements de compte, voire de tous les crimes. Pour les Toulousains et Toulousaines, seules les périodes de vacances, l’été, à Noël et à Pâques, offrent un répit.

Alors que, de nos jours, la violence a largement déserté les facultés, comment comprendre celle de ce temps-là ? Patrick Ferté rappelle les recherches de son collègue Robert Muchembled : « Il faut bien comprendre que, dans ce XVIe siècle, toute la société est violente, que ce soit au sommet de l'État ou à la base. Dans la haute noblesse, on ne sait ni lire ni écrire, mais on est ultra-violent. Le roi de France lui-même n'hésite pas à faire assassiner. À Toulouse, presque toutes les semaines, il y a des exécutions, à la hache ou par pendaison, et ça attire des foules, c'est un spectacle. Dans ce contexte, les étudiants n'ont pas à être plus dociles que les autres. » Le contexte des guerres de religion ne sera qu’un motif de plus d’en découdre. 

L’université contre les Toulousains 

D’autres pratiques, plus spécifiques à la classe étudiante, peuvent jouer un rôle aggravant : celle des jeux d’argent, par exemple, ou la consommation de vin. Sans parler de ce que le démographe Jacques Dupâquier appelait le « purgatoire matrimonial » : « L'âge du mariage est tardif, explique Patrick Ferté. C'est-à-dire que la sexualité des étudiants est réprimée. Pour ces jeunes qui ont l’âge de nos actuels collégiens et lycéens, grosso modo entre 12 et 25 ans, il y a une débauche d'énergie dans des affrontements. »  

Sans parler d’une particularité très toulousaine : « L’université y a été créée à la suite de la croisade des albigeois [proclamée par l’Église catholique contre les doctrines remettant en cause ses dogmes] pour désintoxiquer l'intelligentsia de cette hérésie que nous appelons aujourd’hui le catharisme et qui s'y est développée jusqu'au XIIIe siècle. Autrement dit, l'université avec ses privilèges et ses immunités fiscales est un monde introduit par l’Église en milieu hostile. Elle sera toujours un isolat. Les professeurs, exemptes d’impôts locaux, sont considérés comme les ennemis des capitouls, les magistrats qui administrent la ville. Les étudiants épousent et perpétuent cette animosité entre l'université et la ville. »

Bien entendu, les autorités ne restent pas sans réagir.  Les capitouls, tout comme le parlement de Toulouse qui représente localement le roi, multiplient, parfois avec frénésie, les arrêts d’interdiction de port d’armes pour les étudiants… en pure perte ! Même l’interdiction des nations en 1531 par les deux autorités, avec interdiction d’en forger de nouvelles, n’empêchera jamais ces institutions de continuer à parader au grand jour au son des hautbois et des tambourins. Les capitouls ne peuvent que constater leur impuissance. 

Du côté des parlementaires, en revanche, une vraie duplicité est à l’œuvre. Car la plupart de ces magistrats ont fréquenté les mêmes bancs jadis, et participé aux mêmes rixes. Tout paradoxal que cela paraisse, ils savent que ces violences sont des rites d’insertion dans la société des adultes. D’ailleurs, nombre de ces apprentis-juristes sont de futurs collègues, à quoi bon les accabler ? En conséquence, plus d’une fois le parlement a cassé les sentences des capitouls en faisant preuve d’une grande mansuétude pour les fauteurs de trouble.

La monarchie absolue capte à son profit le droit de violence collective  

Lors des incendies de 1540, néanmoins, il voudra châtier pour l’exemple. On l’a vu, c’est une confrontation entre Espagnols et Gascons qui mit le feu aux poudres. Mais les autorités toulousaines ayant puni le meneur, l’esprit de corps universitaire a joué, et toutes les nations se sont alors liguées contre les Toulousain·es. Au final, le meneur, Pierre Trilheton de Bordeaux, est étranglé et pendu, six autres étudiants écopent d’une amende ou d’un bannissement. Bien insuffisant toutefois pour faire cesser les violences qui se poursuivront au-delà du XVIe siècle. 

« Le grand changement apparaît avec Richelieu et Louis XIV, constate Patrick Ferté, c'est la monarchie absolue qui capte désormais à son profit la violence collective : les duels sont interdits, on ne peut plus mettre son épée au service de son honneur personnel, seulement au service du roi. Quant aux nations étudiantes, elles vont perdre leur intérêt en raison du raccourcissement des études de droit sous Louis XIV. Désormais réduites à quelques mois, elles n’imposent plus cet isolement interminable à l'étudiant qui devait trouver du soutien autour de lui. » Quoique non linéaire, cette lente atténuation de la violence sociale constatée un peu partout en Europe a fait entrer notre continent dans ce que le sociologue allemand Norbert Elias a nommé la « civilisation des mœurs ».

 

🔎​ Toulouse en feu : Jean de Coras narre l’« incroyable désastre » dont il a été témoin

 

Extrait du Livre des recteurs de l'université de Toulouse, Université de Toulouse (1229-1793), 20 et 195 feuillets (dont 7 blancs) ; 320 x 230 mm, Document numérisé d'après le Ms 1, de la Bibliothèque universitaire de l'Arsenal (SCD Toulouse 1), consultable en ligne © Bibliothèque universitaire de l'Arsenal
Extrait du Livre des recteurs de l'université de Toulouse (1229-1793) © Bibliothèque universitaire de l'Arsenal

Les incendies du 14 avril 1540, dont il est fait mention dans cet article, nous sont notamment connus grâce à un récit manuscrit de l’humaniste et professeur de droit Jean de Coras, conservé à la bibliothèque universitaire de l'Arsenal à Toulouse. 

C’est un témoignage de premier plan sur la révolte étudiante toulousaine. Jean de Coras le rédige tout de suite après les évènements qui le concernent directement puisque l'un des auditoires incendiés est la salle où il donne ses cours et qu'il est à cette date recteur de l'université de Toulouse. 

 

« L'incendie des écoles toulousaines » (« Scholae tholosanae incendium »), Jean de Coras, Livre des recteurs de l'université de Toulouse (1229-1793) © Bibliothèque universitaire de l'Arsenal
« L'incendie des écoles toulousaines » (« Scholae tholosanae incendium »), Jean de Coras, Livre des recteurs de l'université de Toulouse (1229-1793) © Bibliothèque universitaire de l'Arsenal

Son récit « à chaud » intitulé « L'incendie des écoles toulousaines » (« Scholae tholosanae incendium ») laisse transparaître l'émotion du juriste : « Un incroyable désastre inédit et inouï est arrivé à Toulouse le 14 avril 1540 » (« Nova incredibilis et inaudita clades anno supra millesimum quadragesima et die quarta decima apud Tolosam accidit »).

Ce document figure dans un registre manuscrit sur parchemin, daté des XVe et XVIe siècles, parfois désigné sous le nom de « Livre rouge ». Sur les pages de ce « Livre des recteurs  »  étaient recopiés et conservés les textes importants liés à l’institution. Parmi eux, ses statuts (dont le plus ancien date de 1310) et des événements importants (tels que la visite de François Ier à l'université en 1533 et ce récit de l'incendie).

Marielle Mouranche, conservatrice au service du patrimoine écrit de la Comue de Toulouse (communauté d'universités et établissements de Toulouse), a réalisé une analyse de ce texte disponible sur Tolosana, la bibliothèque numérique patrimoniale des universités toulousaines.

 

 

Patrick Ferté est enseignant-chercheur en histoire, maître de conférences émérite, à l’Université Toulouse - Jean Jaurès, au sein du laboratoire Framespa - France Amériques Espagne sociétés pouvoirs acteurs (Université Toulouse - Jean Jaurès). Il est membre de l'équipe Studium qui se consacre à l’histoire de l’éducation, de l’enseignement, des institutions scientifiques, et à la diffusion culturelle et scientifique, du Moyen Âge à nos jours. L'équipe étudie les régulations et normalisations produites par les institutions éducatives, scientifiques et culturelles, tout en réfléchissant aux phénomènes hors-normes, comme les processus d’innovation, les stratégies de contournement ou les résistances à la norme. Elle s’appuie sur de larges corpus archivistiques.

Marielle Mouranche est conservatrice au service du patrimoine écrit de la Comue de Toulouse (communauté d'universités et établissements de Toulouse) et auteure-contributrice de Tolosana, la bibliothèque numérique patrimoniale des universités toulousaines.

 

Aller plus loin

 

Les dossiers Exploreur explorent un sujet en croisant le regard de plusieurs disciplines scientifiques. Journaliste : Olivier Voizeux. Visuel : Caroline Muller et Delphie Guillaumé. Coordination et suivi éditorial : Catherine Thèves, Clara Mauler, Elodie Herrero, Sandrine Tomezak.