L' e-réputation passée à la loupe des chercheurs

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Droit・Entreprises

L' e-réputation passée à la loupe des chercheurs

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© Prateek Katyal, by Unsplash

Vous tweettez ou commentez en ligne des actualités ou des publications sur Twitter, Facebook ou Instagram ? Vous aimez donner votre avis sur des sites marchands ou prodiguer des conseils sur des sites d’information ? Tous ces écrits que nous produisons en ligne font désormais l’objet de nombreuses recherches en sciences humaines et sociales, mais pour quelles raisons ?

Par Laurence Leveneur, enseignante-chercheuse à l'Université Toulouse 1 Capitole.

Analyser la circulation des idéologies en ligne

Les commentaires numériques sont étudiés comme autant de traces de certaines idéologies qui circulent sur internet. A travers eux, les chercheurs en sciences de l’information et de la communication ou en sociologie peuvent par exemple analyser la circulation des informations, des fake news, des discours haineux, des discours de fans, etc. Ces discours, bien que du fait d’une minorité au regard d’une majorité de lecteurs silencieux, sont autant de traces de la façon dont leurs auteurs ont interprété des informations et des contenus très divers (fictions, informations journalistiques, émissions télévisées, etc.).

Les réseaux socionumériques encouragent certaines façons de s’exprimer, ne serait-ce que par le nombre de caractères imposés ou les incitations à y exprimer des affects, à y partager des images ou des vidéos. Le fonctionnement même de ces dispositifs retient l’attention de ceux qui souhaitent étudier la façon dont les citoyens se saisissent des espaces publics numériques, ou comment ces espaces configurent et conditionnent leurs écrits. Les formats et codes spécifiques qui se développent sur ces espaces font également l’objet de travaux en sciences du langage ; l’on peut ainsi comparer les structures et les modalités de ces discours avec celles des conversations orales ou étudier les thèmes qui y sont abordés par les citoyens.

Ces nouvelles pratiques ont contribué au développement de nouveaux métiers, pour certains encore précaires et invisibles : les community managers, les influenceurs et les modérateurs intéressent désormais les chercheurs qui étudient ces professions naissantes, questionnent leur reconnaissance et bien sûr leur rôle dans la diffusion des idées en ligne. Cet aspect est d’autant plus crucial que les organisations, publiques ou privées, ont de plus en plus recours à leurs services, soit en interne soit par l’intermédiaire d’agences spécialisées dont l’objectif est souvent de nettoyer les comptes des commentaires haineux, discriminatoires, ou simplement critiques, ou au contraire d’inciter à commenter autour des marques afin d’augmenter leur « audience sociale ».

Les commentaires numériques portent donc en eux différents enjeux scientifiques mais également politiques, ils sont l’expression de certaines opinions publiques, le produit de nouveaux usages mais aussi de nouveaux métiers. Ils sont également devenus, en l’espace d’une dizaine d’années en France, une « denrée » commerciale…

L’audience sociale et les enjeux économiques de l’e-réputation 

Depuis quelques années, la gestion par les organisations de leur réputation en ligne fait l’objet d’un travail collectif au sein de l'Institut du droit de l'espace, des territoires, de la culture et de la communication (Idetcom), laboratoire composé de chercheurs issus de plusieurs disciplines (droit, Sciences de l’information et de la communication, sociologie).

En droit, les questions de l’utilisation des données utilisateurs par les organisations, du droit à l’oubli, de la régulation des discours haineux, de celle des nouvelles pratiques publicitaires, font ainsi l’objet de travaux variés.

À ces questionnements se mêlent ceux de chercheurs en sciences de l’information et de la communication qui travaillent sur l’impact du numérique sur les pratiques communicationnelles des organisations. Qu’il s’agisse de protéger leur image de marque, de renouveler leurs relations avec leur public ou avec leurs salariés actuels ou futurs, le numérique modifie en profondeur la communication de recrutement, en particulier vers des cibles jeunes. Comment les entreprises s’adressent-elles à eux sur internet ? Cette communication de recrutement fait-elle ses preuves ? Comment les jeunes la perçoivent-ils ?

Par ailleurs, avec le développement de l’intelligence artificielle, les entreprises ont investi dans des « agents conversationnels » ou « chatbots », qui doivent permettre de faciliter leur gestion de la relation client. Or les avatars choisis pour ces robots ou la façon dont ils s’adressent aux internautes font également l’objet de travaux au sein de ce laboratoire. Quels sont les choix opérés par les entreprises et les concepteurs dans la création de ces chatbots, que disent-ils des stéréotypes à l’œuvre dans ces discours automatisés ?

Enfin, parmi les types d’organisations étudiées figurent également les médias (journaux ou programmes audiovisuels), qui développent leurs communautés numériques et essaient ainsi d’engager leurs lecteurs/spectateurs. En très peu d’années, les forums hébergés par les sites des chaînes de télévision françaises par exemple ont été supprimés. Ces dernières ont concentré leurs efforts sur Facebook ou Twitter, outils majeurs de promotion et de prescription de leurs programmes. Ce déplacement des espaces de commentaires numériques, mais aussi des lieux de la consultation et du partage des contenus audiovisuels sur internet n’est pas neutre. Plusieurs études montrent qu’il implique une redistribution des rôles entre les diffuseurs traditionnels et les médias. Facebook, Twitter ou Youtube disposent des principales informations sur les profils des utilisateurs. En contrepartie, les commentaires générés sur internet accentuent les effets du replay et permettent aux chaînes de télévision de prolonger l’expérience de visionnage de leurs contenus. C’est dire l’influence aujourd’hui de ces pratiques sur la consommation médiatique…

Depuis janvier 2018, l’organisation d’un séminaire de recherche dédié à ces enjeux permet aux chercheurs de l’IDETCOM de croiser ces différentes approches, mais également d’inviter des collègues issus de différentes universités avec qui ils partagent ces questionnements. Ce lieu d’échanges permet d’aborder également des problématiques liées aux méthodes que l’on peut mettre en œuvre pour analyser ces données…

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Nouvelles données, nouvelles méthodologies

L’analyse des commentaires numériques soulève des difficultés méthodologiques : comment enquêter sur des données massives, en grande partie détenues par des opérateurs privés, et dont la valeur marchande grandit ? Le premier problème tient à l’extraction/la récolte de ces données. Si certaines plateformes, comme Twitter, facilitent ce travail via leurs API (interface de programmation applicative) et même collaborent avec des organismes français comme l’Institut national de l’audiovisuel qui, depuis 2011, archive une partie des sites et des tweets liés à l’audiovisuel et les rend accessibles aux chercheurs, la plupart des grands réseaux sociaux numériques gardent précieusement leurs données.

Et lorsque le chercheur parvient quand même à les récupérer, comment les analyser ? Sur Toulouse, pour répondre à ce problème, une équipe a développé des logiciels d’analyse quantitative comme IRAMUTEQ. Cet outil permet notamment aux équipes du Laboratoire d'études et de recherches appliquées en sciences sociales (LERASS) de produire des analyses fondées sur des données volumineuses.

Portrait Laurence Leveneur
Laurence Leveneur est enseignante-chercheuse en sciences de l'information et de la communication à l'Université Toulouse 1 Capitole. Elle enseigne à l'IUTde Rodez et mène ses recherches au sein de l'Institut du droit de l'espace, des territoires, de la culture et de la communication (Idetcom).

 

 

Mais ces corpus massifs soulèvent toutefois des questions éthiques : comment peut-on garantir l’anonymat des utilisateurs dont on étudie le propos et dont on doit, afin d’administrer la preuve d’un raisonnement, pouvoir le citer ?  La transparence des données utilisées et la volonté de proposer au public une science plus ouverte n’ont donc pas fini, avec le numérique, de renvoyer les chercheurs que nous sommes à leurs propres pratiques…

 

 

 

 

 

 

 

Références bibliographiques

Christophe Alcantara et Martine  Regourd (2017), « E-réputation : cadrage théorique d'un concept complexe et polymorphe ». In : E-réputation et influenceurs dans les médias sociaux : Nouveaux enjeux pour les organisations, Presses Universitaires du Québec (PUQ). Series “Communication - Relations publiques”

Laurence Calandri  (2016), « Quelle place pour le Conseil supérieur de l’audiovisuel face à l’Autorité de la concurrence et à l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes ? » In : Le droit de la régulation audiovisuelle et le numérique, Bruylant-Larcier. Series “Droit des technologies (Bruxelles)” p. 165-190.

Jean-Claude Domenget et Guillaume Sire (2017), « La professionnalisation des référenceurs aux prises avec le changement permanent ». Communication et professionnalisation (4).

Sylvie Laval (2017), « E-réputation organisationnelle contre e-réputation individuelle : quels arbitrages de la presse régionale française entre devoir d’informer et respect des internautes ? » In : E-réputation et influenceurs dans les médias sociaux : Nouveaux enjeux pour les organisations, Presses universitaires du Québec.

Laurence Leveneur (2017), « Tweets et humour : le cas du Gorafi. » Revue Mise au point- Cahiers de l'Affecav (n° 9).

Daniel Pélissier (2018), « Les dimensions communicationnelles du recrutement ». Hermès, 3 (82). p. 154-159.

 

 

 

Idetcom : Institut du droit de l'espace, des territoires, de la culture et de la communication de l'Université Toulosue 1 Capitole

Lerass : Laboratoire d'études et de recherches appliquées en sciences sociales (Université Toulouse III - Paul Sabatier, Université Toulouse - Jean Jaurès, Université Paul-Valéry Montpellier)