Droit et famille : les nouvelles règles de l’amour

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Droit et famille : les nouvelles règles de l’amour

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© Juan Cruz, by Unsplash

L’actuel projet de loi relatif à la bioéthique montre que l’amour, la famille, les liens de filiation et le rapport au corps humain sont plus que jamais des enjeux de droit. Sophie Paricard, enseignante-chercheuse à l’Institut national universitaire d’Albi et spécialiste en droit de la famille et de la santé évoque l'évolution historique de la prise en compte par le droit des liens affectifs.

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Propos recueillis par Emmanuelle Durand-Rodriguez, journaliste.

 

Les enjeux de l’amour et de l’intimité constituent-ils des enjeux juridiques ?

Sophie Paricard : Ce sont des enjeux juridiques majeurs et je dirais même politiques. Partout dans le monde on voit par exemple que le mariage homosexuel ou l’avortement constituent des points de cristallisation du débat politique et de l’agenda juridique. L’accès à l’avortement et donc le sujet du corps de la femme, ont été au centre du débat lors des présidentielles américaines tandis qu’en France, l’allongement du délai de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) n’a finalement pas été voté dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale de 2021. Les questions liées à l’intime sont d’autant plus des points de clivage très importants dans la société qu’elles ne sont pas réglées par les conventions internationales ou européennes. La convention européenne des droits de l’homme ne dit ainsi par exemple absolument rien du droit à l’avortement.

Les nouvelles situations familiales se multiplient : unions entre personnes de même sexe, demandes de procréation médicalement assistée pour toutes les femmes, changements de sexe. Le droit évolue-t-il également dans un sens de plus en plus libéral ?

Le droit a tendance à venir consacrer les nouvelles réalités familiales, avec une accélération depuis 20 ans : la reconnaissance du couple homosexuel et la création du Pacs en 1999, le mariage homosexuel en 2013 ; le changement de sexe dans des conditions plus souples et selon une procédure certes  judiciaire mais tout de même relativement allégée en 2016 ; enfin la perspective d’ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes y compris les femmes célibataires. Ce sont des signes assez forts d’une libéralisation importante avec un respect des identités sexuelles et une prise en compte de la vie affective des individus.

Le droit doit-il s’adapter à toutes les formes de vies intimes choisies ?

Non. Il ne s’agit pas pour le droit de s’adapter à toutes les formes de vies intimes choisies parce que, par exemple, l’inceste reste un tabou fondamental et il est hors de question de revenir sur ce point-là. En revanche, il est sûr que le droit doit être imprégné de moins de stéréotypes et doit rester attentif aux évolutions de la société. Il ne doit pas systématiquement les entraver mais au contraire manifester un regard bienveillant. Le droit doit également se nourrir de l’avis des expertes et experts. Ainsi, on a longtemps pensé que l’intérêt de l’enfant n’était pas d’être élevé par un couple homosexuel or on sait à présent, grâce aux études menées, qu’un enfant élevé par un couple homosexuel n’a pas plus de problèmes qu’un autre.

La crise sanitaire et économique peut-elle freiner cette évolution ?

Nous traversons une crise politique (qui s’ajoute aux crises économique et sanitaire) et l’on sait que dans ces circonstances, les droits des minorités sexuelles, les droits des transsexuels, les droits des femmes et des personnes les plus fragiles ainsi que la liberté sexuelle peuvent être mis à mal. Or les droits des minorités sont aussi les droits de l’intime. On sait qu’au printemps 2020 et alors même que l’on faisait une croix sur beaucoup de nos libertés fondamentales, le gouvernement a refusé d’allonger temporairement le délai légal de l’IVG pour les femmes qui n’avaient pas pu avorter dans les temps en raison du confinement. Attention à ce que nos libertés fondamentales ne soient pas sacrifiées.

Le projet relatif à la bioéthique accompagne-t-il positivement les évolutions de la société ?

Je le trouve plutôt en accord avec l’évolution de la société même si, à mon sens, de nombreuses demandes intimes des individus sont encore en attente d’être prises en compte par le droit. Je pense au problème des enfants intersexués qui naissent avec un sexe qui n’appartient ni au sexe féminin ni au sexe masculin et qui restent les grands oubliés du droit. Au nom du respect de la fameuse binarité sexuelle inscrite dans le code civil et dans le but de les faire entrer dans une case, les enfants dits « intersexes » peuvent faire l’objet de mutilations sexuelles lors de lourdes opérations chirurgicales. Sur ce sujet la France a été rappelée à l’ordre par le Conseil de l’Europe en 2016 et le Conseil d’État s’est également montré vigilant dans son dernier rapport sur l’application des lois bioéthiques. Or la loi peut évoluer puisqu’il y a des pays, comme l’Allemagne, qui ont récemment introduit une législation permettant à des individus d’être inscrits dans un sexe neutre.

Les questions liées à la filiation posent-elles également des problèmes au législateur ?

Oui, il existe le problème des enfants nés d’un couple dont une des personnes est transsexuelle. Pour l’enfant biologique du transsexuel, la cour de cassation a récemment rendu un arrêt par lequel elle propose que cet enfant soit inscrit sous l’ancien sexe de son parent. Autrement dit, alors même que ses deux parents sont des femmes au sens de leur identité, il aurait un père et une mère au sens de l’état civil. C’est une façon de nier le changement de sexe d’un des parents biologiques. De plus, le droit se contredit puisqu’ aujourd’hui le changement de sexe peut être accordé en dehors de tout traitement médical, ce qui veut dire qu’on peut par exemple tout à fait garder son utérus ou tout son appareil génital. C’est une situation aberrante. Le droit est figé et le code civil se révèle inefficace à se saisir de cette nouvelle réalité.

Êtes-vous favorable à une évolution du droit de la filiation ?

Je considère que la filiation paternelle et maternelle ne pose pas de problème pour la majorité des enfants et je suis donc favorable au maintien de ce droit commun de la filiation. Néanmoins je considère que les enfants qui naissent dans cette catégorie particulière de couple - où une des personnes a changé de sexe à l’état civil et va procréer dans son sexe biologique - devraient pouvoir disposer de règles spéciales afin de leur permettre d’être reconnus dans cette double filiation. Il s’agirait de créer un droit spécial de la filiation afin de ne pas laisser à la marge les enfants qui naissent de façon différente.

Le droit de la filiation va-t-il évoluer pour prendre en compte l’ouverture de la PMA à toutes les femmes ?

Des dispositions spéciales seront prises pour permettre aux enfants d’avoir une double filiation maternelle qui serait faite dans le cadre d’une reconnaissance conjointe des deux femmes. Si, dans un premier temps, le projet prévoyait que l’établissement de la filiation à l’égard de la femme qui accouche serait faite par le biais de la reconnaissance (et cela a d’ailleurs été un des points d’achoppement), le projet actuel prévoit de conserver le principe selon lequel la femme qui accouche serait mère par le seul accouchement. Le deuxième lien de filiation serait établi par le biais d’une reconnaissance conjointe anticipée qui obligerait donc la femme qui va accoucher à reconnaître l’enfant. C’est un vrai sujet qui intéresse tout le droit de la filiation et qui pose la question de savoir ce qui constitue le fait d’être mère. Ce que je constate, dans un article que j’ai écrit sur l’accouchement, c’est que la femme est essentialisée en tant que mère. C’est-à-dire que dès lors qu’elle accouche, elle est une mère sauf si elle décide d’accoucher sous X. Alors que l’homme n’est jamais institué en tant que père par la seule venue au monde d’un enfant.

Qu’en est-il du droit de la filiation dans le cas d’un enfant né par une gestation pour autrui (GPA) ?

C’est un problème complexe. Le droit français interdit l’accès à la GPA mais il faut savoir que le désir d’enfant est souvent si puissant qu’il peut effacer tout caractère transgressif. Pour un couple qui veut devenir parent la règle ne constitue pas un obstacle. On se retrouve actuellement face à une mondialisation des techniques médicales qui soulève de  nouveaux enjeux. Des enfants naissent et il s’agit pour le droit de les prendre en considération. La cour de cassation a été obligée de lâcher du lest parce que la cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait rendu un avis qu’on pensait assez libéral et le parlement veut aujourd’hui remettre en cause cette jurisprudence via le projet de loi bioéthique. Nous sommes vraiment dans une période de grande réflexion sur ce sujet.

Les questions des familles recomposées ne posent-elles pas de nouvelles questions juridiques ?

Oui absolument et cela concerne le droit de la famille et le droit de la succession.

Parce que le droit présume l’affection envers les enfants, on a en France ce que l’on appelle la ‘réserve héréditaire’ qui prévoit qu’une partie très importante de la succession va à tous les enfants du défunt. Naturellement, de façon générale, cette affection existe, mais on sait aussi qu’aujourd’hui, avec les divorces et les familles recomposées, des liens se rompent parfois irrémédiablement. Le droit ne prend pas du tout en compte ces nouvelles réalités affectives. Certains parents ne voient plus leurs enfants depuis des années et la réserve héréditaire apparaît comme bien artificielle.

Certains pères qui ne voient plus leurs enfants majeurs depuis des années sont tenus de payer des pensions alimentaires parfois très importantes. Le droit présume que même majeur l’enfant est toujours en situation de vulnérabilité et que le parent doit subvenir à ses besoins. Ce schéma fonctionnait dans le cas d’une famille traditionnelle, où les parents vivaient toujours avec leurs enfants, où le divorce existait très peu et que l’héritage faisait la condition sociale de l’enfant. Mais aujourd’hui on peut s’interroger sur cette réserve héréditaire comme on peut s’interroger sur la charge de la preuve en matière de l’obligation alimentaire des enfants majeurs.

Des décisions de justice sont rendues sur ces visions de la société qui parfois sont obsolètes et qu’il serait intéressant d’interroger. À travers ces deux exemples on voit que les questions de l’amour et de l’affection – ou de l’affection supposée -  sont très présentes.

La formation des juristes leur permet-elle de comprendre tous les changements liés aux choix amoureux, personnels et intimes ?

Nous essayons tous et toutes de former et d’étudier le droit en remettant en perspective les règles qui sont énoncées. C’est le travail général de l’université et chaque enseignant•e - chercheur•e le fait à son niveau. Mais il faut aussi dire que certaines perspectives sont pour l’instant relativement ignorées comme par exemple les études de genre ou les études féministes. Je ne doute pas que celles-ci puissent arriver à trouver leur place au sein de l’université.

 

Référence bibliographique

  • Sophie Paricard, 2019 « Quelques réflexions sur l'accouchement » In : « Etudes en l'honneur du professeur Marie-Laure Mathieu : comprendre : des mathémathiques au droit Bruylant », Toulouse Capitole Publications