Quand les recherches sur le handicap facilitent la vie de tous
Spécialistes de l’interaction homme-machine, Nadine Vigouroux et Frédéric Vella ont mis au point une interface de saisie de formules mathématiques pour des personnes en situation de handicap. Conçue en collaboration avec des enseignants et des ergothérapeutes, l’application HandiMathKey, accessible gratuitement, s’est révélée bénéfique sous bien d’autres aspects.
Par Paul Périé, journaliste scientifique.
Le projet HandiMathKey est l’illustration de ce que peut offrir la recherche pluridisciplinaire lorsqu’elle cherche à coller au plus près des besoins du terrain. Imaginée avec les outils de la méthode de conception centrée utilisateurs, cette interface de saisie se veut la plus intuitive possible. HandiMathKey s’apparente à un clavier virtuel constitué de plusieurs blocs. On retrouve un clavier azerty classique où l’on peut choisir entre l’alphabet latin et l’alphabet grec, très utilisé dans les formules mathématiques. Un deuxième bloc donne accès à des symboles en fonction des spécialités sélectionnées dans l’onglet au-dessus (géométrie, trigonométrie, probabilités…). Enfin, le pavé numérique est complété de symboles généraux en mathématiques.
« La redondance des touches de saisie Espace, Entrée ou Effacer permet de limiter les déplacements du curseur. Son utilisation est encore plus simple avec un écran tactile » précise Frédéric Vella, chercheur CNRS à l’Institut de recherche en informatique de Toulouse (IRIT), membre de l’équipe Élipse (Étude de l’Interaction personne système).
Accessible à tous et compatible avec les éditeurs de texte Microsoft Office, Libre Office et OpenOffice, HandiMathKey est disponible gratuitement en téléchargement.
Une saisie deux à trois fois plus rapide que sur le logiciel Word
Destinée à l’inclusion éducative des élèves de collège et lycée en situation de handicap, qu’il s’agisse de troubles « dys », de troubles moteurs ou visuels, cette application d’aide à la saisie des formules mathématiques a également été testée sur des personnes valides.
« La saisie s’est révélée deux à trois fois plus rapide que sur le logiciel Word »
assure Frédéric Vella.
À l’origine, ces recherches sont issues de la convention Handinnov’, signée entre l’association Agir, Soigner, Éduquer, Insérer (ASEI) et l’IRIT afin de mener des projets collaboratifs visant à concevoir des aides techniques pour la communication des jeunes en situation de handicap à travers l’interaction homme-machine. Les deux chercheurs Nadine Vigouroux et Frédéric Vella ont travaillé de manière étroite avec le Centre Jean Lagarde ASEI de Ramonville Saint-Agne pour faciliter l’inclusion éducative de ses élèves. « Notre mission était de faire exprimer les besoins par la structure ASEI, explique Frédéric Vella. Nous avons beaucoup échangé avec les ergothérapeutes et les enseignants spécialisés. » Les recherches se sont spécialement intéressées à la prise de note numérique pour les formules mathématiques, fastidieuses sur des logiciels de traitement de texte comme Word ou Writer.
« La prise de note en cours de mathématiques peut solliciter des fonctions déficitaires chez ces élèves, comme la coordination bi-manuelle, la mémoire ou le repérage spatial »
souligne le chercheur, également spécialiste de l’étude du comportement sur les usages des aides techniques.
De là est née l’idée d’une interface de saisie permettant de suivre les cours de mathématiques de manière plus confortable. Avec un triple objectif : accroître la participation et l’autonomie des élèves, réduire la fatigabilité et faciliter l’autonomie pour le travail en dehors des cours.
La mise au point de la version 0 de l’application HandiMathKey a nécessité six mois de travail. Après la réalisation de maquettes basse fidélité sur papier ou PowerPoint, non fonctionnelles mais faciles à manipuler, un prototype a ensuite été testé dès 2015 auprès d’une personne en situation de handicap, de douze personnes valides et enfin des ergothérapeutes et enseignants afin d’améliorer l’ergonomie de l’outil. Nadine Vigouroux, chercheuse CNRS à l’IRIT, souligne l’importance de la co-conception de cette interface de saisie avec les professionnels du Centre Jean Lagarde :
« Une méthode de conception véritablement centrée sur l’utilisateur. Nous sommes partis des besoins et avons pris en compte les retours des élèves. Au départ, nous étions centrés sur le handicap moteur, puis on s’est dit que cela pouvait être intéressant pour des enfants avec des troubles dyspraxiques ou dysgraphiques, donc nous l’avons retravaillée. »
Aujourd’hui, le dispositif est déployé dans deux classes de quatrième et une classe de cinquième à titre expérimental au Centre Jean Lagarde.
Élargir les possibilités d’application
Pour poursuivre l’amélioration constante de HandiMathKey, les deux chercheurs souhaitent « observer le comportement en fonction du profil utilisateur pour pouvoir faire des recommandations de configuration avec des enseignants en mathématiques ». Testé auprès de déficients visuels, il a également prouvé son efficacité pour de nombreuses personnes. Ils ont également la volonté d’adapter l’interface à des élèves du primaire.
« Nous aimerions également le tester auprès des étudiants »
ajoute Frédéric Vella.
Il souhaiterait mettre au point des versions de HandiMathKey adaptées à la physique, à la chimie, à la biologie ou encore par cet outil rendre plus confortable la saisie du langage LaTeX pour une mise en page de document propre et rapide. Mais Frédéric Vella et Nadine Vigouroux, très impliqués dans ce projet, ne comptent pas s’arrêter là et souhaitent aller au-delà de la fonction première de HandiMathKey. « Nous voulons voir si l’application peut faciliter l’apprentissage. Nous allons mener une étude d’impact du point de vue pédagogique avec la structure fédérative de recherche Apprentissage-Enseignement-Formation de l’Université Toulouse – Jean Jaurès et le Centre Jean Lagarde de l’ASEI, indique Nadine Vigouroux. Nous souhaitons aussi collaborer avec l’Espé (École supérieure du professorat et de l’éducation de Toulouse – Midi-Pyrénées) pour former les futurs enseignants en mathématiques à cet outil. » Les chercheurs ont pour cela répondu à des appels d’offres, mais ces évolutions apparaissent comme des perspectives bien avancées.
D’une application spécifique, le spectre d’utilisation de HandiMathKey s’est considérablement élargi. « Au départ, il s’agissait d’une aide technique dédiée à un certain type de handicap, mais on s’aperçoit que c’est plus facile pour tous. On sent venir d’autres besoins », insiste Frédéric Vella, qui n’hésite pas à faire une analogie : « La télécommande était dédiée aux personnes à mobilité réduite. Du coup, aujourd’hui elle est utilisée par tout le monde. »