Écu, Euro, Bitcoin... Décryptons la monnaie

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Cultures・Sociétés

Écu, Euro, Bitcoin... Décryptons la monnaie

billet de banque pixellisé

Elle est (presque) vieille comme le monde et, sans elle, les échanges seraient impossibles dans les sociétés complexes qui sont les nôtres. Avoir confiance dans sa monnaie, c’est avoir confiance dans le monde où elle circule. L’une des conditions de cette confiance est l’existence d’intermédiaires financiers publics (comme les banques centrales et leurs équivalents dans l’Histoire) ou privés, soutient Stefano Ugolini, enseignant-chercheur en économie à Sciences Po Toulouse et historien des institutions monétaires.

L'Université fédérale Toulouse Midi-Pyrénées et le Quai des Savoirs lancent Questions de confiance : un cycle de huit rencontres chaque dernier mardi du mois, de janvier à octobre 2022, proposé dans le cadre de l’exposition "Esprit Critique, détrompez-vous !" et des rencontres #Exploreur.

Rencontrez Stefano Ugolini, enseignant-chercheur en économie à Sciences Po Toulouse et historien des institutions monétaires, et Ricardo Pérez-Marco, chercheur en mathématiques au CNRS, le 26 avril 2022 à 18h au Quai des savoirs, en direct sur YouTube et en rediffusion dans cet article.

 

Par Olivier Voizeux, journaliste.

 

Est-ce que la monnaie, dès son invention, a existé sous forme de pièces métalliques ?

Stefano Ugolini : Pas exactement. Il est vrai qu’en Grèce antique on a inventé la pièce monnayée. C’était un support métallique standardisé qui avait une valeur intrinsèque, comme une pièce d’or par exemple. On l’appelle aussi « monnaie-marchandise ». Mais si on y réfléchit bien, tant qu’on utilise cette forme de monnaie, on n’est pas complètement sorti d’une logique de troc… On n’a donc pas encore à faire à la « vraie » monnaie ! Paradoxalement, bien avant les Grecs, les civilisations anciennes du Moyen-Orient, notamment l'Egypte et la Mésopotamie, avaient déjà développé des systèmes monétaires centralisés qui ressemblaient beaucoup à nos systèmes modernes. Il y avait une institution centrale : les temples ou palais, dont l’une des fonctions était de recevoir et stocker les récoltes des céréales de l'aristocratie foncière et de créditer l'équivalent sur des comptes. Les titulaires de ces comptes devenaient ainsi créanciers de l’institution centrale. Par la suite, ils pouvaient payer leurs achats d'autres marchandises en virant ces créances à d’autres personnes.

La « vraie » monnaie est-elle donc bien une forme de crédit ?

SU : En effet. Détenir de la monnaie, c’est bien avoir une créance sur son émetteur. C’est encore le cas aujourd’hui : lorsqu’on détient un billet de banque, on possède quelque chose qui n’a de la valeur que parce qu’il s’agit d’une dette reconnue par cette même banque. Dans les civilisations du Moyen-Orient, cette pratique était rendue possible par des systèmes au pouvoir politique fort, dans lesquels on avait confiance. A contrario, la « monnaie-marchandise » a plutôt émergé dans des contextes politiquement fragmentés, sans pouvoir centralisé, comme ce fut le cas en Grèce et en Asie mineure. Au départ, les pièces métalliques ont même été développées pour payer des mercenaires, lesquels n'avaient pas nécessairement confiance dans la solvabilité future de leurs commanditaires.

Comment sont apparues les premières formes de banques centrales ?

SU : En Occident, le Moyen-Âge marque la disparition d’institutions puissantes et centralisées. Dès lors, on a un besoin de pièces métalliques, qui sont frappées par les différents pouvoirs fragmentés typiques de la féodalité. Mais il faut se souvenir que les pièces métalliques sont loin d'être pratiques : il y a le risque du faux-monnayage, des avilissements monétaires répétés, ainsi que des crises marquées par des disettes de métaux précieux durant lesquelles ces instruments se prêtent mal aux paiements importants. C'est lorsque l'économie se re-monétise, à partir du XIe siècle, et plus encore avec l'essor des villes marchandes comme Gênes, Venise, Barcelone, puis Hambourg et Amsterdam, qu'on ressent le besoin de systèmes de paiements plus pratiques et plus rationnels, donc d'institutions plus complexes.

L’existence d’une banque centrale est-elle nécessaire pour garantir la confiance dans la monnaie ?

SU : La banque centrale est une invention strictement européenne. Jusqu'au début du XXe siècle, il y en a très peu et elles sont toutes en Europe. Aux Etats-Unis, l'idéologie libérale a conduit très longtemps à s’en passer, ce qui a engendré des crises financières énormes au XIXe siècle. Une économie sophistiquée a besoin de ce type d'institution, c'est devenu une évidence pour tout le monde.

Les banques centrales doivent-elles être indépendantes du pouvoir politique ?

SU : Ce débat remonte au XVIIIe siècle. Montesquieu défend l'idée que, dans une monarchie absolutiste, une banque centrale sera forcément manipulée par le pouvoir. Au même moment, l'économiste napolitain Ferdinando Galiani lui répond que même dans ce genre de monarchie on peut créer une banque centrale indépendante. Ce fut le cas à Naples, où la création monétaire fut notamment confiée, à partir du XVIe siècle, au Mont-de-Piété, institution charitable indépendante du pouvoir. D'autres solutions ont pu être trouvées ailleurs. La Banque de Suède fut gérée par le Parlement, et elle l'est encore. Dans l'empire austro-hongrois, ce sont les bourgeois de la ville de Vienne, et non l'empereur. En Angleterre, c'est une société privée qui s'en charge, la Banque d'Angleterre. Après les guerres napoléoniennes, tout le monde convergera vers ce modèle britannique.

Les cryptomonnaies sont-elles vraiment des monnaies ?

SU : C'est discutable. Une caractéristique d'une monnaie est sa stabilité nominale : quand j'ai 1 euro en dépôt, sa valeur légale doit toujours rester 1 euro. Alors que 1 bitcoin peut valoir aujourd'hui 60.000 dollars et dans quelques mois 60 centimes. Une telle chute pourrait arriver si, par exemple, les régulateurs se décidaient enfin à réguler cet endroit du système financier qui est resté totalement sauvage ou encore en cas d’un bug informatique majeur. Tous les détenteurs de bitcoins pourraient alors paniquer. Or ce n’est que le rapport entre offre et demande qui fixe la valeur du bitcoin. Un scénario dans lequel la valeur du bitcoin serait pulvérisée n'est pas inconcevable.

L’engouement spéculatif actuel pour les cryptomonnaies est-il un phénomène nouveau ?

SU : Pas du tout : cela arrive à chaque fois où la demande d’un actif est essentiellement déterminée par des anticipations d’augmentation des prix. L’espoir d’enrichissement rapide, c’est ce qu’on voit à chaque bulle spéculative. On l’observe depuis au moins le XVIIe siècle, c’est-à-dire depuis la fameuse crise des tulipes en Hollande, durant laquelle les bulbes de ces fleurs, en raison de la spéculation, ont atteint des prix faramineux. Les acheteurs croyaient que cette hausse irait jusqu’à l’infini. C’est le même mécanisme qui est à l’œuvre aujourd’hui pour les cryptomonnaies de nature spéculative, tel le bitcoin.

Qu’est-ce qui a conduit à l’invention du bitcoin, pionnier des cryptomonnaies ?

SU : À l’origine, il y a l'idée, libertarienne, de se passer des intermédiaires, considérés comme une mauvaise chose car susceptibles de profiter d’une rente de situation, autrement dit une taxation. Or c'est l'intermédiation qui permet la confiance. Elle crée de la proximité, permettant ainsi de maîtriser l'incertitude. L’intermédiaire, certes, capte des profits, mais il exerce aussi une fonction de diminution des asymétries d'information : il se porte garant, formellement ou informellement, de la qualité de l’actif qui est échangé. Le pari des libertariens est qu’un simple protocole informatique suffirait pour remplacer le rôle des intermédiaires dans la diminution des risques et des asymétries d'information. On peut sérieusement douter du bien-fondé de cette hypothèse…

L’Histoire enseigne-t-elle que l’intermédiation garantit la confiance en matière de monnaie ?

SU : C’est bien ce que nous observons dans un projet de recherche récent. En nous appuyant sur des archives de la Banque d'Angleterre, nous nous intéressons précisément aux chaînes d'intermédiation qui permettaient l’émission d’actifs monétaires à Londres au XIXe siècle. À cette époque, la capitale britannique était le centre financier du monde. Le système était très stable, les emprunteurs du monde entier y avaient accès grâce à des intermédiaires qui se portaient garants pour eux, leur permettant ainsi de se financer sur le marché londonien. En général, ces garants étaient des petites banques privées, spécialisées dans le commerce avec certaines régions. Ils avaient des correspondants à l’étranger et étaient en mesure de dire si tel ou tel est un bon emprunteur ou pas.

Est-ce que cette production de confiance existe toujours dans le système actuel ?

SU : Depuis les années 1980 on a remplacé la production d’information, autrefois exercée par les intermédiaires, par des indicateurs, tels que les notes des agences de notation. Ce sont des entreprises privées dont l’activité principale consiste à évaluer la capacité des émetteurs de dette à honorer leurs engagements financiers. Or il y a un biais : ces agences sont rémunérées par l’émetteur noté et elles indiquent sur quels critères elles fondent leur notation. Cela amène les candidats à se présenter en cochant les cases requises et à obtenir la note espérée. Il n’y a donc aucune véritable production d’information de la part de ces agences. Après 2009, on espérait que ce secteur serait régulé. On n'y a pas touché, preuve que notre mémoire est courte...

 

Les conseils lecture pour aller plus loin...

  • Olivier Accominotti, Delio Lucena-Piquero et Stefano Ugolini, “The Origination and Distribution of Money Market Instruments: Sterling Bills of Exchange during the First Globalization”, Economic History Review, 74(4), 2021.

  • Stefano Ugolini, The Evolution of Central Banking: Theory and History, Palgrave Macmillan, 2017.