Demain, une société augmentée ? Le pari assumé de César Hidalgo
Vivrons-nous demain dans une société augmentée, dans laquelle humains et robots auront appris à collaborer pleinement pour travailler, échanger, et même voter des lois ? C’est le futur qu’imagine le chercheur César Hidalgo, qui rejoint la Ville rose pour approfondir ses travaux en matière d’intelligence artificielle. Rencontre avec un chercheur optimiste et sans préjugé.
Reportage réalisé par Valérie Ravinet, journaliste et Hélène Ressayres, photographe.
Après quinze ans au Massachusetts Institute of Technology (MIT), le physicien César Hidalgo quitte Boston fin 2020 pour rejoindre les rangs de l’Institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle de Toulouse, ANITI. Il prend la direction d’une des 24 chaires de recherche du programme toulousain pour poursuivre ses travaux sur la « société augmentée » initiés outre-Atlantique.
« Je vais participer à un nouvel institut qui créé sa marque et part conquérir sa place dans le monde en matière d’intelligence artificielle. Le défi est passionnant ! »
Un scientifique créatif et sans frontière
Un père journaliste, une mère dans l’administration scolaire, la recherche scientifique ne faisait pas partie de l’environnement du jeune César. « Lorsque j’étais très jeune, je dévorais les suppléments scientifiques des journaux. C’était notre seul accès au savoir, internet ne l’avait pas encore démocratisé et les chaines de télévision ne s’y intéressaient pas », confie le chercheur.
« J’ai voulu être vétérinaire avant de m’orienter vers la physique. J’avais le sentiment d’appartenir à une culture occidentale productrice de sciences, d’inventions, de nouvelles formes d’art. Il m’était difficile d’accepter que la loterie du lieu de naissance oriente mes choix. »
Cette conviction le conduit du Chili aux États-Unis, d’abord à l’Université de Notre-Dame, dans l’Indiana, puis, son doctorat en poche, au Massachusetts Institute of Technology -MIT- où il évolue au sein du Collective Learning Group de Media Lab -MIT jusqu’à sa prise de fonction au sein d’ANITI.
Quand la physique aide à repenser l’économie
Pour le jeune chilien, la physique est un graal. « La physique est construite à partir de l’idée que les mathématiques sont vraies non pas parce qu’elles sont merveilleuses, mais parce qu’elles expliquent des phénomènes réels, qui peuvent être prouvés par des expériences, comme une danse entre théories et expériences », observe-t-il.
Ainsi, le docteur commence à s’intéresser aux systèmes complexes, composés d’éléments multiples aux interactions si nombreuses qu’elles agissent ensemble, s’adaptent, évoluent et créent de nouvelles lois. « C’est à cette époque qu’internet et les réseaux émergent et forgent un nouveau regard sur les phénomènes physiques tels qu’on les connaissait jusqu’alors. Je me suis mis à repenser à des sujets qui me tenaient à cœur, et notamment : pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres à produire de la richesse et de la culture ? ». Débutent alors des collaborations avec des spécialistes internationaux pour comprendre l'évolution du développement économique d’un pays non pas en examinant ses agrégats, comme le produit intérieur brut, mais en étudiant les combinaisons d'activités présentes dans un lieu donné pour prédire sa croissance future.
Dans son ouvrage, Why Information Grows, il relie l’idée de croissance économique à celle de croissance de l’information.
« En tant que système complexe, l'économie doit pouvoir configurer toutes les informations disponibles pour les rendre accessibles, la vie économique ne consistant pas seulement à créer de l’information, mais une information utile à tous »
écrit-il dans son ouvrage Why Informations Grows.
En parallèle de ce travail, le chercheur développe plusieurs plateformes de visualisation et distribution de données au service des États. Les données sont issues du secteur du commerce international - The Observatory of Economic Complexity -, de la santé, la pauvreté, l’agriculture - DataChile, pour le Chili, DataAfrica pour 13 pays du continent- mais aussi de l’impact de la culture historique sur le développement des pays -Panthéon-. Immersion, pour sa part, est un moteur de visualisation de métadonnées de courrier électronique, qui montre comment les réseaux entre les utilisateurs se forment et interagissent. « Ces initiatives académiques ont connu un certain succès et ont depuis donné naissance à des entreprises spécialisées dans le développement de ces outils », se félicite-t-il.
Pour une intelligence artificielle stratégique
« Je ne pense pas que nous puissions collecter toutes les données d’un domaine, ni même qu’une collecte exhaustive soit utile. Le milieu universitaire ne peut d’ailleurs pas rivaliser avec des grandes entreprises du secteur privé en la matière. Mais nous pouvons être très compétitifs sur le plan de la créativité, en étant stratégiques et en anticipant les grands changements ».
Son ambition : déconstruire l’aversion pour les algorithmes, à commencer par la peur de la technologie et des machines, qu’il étudie dans l’ouvrage How Humans judge machines.
« Les hommes ont tendance à se méfier des machines. Ma théorie est que cette méfiance est contreproductive. A travers l’étude de nombreux exemples, j’ai réussi à établir un principe : les individus jugent les humains selon leurs intentions alors qu’ils jugent les machines selon leurs résultats. Cela explique qu’ils sont davantage prêts à pardonner l’erreur humaine alors qu’ils jugent très sévèrement l’erreur de la machine ».
C’est le point de départ d’une réflexion sur l’acceptabilité de l’intelligence artificielle
« l'IA n'est pas là pour nous remplacer, elle est là pour devenir membre de la société. C’est comme dans une équipe : on valorise l’équipier pour ses compétences et ses qualités, on lui fait confiance pour ce qu'il est capable de faire. Il s’agit de trouver la place de l'IA dans des équipes composées d’humains et de machines, pas de se demander si la machine va remplacer l’humain. Cela nécessite de réfléchir sérieusement à la question de savoir si nous sommes justes envers l'IA. »
L’IA au service de la démocratie
Si internet a modifié bon nombre de nos comportements – la recherche d’informations, l’achat de biens de consommation, la quête d’un partenaire de vie et même le travail en équipe, il est un domaine qu’il n’a pas modifié : la façon dont nous nous organisons pour prendre des décisions collectives.
C’est l’une des expériences fondamentales que le chercheur a vécue au Média Lab du MIT. « Placés dans de bonnes conditions, les gens sont en capacité de prendre des décisions collectives très performantes », estime le chercheur, qui cite Wikipedia « l'exemple le plus célèbre d'Internet d'intelligence collective, des millions de personnes qui collaborent à la production de la meilleure encyclopédie que le monde ait jamais produite, selon des règles strictes » tout en dénonçant les dérives « des réseaux sociaux, qui incitent à interagir uniquement avec des personnes qui vous ressemblent ».
De cette analyse germe une nouvelle idée dans l’esprit du chercheur : il lui apparait possible d’améliorer le système démocratique qu’il juge à bout de souffle dans nos sociétés modernes, grâce à l’IA.
« La technologie dont nous disposons, et en particulier l’IA, peut nous permettre de produire des interfaces utilisateurs pour favoriser la participation des citoyens à la vie démocratique et leurs interactions avec les gouvernements. »
Il partage son point de vue en 2019 dans une conférence TED, une idée audacieuse pour remplacer les politiciens : les citoyens ne voteraient plus épisodiquement pour élire des représentants, mais participeraient en continu aux votes des lois.
Ce sont ces travaux que le chercheur va désormais approfondir au sein d’ANITI. Il entre « dans une conversation différente », comme s’il commençait « un nouveau chapitre de sa vie », où il entend poser par écrit les avancées de ses travaux sur l'apprentissage collectif, la géographie des connaissances, sur la manière dont les nations apprennent et comment elles deviennent plus intelligentes. Au programme également de son étape toulousaine, qu’il envisage sur plusieurs années : des cours, des séminaires, des travaux avec des doctorants, et une collaboration riche avec ses collègues autour des sujets d’intelligence artificielle. Ce qui l’anime ? L’idée de vivre plusieurs vies en une seule. Toulouse en fera visiblement partie.