[The Conversation] - Laisser ses salariés « prendre du temps » pour favoriser l'innovation dans les organisations
Dans le cadre du management des activités innovantes, certaines grandes organisations font le choix d’allouer du temps libre à leurs collaborateurs. C’est par exemple le cas de Google, organisation pour laquelle la « règle des 20 % de temps libre » constitue l’une des facettes d’un dispositif de promotion de l’innovation plus étendu.
Par Lucie Puech, enseignante-chercheuse à l'Université de Toulouse III - Paul Sabatier.
Ce texte est publié dans le cadre du Concours Étudiants et Jeunes Chercheurs de La Fabrique de l'Industrie. L'auteure, Lucie Puech, en était finaliste dans la catégorie « thèses ».
Le « modèle » Google
Inspirée de ce que 3M ou Hewlett-Packard pratiquaient déjà, Google a étendu cette mesure à l’ensemble de ses ingénieurs (hors personnels administratifs). Cette organisation se voit ainsi reconnue pour la liberté qu’elle octroie à ses salariés : elle leur donne la possibilité de consacrer 20 % de leur temps (ou une journée de travail par semaine) à un projet de leur choix.
Pour cela, le salarié initiateur du projet peut mobiliser d’autres salariés, qui eux aussi, pourront dédier jusqu’à 20 % de leur temps à l’aider à développer ce projet. Ce faisant, des start-up internes non vraiment formalisées se forment progressivement ; elles permettent notamment de contrebalancer l’inertie ou encore la bureaucratisation, « forces naturelles » concomitantes de l’expansion économique, mais aussi reconnues par les grands théoriciens des organisations (Burns & Stalker, 1961 ; Mintzberg, 1982) comme des freins au dynamisme entrepreneurial.
À en croire les vives réactions suscitées par l’évocation de l’arrêt potentiel de cette mesure en août 2013, le regard porté sur cette mesure apparaît largement positif. Elle est en effet souvent mise en avant car emblématique d’une nouvelle façon de gérer les organisations du 21e siècle, faisant de Google un modèle qui révolutionnerait les pratiques managériales, comparable à Ford pour l’automation ou à Toyota pour la démarche qualité.
Au centre : la gestion du temps
Ce type de choix relatif au management de l’innovation s’inscrit dans un contexte économique et social plus large marqué par une attention croissante portée au temps : les organisations, tout comme l’ensemble des acteurs de la société, semblent ne plus pouvoir épargner son intégration dans leur quotidien.
Sentiment d’accélération, envahissement de l’urgence prenant le pas sur les activités à caractère important, développement des pratiques de lean management, ou encore enjeux stratégiques relatifs à la gestion des délais et du temps, en témoignent certainement.
Contraintes par des exigences de rentabilité fortes et la nécessité de maintenir et/ou de développer de nouvelles sources d’avantage compétitifs, toutes les fonctions de l’entreprise, les départements de R&D n’en étant pas épargnés, se voient ainsi soumises à cette pression croissante sur le temps dans leurs logiques de gestion.
Cette problématique relative à la diminution du temps disponible nous est apparue d’autant plus prégnante lorsque l’on traite d’intrapreneuriat, aussi nommé entrepreneuriat organisationnel, thème faisant l’objet de travaux dès les années 1980. Définies par Sharma & Chrisman comme « un processus par lequel un individu ou un groupe d’individus, en partenariat avec une organisation existante, crée une nouvelle organisation, instille de la revitalisation, ou innove au sein de cette organisation », les activités intrapreneuriales émergent généralement en dehors des tâches prescrites courantes, et ne disposent pas de ressources a priori allouées. Bien que souffrant d’un manque de ressources dédiées au moment de leur émergence, ces activités intrapreneuriales revêtent une importance capitale pour le renouvellement des activités de l’organisation.
Si la littérature académique concernant la mise en œuvre de l’intrapreneuriat nous permet de comprendre que l’organisation est en mesure d’agir pour soutenir les initiatives intrapreneuriales spontanées, que l’existence de temps libre constitue l’un des facteurs favorables à l’intrapreneuriat, notre étude permet d’analyser en profondeur la contribution du temps à l’intrapreneuriat.
Ressources temps et processus intrapreneurial
Le processus intrapreneurial se déroule selon trois étapes : identification, poursuite et développement d’opportunités innovantes. Nous l’avons examiné dans le cadre d’une étude empirique menée dans un centre de R&D d’une grande entreprise française du secteur énergétique (ENGIE).
Les résultats obtenus permettent de souligner la dimension qualitative du temps lorsque celui-ci est utilisé dans le cadre des activités intrapreneuriales. En ce sens, les différentes étapes du processus intrapreneurial ne se nourrissent pas des mêmes formes de temps.
Si l’identification et le développement d’opportunités innovantes s’appuient principalement sur des temps que nous avons qualifiés de « classiques » (c.-à-d. qui s’apparentent au « temps de travail ») tels que le Temps projet ou le Temps collectif organisé, la poursuite de l’opportunité nécessite des formes de temps qui se situent davantage en marge du temps de travail réglementaire. Il s’agit de Temps off, de Temps distrait-dérobé d’un projet, ou encore de Temps personnel-privé. Le Temps collectif informel participe largement tant à l’identification d’idées qu’à leur poursuite, soulignant en cela, la dimension collective des processus innovants (cette classification des formes de temps plurielles impliquées dans le processus intrapreneurial a fait l’objet d’une récente publication).
En outre, nous observons que le temps qui participe au processus intrapreneurial (notamment à ses deux premières composantes – Identification et Poursuite de l’opportunité innovante) se caractérise par une qualité singulière, identifiée comme étant de la disponibilité d’esprit.
Celle-ci s’apparente à la capacité de pouvoir se détacher du quotidien, soit pour laisser son esprit se promener (Disponibilité d’esprit – Vagabondage), soit pour se concentrer sur un sujet innovant (Disponibilité d’esprit – Focalisation), soit pour partager un moment collectif informel, qui peut prendre des formes diverses, mais se traduit par une forme de réceptivité vis-à-vis des sollicitations des pairs (Disponibilité d’esprit – Autrui).
Enfin, nos résultats soulignent que, même lorsque l’organisation encourage et soutient les activités innovantes à travers un ensemble de moyens tangibles et intangibles, il est nécessaire que les acteurs fassent preuve de proactivité vis-à-vis des ressources temps.
Les temps, que nous qualifions d’autosaisis, c’est-à-dire dont les acteurs s’emparent délibérément (Temps off, distrait-dérobé d’un projet, personnel-privé, et collectif informel) participent, en particulier, à la seconde étape du processus intrapreneurial.
Ce faisant, il semble que la poursuite des opportunités (Composante 2) s’appuie dans une large mesure sur des temps dont l’existence même découle de la volonté des acteurs à les mobiliser : ils sont donc autosaisis.
Or nous observons que ces temps, mobilisés de manière proactive, sont aussi généralement dotés de disponibilité d’esprit ; ils s’apparentent donc à des temps de qualité qui contribuent à la mise en œuvre des activités intrapreneuriales.
Laisser les innovateurs « prendre du temps »
En somme, nos résultats permettent de défendre l’idée que, pour conduire des activités intrapreneuriales,
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la qualité du temps importe davantage que sa quantité ;
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que la disponibilité d’esprit constitue la qualité essentielle des temps qui servent le processus intrapreneurial ;
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les temps autosaisis sont aussi ceux qui semblent disposer de disponibilité d’esprit.
Ceci nous amène donc à suggérer que, pour encourager les activités intrapreneuriales, il serait préférable de laisser les acteurs prendre du temps, qu’ils s’y sentent autorisés et incités, plutôt que l’organisation leur en octroie de façon systématique.
Ces résultats suggèrent des pistes de réflexion à destination d’un public de managers. Nous témoignons d’abord de l’intérêt de considérer la dimension qualitative du temps impliqué dans le processus intrapreneurial, et de dépasser ainsi une approche du temps seulement en termes quantitatifs.
Nous précisons en outre le caractère proactif du comportement intrapreneurial dans son rapport aux ressources temps, autrement dit la nécessité pour les acteurs de mobiliser volontairement du temps. Cette capacité d’autosaisie de temps revêt un intérêt tout particulier lors de l’étape intermédiaire du processus intrapreneurial (la poursuite), lorsque l’opportunité innovante a été identifiée mais qu’elle nécessite une phase d’exploration avant d’être développée dans le cadre d’un projet formalisé.
Pour que cette autosaisie de temps puisse opérer, des « espaces-temps » (des temps mous non programmés à des activités prescrites, du slack organisationnel) doivent exister au sein de l’organisation. Ceux-ci pourraient se concrétiser au travers d’une adaptation du dimensionnement des projets de R&D, ou encore en intégrant aux livrables attendus par les clients une ligne dédiée à la proposition d’idées nouvelles.
Dans ces cas-là, il revient toujours à l’acteur de décider de prendre du temps, de décréter le moment où il préfère le mobiliser, garantissant alors que ce temps soit autosaisi et de qualité (c’est à dire avec disponibilité d’esprit).
En suggérant qu’il est préférable de laisser prendre du temps, plutôt que d’en donner, nous glissons progressivement vers l’idée qu’il existerait une compétence particulière à savoir « mobiliser du temps ». Cette compétence permettrait de maintenir un équilibre entre possibilité d’autosaisie de temps (traduisant une forme de gain d’autonomie et de liberté) d’une part, et l’exigence managériale légitime d’autodiscipline (assurant la réalisation des activités courantes prescrites) d’autre part.
Aussi est-il possible d’envisager que les managers soient incités à développer chez leurs collaborateurs une telle compétence, en lien avec les capacités de jugement de chacun, par le biais d’un dialogue de confiance ; il s’agirait en somme d’apprendre (ou peut-être de réapprendre) à prendre du temps, son temps.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.