Manger local : comment faire entrer la campagne dans son quotidien ?

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Cultures・Sociétés

Manger local : comment faire entrer la campagne dans son quotidien ?

cultivés en pleine terre

La campagne envahit-elle les villes ? « À travers champ », « Cultures paysannes », « Le brin d’herbe » … Les commerçants proposent de plus en plus de produits locaux et de saison. Loin de l’image figée de la nappe à carreau, les agriculteurs ouvrent leur lieu de production. Décryptage d’un phénomène qui inscrit de plus en plus de campagne dans notre quotidien et dans nos expériences touristiques, avec le géographe Michaël Pouzenc et la sociologue Jacinthe Bessière.

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Bien manger : un défi au-delà de nos assiettes

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Par Anne-Claire Jolivet, de l'équipe Exploreur.

En décembre 2019, Ouest France annonçait l’ouverture à Rezé, près de Nantes, du « premier supermarché 100 % circuits courts ». Le salon REGAL d’Occitanie, quant à lui, promet des échanges directs avec les producteurs. Les enseignes des épiceries et les rayonnages des supermarchés attirent le client avec des noms évoquant le monde agricole et la nature. La qualité d’un produit alimentaire ne se résume plus à sa valeur gustative et nutritionnelle. L’aliment est une porte d’entrée vers la ruralité : celle que le mangeur souhaite rencontrer et se construire.

Les citadins en quête de ruralité

Portrait Michael Pouzenc
Michaël Pouzenc est enseignant-chercheur à l'Université Toulouse - Jean Jaurès, directeur du Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST).

« La ruralité peut s’exprimer en plein centre-ville. »

Le géographe Michaël Pouzenc du Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (LISST) étudie tous les types de ruralités, même celles qui s’observent dans les jardins partagés en plein Toulouse.

Pour ce scientifique, inutile de rechercher une limite objective entre la ville et la campagne : « Un habitant d’une zone résidentielle péri-urbaine pense vivre à la campagne, alors que pour un villageois de l’Ariège il sera perçu comme citadin. La question essentielle est ailleurs : la ruralité est un ensemble de rapports à la nature, notamment de rapports productifs (agriculture, élevage…), indissociables de rapports sociaux et culturels, de systèmes de valeurs et d’idéologies. Posée ainsi, la ruralité est d’une grande actualité : toute société, ne serait-ce que pour se nourrir, se construit une ruralité à propos d’espaces qui ne sont pas nécessairement à faible densité de population. »

Tous « locavores » ?

L’alimentation reste une voie privilégiée pour insérer de la campagne dans notre quotidien. Vouloir acheter « local » la rend accessible, elle est concrètement près de chez soi. Quelles saveurs acquiert un pain s’il est préparé par un boulanger-paysan qui cultive lui-même son blé à 50 kilomètres de son domicile ? Quel caractère porte un fromage acheté directement à la ferme ? N’est-ce pas un plaisir de déguster une barquette de fraises cueillies soi-même pendant ses vacances à Plougastel ? Ainsi des histoires de vies et de terroirs de proximité jaillissent de nos assiettes.

La grande distribution a développé une offre uniformisée. Que ce soit dans un supermarché lotois ou bien dans une grande surface dijonnaise, le client retrouvera une importante quantité de produits standardisés. Pour autant, les grandes surfaces s’adaptent. « Le secteur du commerce alimentaire joue le jeu de la ruralité. » Michaël Pouzenc se rappelle d’une discussion avec le gérant d’un supermarché à Loures-Barousse, au cœur des Pyrénées. Il lui disait : « Dans la vallée tout le monde est cousin, comment licencier quelqu’un sans se mettre à dos toute la vallée ? Il est important que les volailles de M. Untel ou les salades de Mme Unetelle soient en rayon : sinon, ça coince ! » Impossible pour ce directeur d’établissement d’appliquer les politiques de ressources humaines et d’approvisionnement identiques à celles qu’il avait pratiquées dans sa précédente affectation en région parisienne.

Peu de personnes en France font leurs courses dans un seul et unique grand magasin. Les sources de ravitaillement des foyers ne se sont jamais homogénéisées. La production et le commerce alimentaire sont des espaces d’expérimentation dans lesquels les alternatives peuvent s’épanouir.

Les circuits-courts : un engagement réciproque pour la proximité

En centre urbain ou en zone périphérique, les magasins de producteurs se multiplient et les dispositifs permettant la vente directe se déploient : les associations pour le maintien d’une culture paysanne (AMAP), « la Ruche qui dit oui », la vente à la ferme, etc.

Il y a trois grandes voies possibles pour se construire une campagne au quotidien. Dans ses menus hebdomadaires, le citadin se satisfait de distiller des produits d’excellence, labellisés via l’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) par exemple. Dans un cadre touristique, le mangeur vit des expériences culinaires pour tester ses limites et ainsi conforter ou élargir ses habitudes alimentaires. Enfin, s’engager dans une AMAP, c’est un acte militant qui permet de se mettre au défi de cuisiner des légumes chaque jour, qui sont pour certains très peu familiers, voire inconnus. 

« L’AOC, c’est rarement ce que l’on mange tous les jours. L’AMAP c’est autre chose : au gré des saisons, c’est la patate et le poireau qui ré-enchantent le quotidien », souligne Michaël Pouzenc. Par le développement des circuits-courts, l’espace local se concrétise sur la table mais aussi par un réseau de relations sociales de proximité. « Les AMAP qui fonctionnent le mieux sont celles qui livrent dans des lieux culturels », appuie le géographe.

En Midi-Pyrénées, entre 2000 et 2010, la part des exploitations agricoles utilisant les circuits courts de commercialisation passe de 14 à 19% (Agreste données Midi-Pyrénées, 2012). Et la tendance ne faiblit pas. La demande conditionne l’offre. Les consommateurs recherchent un lien privilégié de proximité et les producteurs des opportunités de développement économique et social.

La ferme : un lieu de rencontres interculturelles

Au-delà du goût et de l’apport nutritionnel, acheter et cuisiner un produit local, c’est une culture alimentaire qui est partagée. Pour le visiteur (touriste ou citadin), l’expérience de la rencontre est recherchée ; pour le visité (exploitant agricole), les enjeux sont multiples, au-delà des obligations de survie économique.

Voyageons dans une île vendéenne de la côte atlantique. Avec ses contraintes économiques et son environnement touristique spécifique, « la ferme d’Émilie » de l’île d’Yeu propose un large panel d’activités, en plus de la vente classique de sa viande d’agneau, de ses confitures et de sa laine au marché et aux restaurateurs. Boutique-salon de thé, concerts-tapas, soirées transhumance sur la côte sauvage, ateliers laine pour enfants, etc. transforment la ferme familiale en un lieu de vie communale à part entière. Aujourd’hui, l’exploitation agricole doit être en mesure d’accueillir sur son lieu de travail, ou du moins donner à voir son choix de vie, son environnement, ses engagements.

Portrait Jacinthe Bessière
Jacinthe Bessière est enseignante-chercheuse à l'Université Toulouse - Jean Jaurès, à l’Institut Supérieur Tourisme, de l’Hôtellerie et de l’Alimentation (ISTHIA) et membre du Centre d'étude et de recherche travail organisation pouvoir (Certop).

« Le local sans bocal : impossible d’accuser le monde rural de repli sur soi. »

Concernant les dispositifs facilitant les échanges entre touristes et agriculteurs, Jacinthe Bessière précise qu’« un marché nocturne dans l’Aubrac, par exemple, est en apparence un espace d’interculturalité entre les urbains et les ruraux, mais il est aussi, voire surtout, une culture urbaine délocalisée, un entre-soi vacancier ». Le projet Touralim porté par Jacinthe Bessière et Alexis Annes (enseignant-chercheur Toulouse INP – Purpan et sociologue au LISST) vise, d’ailleurs, à étudier les formes et les enjeux du   développement de l’agritourisme. L’écueil serait d’offrir une « authenticité » en toc.

« Le mangeur, de l’étudiant au chef étoilé, émerveille sa cuisine en échangeant en direct ou par procuration avec des personnes dont le but n’est pas que, voire n’est plus, de faire de l’argent »

précise la chercheuse.

La clé de la réussite d’un exploitant agricole est l’ouverture. Produire de la qualité suffit rarement. « Pour les vins de Gaillac, les consommateurs s’intéressent en premier au vigneron et à son mode de vie, avant de penser au vignoble », illustre Michaël Pouzenc.

Les identités d’un terroir en jeu

Victimes de leur succès dans la grande distribution, les labels, les appellations et autres signes d’excellence gustative peuvent voir leur image se détériorer. Ils doivent alors renforcer leur ancrage local, le respect de l’environnement et le bien-être animal.

A une autre échelle, le souhait de rencontre réduit la marginalité des initiatives alternatives et l’achoppement de la folklorisation. Pour le Larzac, certaines innovations autour de la viande d’autruche, de la production de bières et d’apéritifs chahutent l’héritage du roquefort devenu majoritairement industriel. Dans ce cas, la diversification des productions dans une voie alternative nourrit l’imaginaire d’un pays militant. Les acteurs locaux l’ont compris. « Les productions alimentaires locales sont des ressources à même de consolider les trajectoires de développement des territoires, en accord avec leurs habitants, avant d’être propulsées dans la sphère du tourisme. Elles stimulent la structuration de réseaux et l’adhésion collective », conclut Jacinthe Bessière.

Dans le cas de la valorisation de patrimoines alimentaires, Jacinthe Bessière résume les conditions qui permettent à des mets ou des produits d’incarner un terroir donné : « C’est une recette à trois ingrédients. Pour qu’un produit puisse entrer dans le patrimoine local, il doit s’inscrire dans la mémoire collective, présenter un ancrage spatial, en lien avec le biotope mais aussi apporter de la crédibilité et de la légitimité aux acteurs locaux, les agriculteurs en premier lieu. »

L’image de l’agriculteur évolue. Nouvel acteur majeur des enjeux de développement durable, certains peuvent se sentir parfois agressés par une demande sociale si forte. Quand la campagne de proximité est perçue comme une menace pour la santé à cause des pesticides, l’« agribashing » accuse certaines pratiques agricoles et révèle les tensions entre un monde espéré et une société encore structurée sur des modèles de développement économique du siècle dernier. Espérons que par ses choix de consommation, la suprématie de l’urbain serve à tranquilliser et réinventer nos campagnes. D’autant que Michaël Pouzenc conclut qu’« en pleine saison, le bio en circuit court est parfaitement compétitif » !

 

Références bibliographiques 

  • Bessière Jacinthe. Innovation et patrimoine alimentaire en espace rural. Editions Quæ, 2012
  • Pouzenc Michaël. Commerce et ruralité. La « renaissance rurale » d’un siècle à l’autre ? Presses Universitaires du Midi, coll. Ruralités Nord Sud, 2018

 

Certop : Centre d'Etude et Recherche Travail Organisation Pouvoir (Université Toulouse – Jean Jaurès, Université Toulouse III – Paul Sabatier, CNRS)

LISST : Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires (CNRS, Université Toulouse – Jean-Jaurès, ENSFEA, EHESS)