Infobésité : résister à la surcharge d’informations

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Droit・Entreprises

Infobésité : résister à la surcharge d’informations

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Avalanche d’ e-mails, messages téléphoniques qui s’amoncellent sur les boîtes vocales, réunions à déplacer, sans compter les dossiers à mener en parallèle, les urgences à gérer… La dispersion au travail pulvérise le temps, émiette l’activité et nous épuise. Comment lutter ? Quelques pistes pour reprendre la main.

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Par Carina Louart, journaliste scientifique

« Je n’ai pas arrêté de la journée et pourtant je n’ai rien fait. » Qui n’a pas fait ce constat au terme d’une journée de travail ? Ce sentiment de n’avoir pas rempli l’objectif que l’on s’était fixé et de s’être laissé disperser par des sollicitations de toute nature, est de plus en plus répandu et génère fatigue et stress. Selon une étude réalisée en 2017 par le cabinet Stimulus, 52 % des salariés français présentent des "niveaux élevés d'anxiété", 24 % seraient en "état d'hyperstress", 16 % développent "probablement un trouble anxieux" et 6 % sont en dépression. Parmi les facteurs à l’origine de ce mal-être, les cadres, comme les non-cadres, citent en premier lieu : le fait de « devoir traiter des informations complexes et nombreuses » et « le manque de temps ».

Sous le flot incessant des e-mails

Quelques chiffres pour planter le décor : selon l'Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises (2011), près de 60% des salariés consacrent deux heures par jour à gérer leurs messageries, 70% disent vérifier leur messagerie toutes les heures mais le font toutes les cinq minutes. Quant au nombre d’e-mails, les salariés français en reçoivent en moyenne 88 par jour (2017, Radicati Group). Lorsque l’on sait que 64 secondes sont nécessaires pour reprendre le fil de sa pensée après l'interruption par un message, on perçoit la force de frappe de ces outils qui harponnent notre attention et la détournent du travail en cours.  Le déploiement massif et incessant des technologies de l’information et de la communication, avec son flux continu et exponentiel d’informations hétérogènes, contribue largement à ce sentiment de dispersion et de course contre la montre. Mais pas seulement.

« D’autres transformations organisationnelles, comme la rationalisation gestionnaire des activités, la multiplication des plans-objectifs ou le management par projet ont aussi affecté les conditions de travail et bouleversé les temporalités »,

résume Caroline Datchary, enseignante-chercheuse à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, sociologue au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST).

Quand la multi-activité devient la règle

Exhorté à être à la fois autonome et engagé, le salarié est aujourd’hui amené à gérer plusieurs projets en simultané et à travailler en mode « multitâches ». Il doit être capable de mobiliser les ressources nécessaires (humaines, techniques, budgétaires), d’assurer le suivi de ses projets et de répondre aux imprévus. « Faire le pompier fait partie du travail des cadres et de nombreuses professions », confirme la sociologue.

Cette multi-activité s’est accompagnée d’une intensification et d’une accélération du rythme de travail. Concrètement, l’employé se retrouve aujourd’hui dans l’obligation de gérer plusieurs tâches en parallèle et en simultané, de fragmenter son activité et de la recomposer en permanence sous le feu nourri des interruptions de toutes sortes (messagerie, téléphone, rendez-vous, réunions). Le tout dans un contexte de pression temporelle et de forte compétitivité.

« La dispersion fait aujourd’hui partie intégrante des modes de travail. Il appartient au salarié de la gérer et de s’organiser en fonction des impératifs de l’entreprise », 

observe la sociologue.

La réactivité, la « joignabilité » et la capacité à formuler la réponse la plus rapide possible sont ainsi devenues des critères d’évaluation de performance et de rentabilité. Pour cela, les salariés disposent de tout un arsenal de technologies de l’information et de la communication (courriers électroniques, agendas partagés, téléphones et ordinateurs mobiles, messageries instantanées…) qui en réduisant les temps de traitement et en accélérant la vitesse de circulation favorisent la disponibilité permanente. Une non-adaptation, une réponse trop lente ou un non-alignement aux exigences temporelles peuvent ainsi mener à une remise en cause des compétences du salarié.

Les salariés à l’épreuve de la dispersion

La pression temporelle, la multi-activité, l’obligation de disponibilité permanente ne sont pas sans conséquence. Elles accroissent la charge mentale et psychique des salariés. Confrontés à l’accroissement de l’information tant en termes de quantité que de vitesse, ils sont de plus en plus nombreux à exprimer le sentiment de ne plus parvenir à l’absorber, à la trier et à la hiérarchiser. Cette surcharge informationnelle porte aujourd’hui un nom : « l’infobésité », un mot valise pour désigner le sentiment de trop-plein, d'overdose d'informations qui dépasse nos capacités cognitives et nous épuise. A cela s’ajoutent les charges psychiques :

« Ces multiples préoccupations, lorsqu’elles atteignent un certain niveau, deviennent préjudiciables à l’action et au bien-être »,

précise Caroline Datchary.

Peur de rater un mail important ou de faire les mauvais arbitrages dans la précipitation, de ne pas savoir utiliser le nouveau logiciel, de ne pas tenir les délais ou les budgets impartis…. « On note également, ajoute-elle, un sentiment croissant d’empêchement » qui se traduit par une insatisfaction et une frustration de ne pas réussir à faire ce qui est considéré comme son vrai travail. « Ce décalage tient beaucoup à la multiplication des micro-tâches que les salariés doivent accomplir, et qui, selon eux, ne correspondent pas à leur cœur de métier ».

Ce mal-être mental peut être accompagné de troubles physiques.

Spécialiste en gestion des ressources humaines et enseignante-chercheuse à la Toulouse School of Management, Caroline Manville a pu établir un lien entre le sentiment d’injustice perçu par certains salariés et le développement de troubles musculo-squelettiques (TMS) du haut du corps. Elle vient de recevoir un financement de l’Agence nationale de la recherche pour mener à bien une vaste étude sur le sujet. « En s’intéressant au rôle des perceptions d’injustice, explique-t-elle, nous pouvons comprendre pourquoi les salariés qui n’occupent pas de postes considérés comme pénibles physiquement, développent des TMS. Le sentiment d’être empêché, la non-reconnaissance des compétences et du travail fourni pour boucler un dossier peuvent être perçus comme injustes et être à l’origine de troubles du sommeil, qui conduisent à de l’épuisement émotionnel, lequel peut être à l’origine de TMS. », affirme Caroline Manville.

Bricolage et gestion personnelle

Une fois ces effets reconnus, comment lutter contre cette dispersion? En apprenant à la gérer individuellement.

« Les entreprises ont tendance à laisser le salarié se débrouiller avec ses problèmes d’attention et de dispersion. C’est à lui d’arbitrer sa charge communicationnelle, en fixant ses propres normes de disponibilité et de réactivité »,

note Caroline Datchary.

Cela passe par des tactiques personnelles comme la fermeture de la messagerie, l’interruption des notifications à certaines plages horaires, le recours au téléphone ou le face-à-face pour obtenir des explications et des réponses plus rapides ou encore les fameuses « to do list » pour organiser sa journée… L’expérience joue un rôle prépondérant. « Ce n’est qu’avec le temps qu’un travailleur réussit à mettre au point des techniques personnelles, via une maîtrise des outils numériques, une bonne connaissance du collectif de travail, mais aussi une capacité à gérer son temps et ses émotions. Des compétences invisibles qui ne sont pas toujours reconnues. » 

Fixer des règles et des normes collectives

Outre la gestion personnelle de la dispersion, quelques entreprises et collectifs de travail ouvrent et coupent l’accès à internet à certaines heures ou installent des dispositifs de messageries internes, avec des codes (couleurs, signes) correspondant au niveau d’urgence des mails à traiter. Mais cela reste marginal.

« Rares sont les entreprises qui mettent en place des chartes sur l’usage des Technologies de l'information et de la communication »,

confirme Caroline Manville.

La tendance est plutôt à la mise en place de parades pour permettre aux employés de relâcher la pression. Certaines entreprises installent des salles de sieste, de jeux ou proposent des coachings, des cours de méditation. Mais pour les chercheuses, ces initiatives restent peu efficaces au regard du mal-être des salariés. « C’est à l’échelle des organisations qu’il faut agir ». Cela passe par des prescriptions d’usages des technologies de l’information et de la communication, des dispositifs techniques et humains de filtrages d’appels et de messageries, une gestion raisonnée et une bonne maitrise des différents outils numériques, un réaménagement de l’espace travail…. 

« Il n’y a pas de solution universelle. Chaque situation de travail est unique, mais on sait que la familiarité avec son environnement de travail minimise le risque de dispersion. Changer d’équipement numérique, de lieu de travail, d’équipe en permanence, comme on le voit souvent, privent les salariés d’un appui précieux pour faire face au morcellement de son activité. »

Portrait Datchary
Caroline Datchary © Université Toulouse - Jean Jaurès
Portrait Caroline Manville
Caroline Manville © Université Toulouse 1 Capitole

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caroline Datchary est enseignante-chercheuse à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, sociologue au Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST - CNRS, Université Toulouse – Jean-Jaurès, ENSFEA, EHESS ). Caroline Manville est enseignante-chercheuse à la Toulouse School of Management.

Références bibliographiques

  • Datchary, C. (2011). La dispersion au travail. Toulouse : Octarès.

  • Bidet, A., Datchary, C. et al. (2017). Quand travailler c’est s’organiser : la multi-activité à l’ère numérique. Paris, France : Presses des Mines.

  • Datchary, C. et Gaglio, G. (2014). Hétérogénéité temporelle et activité de travail : Entre conflits et articulations. Revue d'Anthropologie des Connaissances, 8 (1) , p. 1-22.

  • Niezborala, M., Manville, C., El Akremi, A., Mignonac, K. "L’injustice fait mal au sens propre du terme" - 2018, Archives des maladies professionnelles et de l'environnement