Du lait bio pour des élevages moins vulnérables
En 2018, selon l’Agence Bio, près d’un millier de fermes laitières bovines et ovines ont basculé dans le bio et plus du double étaient en conversion. Un dynamisme en résonance avec la forte demande des consommateurs, mais qui implique pour les producteurs de repenser en profondeur leur modèle de production et leur relation au travail.
Par Carina Louart, journaliste scientifique.
Laisser brouter les troupeaux dans les pâturages du printemps jusqu’à l’automne et, l’hiver venu, les rentrer à l’étable pour ne consommer que des fourrages récoltés à la ferme et sans recours aux produits chimiques de synthèse. C’est satisfaisant, rentable et moins risqué que l’élevage conventionnel. C’est la conclusion de l’étude menée par des chercheurs de l’Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE Toulouse - Occitanie) auprès d’un groupe d’éleveurs. Ils ont suivi 19 élevages bovins laitiers en Aveyron de 2016 (leur dernière année en conventionnel) à 2018 (année de leur certification à l’agriculture biologique - AB), afin d’appréhender leur stratégie, leur degré de satisfaction et leur sentiment de vulnérabilité, leur crainte d’être soumis aux aléas climatiques et aux imprévus du marché économique.
« Choisir de passer au bio n’est pas dénué de risques, cela pose la question de la vulnérabilité de l’exploitation et de la capacité des éleveurs à modifier leurs pratiques pour s’adapter au cahier des charges imposé par la certification. Pour cette recherche, nous sommes partis du principe qu’un ressenti positif réduisait la vulnérabilité et facilitait la mise en œuvre du changement »
explique Guillaume Martin, coauteur de l’étude et chercheur INRAE au laboratoire Agroécologie, innovation et territoire (Agir).
Les résultats de l’enquête montrent que les éleveurs s’estiment globalement satisfaits de cette conversion, que ce soit en termes de rentabilité, de performances zootechniques (quantité de lait, santé des animaux), agronomiques, de conditions de travail, mais aussi de relations sociales (liens et reconnaissance). Les éleveurs ont le sentiment d’être plus en phase « avec leurs valeurs personnelles et leur cœur de métier » et se déclarent plus heureux et moins vulnérables qu’en élevage conventionnel, en s’éloignant notamment de la logique d’agrandissement systématique pour réaliser des économies d’échelle. « Au-delà du ressenti des éleveurs, cette enquête a montré que le passage au bio peut être un puissant levier pour réduire la vulnérabilité des exploitations », constate le chercheur, récipiendaire en novembre dernier, du Laurier Espoir scientifique 2019 de l’INRAE.
Le boom du lait bio : explications
Depuis quelques années, le nombre de producteurs de lait certifié AB a connu un essor considérable. Selon les données publiées par FranceAgriMer en octobre 2019 : plus de 800 éleveurs de vaches laitières sont entrés en conversion bio entre novembre 2015 et octobre 2016, soit cinq fois plus que sur la période qu’entre novembre 2014 et octobre 2015. En décembre 2018, on comptait 3 431 producteurs de lait de vache biologique, soit 61% de plus qu’en décembre 2015. « Rien qu’en Aveyron, le nombre de producteur a plus que doublé au cours de cette même période », glisse le chercheur.
Une motivation impulsée par un tarif de lait en moyenne 30 à 40% plus élevé que pour le lait conventionnel et soutenue par la demande des consommateurs. L’étude FranceAgriMer montre que les ventes de lait bio ont augmenté de 19% en 2018 et les chiffres sont encore plus encourageants pour le beurre et les yaourts bio qui affichent, respectivement, des ventes en croissance de 76 et 63%.
La chute drastique du prix du lait conventionnel en 2015-2016 qui a durement touché les producteurs, n’est pas étrangère à ces conversions. Beaucoup y ont vu l’opportunité de basculer en AB, « d’autant qu’au même moment les laiteries étaient à la recherche de volumes supplémentaires de lait bio, et donc de nouveaux producteurs », précise Guillaume Martin. Mais, pour ce dernier, ces conversions ne relèvent pas seulement de la motivation économique, « elles sont liées au contexte global d’incertitude vécu par les producteurs face à un monde de plus en plus incertain et changeant ». La volatilité des prix des intrants (engrais, énergie, aliments pour les animaux) et des produits (comme le blé ou le lait), les multiples contraintes réglementaires, la fréquence des évènements climatiques extrêmes comme des sécheresses ou orages violents, sont autant d’éléments qui fragilisent les exploitations et les rendent dépendantes de facteurs que les éleveurs ne maîtrisent pas.
Un accompagnement nécessaire pour changer de modèle
Si la conversion au bio permet de s’extraire de ce système et de retrouver un peu de marge de manœuvre, elle nécessite de nombreux changements, sans valorisation immédiate du lait au prix bio, avant 1 an ½ à 2 ans. Ce basculement est d’autant plus compliqué pour les exploitations conventionnelles très éloignées du mode de production AB : souvent, elles possèdent un cheptel important, nourri parfois exclusivement avec des fourrages stockés (foin, ensilage d’herbe ou de maïs) et des aliments concentrés (tourteaux de colza et de soja, céréales). Passer de zéro à sept mois de pâturage n’est donc pas simple. Cela implique de modifier l’organisation du parcellaire, d’implanter des prairies en associant plusieurs espèces, de réduire la taille du cheptel pour les mettre en adéquation avec les possibilités fourragères de l’exploitation, de réhabituer les animaux au pâturage, de réduire, voire de supprimer les intrants, notamment alimentaires, de revoir en profondeur les rotations culturales, par exemple en valorisant les intercultures avec des cultures intermédiaires à vocation fourragère…
« Autant de techniques et de compétences que l’éleveur doit (ré)apprendre, avec en toile de fond, l’incertitude de la réponse de l’agroécosystème », raison pour laquelle, les acteurs de la filière bio insistent sur la nécessité d’accompagner l’éleveur pendant toute la durée de sa conversion. « De cet accompagnement, dépendra en partie, la réussite de l’exploitation », confirme le chercheur, auteur d’une méthode d’accompagnement tenant compte de la logique d’action propre à chaque éleveur. Cela passe par des conseillers agricoles spécialisés sur l’AB mais aussi par des groupes d’agriculteurs, comme sources d’informations et de motivations.
Place aux pâturages et à la diversification
Le premier facteur clé pour gagner en efficacité économique est d’augmenter la part de l’herbe pâturée dans la ration alimentaire des animaux. « On sait aujourd’hui que la résilience, entendue comme la capacité d’une exploitation à s’adapter aux aléas climatiques ou économiques repose sur le pâturage des animaux, qui permet de diminuer et maîtriser ses coûts de production. Il faut miser sur des systèmes herbagers économes et autonomes qui permettent de maximiser la différence entre produits et charges, et de mieux résister aux aléas économiques. » La dernière étude réalisée en 2019 portant sur 12 élevages bovins laitiers bretons suivis pendant 5 ans (avant, pendant et après leur conversion), révèle que leur conversion a permis de développer leur capacité à faire face à la variabilité des conditions climatiques et économiques. 11 d’entre elles ont ainsi amélioré leur efficacité économique depuis leur certification, les deux tiers ont augmenté l’autonomie alimentaire de leur troupeau et 7 élevages sur 12, leur rentabilité par travailleur.
Concernant l’élevage ovin biologique, les choses sont très différentes. Boostés par un prix du lait très élevé, certains exploitants optent pour des modèles plus proches du conventionnel, en nourrissant leur cheptel avec des intrants alimentaires (fourrages et concentrés). C’est notamment le cas dans l’Aveyron pour l’approvisionnement laitier des caves de Roquefort. Mais pour le chercheur, ce faible recours au pâturage, par rapport aux élevages bovins peut aussi s’expliquer par l’insuffisance de prairies productives dans certaines régions, mais aussi par le manque de foncier disponible. « Les plus résilients sont aujourd’hui les producteurs qui améliorent le potentiel génétique de leurs brebis pour produire plus de lait et ceux qui travaillent en circuits-courts et/ou en transformant leurs produits à la ferme. La diversification constitue un autre facteur de résilience, autrement dit, ne pas mettre ses œufs dans le même panier. » Depuis 2018, Guillaume Martin coordonne un projet de recherche européen MIX-ENABLE sur le polyélevage (plusieurs espèces animales) en agriculture biologique. L’étude porte sur plus d’une centaine de fermes réparties dans sept pays et vise à mieux connaitre leurs pratiques d’élevage et leurs performances au regard des aléas climatiques et économiques. Le but étant de fournir aux éleveurs les clés d’un modèle de polyélevage durable et résilient.
Renouer avec l’animal
La question du bien-être animal et de sa santé fait partie intégrante du modèle d’élevage bio. Selon plusieurs enquêtes, en réduisant la taille de leur troupeau, les nouveaux convertis disent porter un regard différent sur leurs bêtes et être plus attentifs à leur état de santé. Ils estiment retrouver du plaisir à les nourrir avec les produits de l’exploitation et à les accompagner aux pâturages. Pour l’enseignante-chercheuse de l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse (Toulouse INP - ENSAT) Marion Sautier, spécialiste des questions de gestion intégrée de la santé, ce système pâturant n’est pas sans risques sanitaire, notamment pour les ovins. « Les troupeaux pâturants sont exposés au risque de contamination d’agents pathogènes, comme les strongles gastro-intestinaux naturellement présents dans les pâtures, avec des conséquences parfois fatales pour les animaux. La pratique actuelle consiste à traiter les animaux avec des vermifuges, mais ces derniers risquent de perdre en efficacité, car des résistances apparaissent », explique-t-elle. La chercheuse s’est livrée à un recensement des pratiques auprès de 536 éleveurs des Pyrénées Atlantiques (premier département en nombre d’éleveurs de brebis) pour mieux comprendre les techniques thérapeutiques mis en œuvre par les éleveurs. « Certains traitent le troupeau à titre préventif et de manière systématique, jusqu’à 10 fois par an, d’autres, dans une logique curative, ne traitent qu’après avoir vérifié par analyse de selles, que la brebis est bien infestée. Enfin, certains nourrissent leurs animaux avec des plantes riches en tanins, réputées antiparasitaires. Cela révèle une grande disparité de pratiques, mais aussi un déficit d’informations sur le sujet. » Pour approfondir ces premières observations, Marion Sautier s’apprête à débuter une enquête de terrain, visant à identifier les freins et les leviers à une moindre utilisation des antiparasitaires. L’objectif étant de pérenniser et de sécuriser des modèles d’élevage à la fois performants et durables adaptés à chaque territoire.
Un Living Lab pour le bien-être du Lapin
La filière cunicole connait aujourd’hui une crise sans précédent : baisse de la consommation (700g de lapin/an/Français), quasi absence d’acteurs bio et de Label Rouge, prix élevés, conditions d’élevage peu respectueuses de l’animal… Pour relancer la filière, les producteurs se sont engagés dans une démarche d’amélioration des conditions de vie et du bien-être animal en s’alliant au laboratoire Génétique Physiologie et systèmes d’élevage (GenPhySE) qui a mis en place un living-lab. L’idée ? Rassembler tous les acteurs du secteur, y compris les consommateurs et les ONG de protection de l’animal pour définir un système d’élevage socialement accepté, « un modèle d’habitat innovant qui permettra aux lapins d’exprimer la totalité de leur répertoire comportemental, comme se dresser, ronger, se cacher ou bondir », précise Laurence Lamothe, coordinatrice du projet, chercheuse INRAE.
De nombreuses questions sont abordées : l’alimentation de l’animal, sa santé, sa reproduction, les relations avec ses pairs, son habitat (superficie du parc ou de la cage, nature du sol, toit), la présence de terrier, de matériaux à ronger, de plateformes…. « L’enjeu, c’est de réussir à proposer un ou plusieurs dispositifs permettant de satisfaire à la fois les besoins du lapin, les attentes des consommateurs soucieux du prix et du bien-être animal, le travail au quotidien de l’éleveur et la rentabilité de l’élevage. » Un premier prototype est en cours d’évaluation, un autre est en projet. Résultat final attendu fin 2021.
Agir : laboratoire Agroécologie Innovations Territoires (INRAE et Toulouse INP – ENSAT)
GenPhySE : laboratoire Génétique, physiologie et systèmes d’élevage (INRAE, Toulouse INP – ENSAT et ENVT)