Dossier

Toujours plus « fast » ?

Accélérer ou ralentir : quel est le défi ? Comment ne pas être submergé par la quantité de notifications qui nous informent en même temps de l’incendie de la forêt Amazonienne et de l’anniversaire d’une amie ? Comment ne pas céder à l’injonction sociale qui nous conduit à réagir à l’instant ? Peut-on à la fois prendre son temps sans pour autant avoir le sentiment de le perdre ? La rapidité n’est pas le bras droit de l’efficacité, mais dans notre imaginaire collectif et dans certaines situations, elle est pourtant liée à l'idée de progrès.

ÉDITORIAL

Par Pascal Marchand, enseignant-chercheur à l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, au Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (LERASS)

« Le temps de la science n’est pas le temps de la politique ».

Cette affirmation surgit parfois comme une évidence. Le président du CNRS, Alain Fuchs, l’évoque lorsqu’il s’agit de mobiliser la recherche publique après les attentats parisiens du 18 novembre 2015. Ou encore, l’Agence nationale de la recherche la revendique devant quelques 90 chercheur-e-s ayant répondu à l’Appel à manifestation d’intérêt « Corpus de recherche : Grand débat national » (Paris, CNRS, 28 mars 2019).

Cette évidence n’en est une qu’à condition d’accepter que la politique ne s’exerce que dans du temps « court » et que la science ne s’exerce que dans du temps « long ». Mais laissons les décideurs assumer les délais de l’échéance électorale, et concentrons-nous sur la durée nécessaire pour réunir des matériaux, inventer une méthodologie et analyser des résultats.

« Il est vrai que le savant est handicapé par rapport au journaliste ou au militant car il arrive toujours après la bataille, lorsque les passions sont calmées et que les feux de la polémique sont éteints »,

nous écrivait Gérard Noiriel.

Les chercheur-e-s seraient-ils condamné-e-s à l’invisibilité sociétale et à l’inexistence politico-médiatique ? Il n’y a peut-être pas de fatalité. Et on peut imaginer différentes nuances de temps en reprenant la façon dont Benjamin Matalon, un ingénieur chimiste, devenu psychologue social et épistémologue, résumait la démarche scientifique : décrire, expliquer, prévoir.

Décrire, selon la méthode cartésienne, c’est « supposer de l'ordre rationnel là où l'expérience n'a permis de constater que le chaos ». Il s’agit de se défaire de nos préjugés mentaux et sociaux pour objectiver et classer la nature et le monde. L’histoire est pleine de ces encyclopédistes qui ont passé leur vie à décrire l’univers et à organiser le vivant. Aujourd’hui, l’accès à des bases de données toujours plus vastes et plus riches ainsi que l’évolution des outils pour la constitution et l’analyse des corpus, ont considérablement diminué les temps d’obtention et de communication de résultats (sous forme de modélisations graphiques). Et parfois, nos pratiques elles-mêmes peuvent évoluer sous l’effet de l’avancée technologique : certain-e-s se mettent à imaginer que, pour décrire l’évolution la grippe, il est plus rapide de repérer son expression dans les réseaux socio-numériques que de tracer la propagation du virus.

Expliquer, c’est le fondement même de toute ambition théorique. Et le monde donne parfois l’impression de se partager en deux : il y a ceux qui veulent comprendre et ceux qui veulent avoir raison. Ce qui les sépare n’est pas obligatoirement le savoir, mais plutôt le doute et la patience. Bien sûr, tout le monde rêverait de déduire instantanément une Grande loi en voyant la chute d’une pomme ou en faisant déborder une baignoire. De telles fulgurances n’existent sans doute que dans la bande dessinée. On peut passer une vie à étudier l’infiniment petit et l’infiniment rapide ou à chercher ce qu’il s’est passé un milliardième de milliardième de seconde avant la création de l’univers. Mais il faut aussi mobiliser une littérature internationale et de nombreux résultats empiriques avant d’affirmer que la radicalisation n’est pas « la rencontre de la folie et de l’islam » et que les individus engagés sont résistants aux contre-discours. Il faut, pour tout ça, prendre le temps et le risque d’aller contre le « bon sens » de l’opinion publique, contre les discours dominants des milieux politico-médiatiques et contre les faits alternatifs du Web dans une période où la parole d'un universitaire sur la place publique a le même poids que celle du premier YouTubeur venu.

Prévoir pose sans doute davantage de problèmes encore. A quoi servent les intellectuels s’ils ne peuvent même pas prévoir les catastrophes naturelles, les épidémies sanitaires ou les attentats terroristes ? Mais on voit, dans ce dossier, que la génération et le traitement de masses de données toujours plus considérables permet de prédire des phénomènes naturels complexes. Et cela va même jusqu’à utiliser des données judiciaires, géographiques et comportementales pour présager la criminalité.

Le temps de la science n’est donc pas uniforme. Décrire est une opération du présent. Expliquer demande de regarder le passé. Prévoir projette dans l’avenir. Il est techniquement possible de produire assez vite des descriptions qui, tout en demandant à être affinées pour devenir des produits académiques respectables, décrivent généralement des tendances assez solides. Mais la moindre des responsabilités exige une minutieuse vérification des impacts de nos avancées scientifiques avant de transformer en produit à valeur marchande. Une découverte insuffisamment validée, aux effets imprévus et potentiellement néfastes, peut amener des chercheur-e-s à s’engager dans le rôle contre-attitudinal et dangereux de « lanceur d’alerte ».

Enfin, une dernière dimension du temps scientifique est l’organisation même de la recherche qui conduit à ce que le temps de la science est de plus en plus souvent du temps administratif et gestionnaire, consacré à des tâches pléthoriques et redondantes, qui favorisent la dispersion et l’épuisement au travail. Dans une période où la vitesse de production et de diffusion de l’information laisse sur place les politiques publiques, les nouveaux outils peuvent être tantôt diabolisés, tantôt sacralisés, et leurs usagers tantôt stigmatisés, tantôt glorifiés. En imaginant un temps politique dégagé des élections et un temps médiatique dégagé des bruits évènementiels, il n’y a aucune fatalité à penser la science dans une certaine actualité. La recherche publique a des choses à dire, pourvu qu’on lui laisse un peu de temps de parole.

 

LERASS : Laboratoire d'études et de recherches appliquées en sciences sociales (Université Toulouse III - Paul Sabatier, Université Toulouse - Jean Jaurès, Université Paul-Valéry Montpellier)