Intelligence artificielle : une future arme anti-stress ?

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Maths・Ingénierie

Intelligence artificielle : une future arme anti-stress ?

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© Tonik, by Unsplash

Comment gérer une crise difficile et imprévue lorsqu’on pilote un avion ou pendant des négociations policières avec des terroristes ? Frédéric Dehais cherche à comprendre le fonctionnement du cerveau en situation de panique, Pascal Marchand décortique de son côté les mots employés pour gérer une situation de crise. Regards croisés pour imaginer comment l’IA peut aider la prise de décision en cas de grands stress. Un entretien à découvrir dans Investiga’Sciences.

Par Valérie Ravinet, journaliste. Podcast enregistré le 4 juin 2020 à Toulouse.

Morceaux choisis

Méthodes d’analyse

Frédéric Dehais : « L’ergonomie s’intéresse de manière subjective aux facteurs humains, en analysant les comportements, sur le terrain, de quelques individus, tandis que les neurosciences placent les personnes en laboratoire, dans des situations éloignées de la vie quotidienne et observent les réactions à des stimuli. La neuro-ergonomie consiste à mixer ces deux approches. »

Pascal Marchand : « Dans les négociations policières, les parties prenantes sont d’emblée dans un conflit. Le travail de recherche a consisté à analyser les dialogues pour en formaliser les éléments et distinguer les situations qui permettent des sorties de crise positives de celles qui se terminent par un échec des négociations, déclenchant alors des interventions policières ».

Réactions modifiées par le stress

FD : « En période calme, face à une situation complexe, on sollicite le cortex préfrontal, qui joue en quelque sorte le rôle de chef d’orchestre : les fonctions exécutives de mémoire, de décision, de planification se comportent à la perfection. Lorsqu’on est stressé, ce cortex s’éteint et propose des réponses stéréotypées, qui peuvent s’avérer inadaptées lorsqu’on est devant une situation nouvelle. Il faut s’entrainer pour avoir les bons réflexes face à des situations nouvelles ».

FD : « Parfois, les pilotes en panique vivent une sorte de régression, activant des codes ancestraux dans nos cerveaux. On parle de stress « débilitant », avec des gestes de repli sur soi. »

FD : « On a constaté dans les avions que les alarmes ne sont ni vues ni entendues ; on parle d’aveuglement ».

PM : « Ce qui est stressant pour le négociateur : c’est l’inconnu. S’il peut disposer d’un grand nombre de situations pour les étudier, il pourra se souvenir d’une situation comparable lorsqu’il sera en action. L’inconnu se transforme alors en une situation partiellement connue. Le deuxième facteur de stress pour un négociateur, ce sont les conséquences de ses actes : ce que je dis va-t-il provoquer une amélioration ou une dégradation dans l’échange avec le terroriste ou le preneur d’otage ? ».

Dynamique de checklist

PM : « Dans nos recherches pour le raid, nous avons évalué deux modèles : celui de la complémentarité des émotions et celui de l’imitation. En situation de crise, il faut jouer sur les deux approches. Des modèles animaux, d’approche -la colère, la joie- ou d’évitement -la peur, la tristesse-, sont à l’œuvre. Si l’interlocuteur est dans une émotion négative d’approche -la colère-, le négociateur peut adopter une stratégie positive de même nature, en jouant sur l’empathie par exemple. Les séquences se succèdent sans linéarité, il faut s’adapter ». 

PM : « L’idée de mettre des procédures en place pour repérer certains moments critiques dans les échanges pour aider à prendre des décisions revient, dans une négociation policière, à établir, comme dans l’aéronautique, des « checklist » et séquencer les étapes dans les situations de crise ».

FD :« Aujourd’hui, dans le cockpit, il y a un couple à 4 : le pilote, le co-pilote, les instruments et le contrôle aérien. La coopération n’est pas toujours possible. Un commandant de bord prend une mauvaise décision, dénoncée par le copilote, et pourtant l’attitude et la décision du commandant de bord n’évolue pas et persiste dans l’erreur. En situation critique, tout se passe en une minute, il faut prendre en compte toutes les parties prenantes. »

Le rôle du temps

PM : « Il n’y a pas de durée de négociation fixée. Il s’agit de s’appuyer sur des indicateurs d’évolution de la discussion pour évaluer le pronostic favorable ou non de l’issue de l’échange. C’est parfois épuisant pour les policiers qui portent 35 kilogrammes de matériel sur eux ».

FD : « La fatigue et la lassitude ont aussi un effet d’extinction du cortex préfrontal et conduit vers des comportements irrationnels que l’on ne peut pas prédire. Le temps est l’ennemi en aéronautique, car tout se passe extrêmement vite. Il faut également noter qu’il est difficile de reproduire des situations de stress en laboratoire, on utilise le tic-tac des horloges que l’humain n’apprécie pas ! ».

Le rôle de la parole

PM : « « L’écoute est notre arme », disent les négociateurs du Raid. C’est par la maitrise de l’interaction entre les parties que l’on parvient à une issue pacifiste de la crise. Avec des divergences de stratégies entre les pays : les américains ont dressé des protocoles entre les mots à employer et ceux à éviter - ils évitent le mot « otage » et nomme les personnes- alors qu’en France, nous n’avons pas observé de différence particulière à l’utilisation d’un mot ou d’un autre, tout dépend des contextes. Le négociateur est un constructeur de contexte, de protocole verbal, plus que de rhétorique ».

FD : « Dans un cockpit, lorsqu’il y a une panne, on est dans un contexte de conflit entre l’homme et la machine »

La place de l’IA dans la gestion du stress

FD : « Dans une plateforme volante, nous avons installé des outils de monitoring, des capteurs qui enregistrent l’activité cérébrale, auditive, oculaire pour décider d’adapter les interactions avec les machines et permettre de « reconfigurer le cerveau » vers une situation de calme. On peut jouer sur l’autonomie des instruments ou encore donner au pilote un retour visuel de son état de stress pour apprendre à se réguler ».

FD : « L’idée serait de doter le cockpit d’une intelligence artificielle lui permettant d’adapter sa réaction pour alerter le pilote en cas de problème, sans générer de panique, mieux comprendre des situations complexes et préconiser des tâches ».

PM : « A ce stade, l’utilisation d’une indexation générale de la langue n’est pas d’un grand recours dans les négociations policières ; l’usage d’un mot a priori négatif peut avoir une connotation très positive dans un échange. Il faudrait un corpus de données plus important pour que des évolutions avec l’IA soit possible, à moyen terme ».

 

À propos des intervenants

Frédéric Dehais est docteur en sciences cognitives, enseignant-chercheur à l’Isae-Supaero où il dirige le département Facteurs humains et neuro-ergonomie. Il est titulaire depuis 2015 de la chaire AXA "Neuro-ergonomie pour la sécurité des vols", un crédit rare attribué à moins d'une trentaine de chercheurs dans le monde. Au sein de l’institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle de Toulouse (ANITI), il est porteur de la chaire Technologie neuro-adaptative basée sur l'initiative mixte pour améliorer les équipes homme-machine.

Pascal Marchand dirige le Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales, un laboratoire pluridisciplinaire (LERASS) de l’Université Toulouse III - Paul Sabatier. Ses activités ont longtemps porté sur l’analyse des discours politiques et médiatiques avant de s’intéresser à la négociation en situation de crise aigüe, en collaboration avec le Raid, au niveau national.

 

Écoutez Investiga' Sciences #3

 

À propos d’Investiga’Sciences

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Investiga’Sciences est une série de podcasts scientifiques, dont l’objectif est d’explorer un sujet avec deux experts, dans un débat au long cours. Chaque épisode est dédié à un thème et croise les regards et les expériences pour comprendre ses enjeux, ses défis, ses perspectives. Créé par la journaliste Valérie Ravinet, ce projet est soutenu par ANITI et l’Université fédérale Toulouse Midi-Pyrénées. Ont contribué à la réalisation de cet épisode :  le dessinateur Ström pour le visuel,  le Studio du Cerisier pour la prise de son et le jingle.