Jean-Pierre Poulain, l'alimentation sous l'oeil d'un sociologue
Bien se nourrir, bien produire, bien emballer, prévenir les mécanismes qui induisent des maladies telles que l'obésité, ou les risques pour la santé liés à ces dernières... les recherches engagées autour de l'alimentation sont nombreuses. Né dans l'univers des métiers de bouche, Jean-Pierre Poulain a choisi de se pencher sur ses dimensions sociologiques depuis déjà près de 40 ans.
Par Camille Pons, journaliste scientifique.
« Mon père était charcutier-traiteur, ma grand-mère restauratrice, mon oncle pâtissier et ils ont arrosé ma naissance comme successeur. »
Son histoire, Jean-Pierre Poulain aime la présenter d'abord comme celle d'un « héritier », né dans l'univers des métiers de bouche. Pourtant, il ne sera pas, au final, cet héritier, même s'il a démarré ses études à l'École hôtelière de Toulouse en 1971 en vue de reprendre l'entreprise familiale. Où il s'enthousiasme pour la cuisine, « quelque chose d'extraordinaire, avec un rapport au réel important, la recherche d'un équilibre qui fait que ça réussit... » Pourtant celui-ci se réalisera finalement en tant que chercheur sociologue et anthropologue. « J'admirais mes parents », confie le chercheur, « mais j'ai su très tôt, adolescent, que ce n'était pas ce que je voulais faire. Mais je n'avais pas le cran de dire que ce n'était pas mon projet de vie ! »
Il lui faudra presque 20 ans entre ces deux vies, celle qui l'a mené jusqu'au poste de professeur agrégé à l'École hôtelière, et celle qui le mènera à l'Université Toulouse - Jean Jaurès et à ses activités de recherche depuis 2006 au Centre d'étude et de recherche travail organisation pouvoir (Certop).
Une reconversion qui ne l'éloigne néanmoins pas des métiers de bouche, puisqu'il va choisir comme objet de recherche l'alimentation, mais sous un angle autre que celui de la production ou de la santé : la sociologie. Et à cette époque, ils sont encore peu nombreux dans cette spécialité, dans une société qui donne à voir « un paradoxe : une gastronomie qui est un objet central en France, mais absente du discours savant ».
Sa décision d'arrêter avec l'entreprise familiale, il l'a prise assez tôt. Mais avant de parvenir à la recherche, parce qu'il est père de famille et « qu'il faut faire bouillir la marmite », il devient maître auxiliaire (enseignant contractuel) en même temps qu'il se prépare à passer les concours de l'enseignement pour devenir chef de travaux (mission qui consiste, notamment, à conseiller le chef d'établissement, organiser les enseignements, coordonner...). Et mène d'autres études en parallèle, « merci d'ailleurs à la formation continue et au système de télé-enseignement d'exister ! », s'amuse-t-il : psychologie jusqu'à la maîtrise, DEA de sociologie générale (ex master recherche) à l'Université de Paris VII, puis thèse dans la foulée en sociologie de l'alimentation sous la direction d'Edgar Morin.
Collection « Itinéraire gourmand » : une expérience au cœur de la culture alimentaire
S'il aime dire que la « révélation », il l'a eue en lisant un article du sociologue Claude Fischler offrant une focale sur les dimensions culturelles de l'alimentation, pendant sa thèse il a déjà la possibilité d'explorer cette dimension. De la rencontre avec Pierre Privat, l'éditeur toulousain, naît ainsi la collection « Itinéraire gourmand », qu'il conçoit de manière originale puisqu'elle allie « une dimension historique et culturelle à des séries d'interviews de chefs, qui ressourcent leurs pratiques aux cuisines de terroir ». Des différents ouvrages qu'il rédige, il en retient surtout un, « Le Limousin Gourmand ». Parce qu'il lui permet, dit-il, de « payer [s]a dette de cœur » à son père en évoquant sa région d'origine qui, « était vue comme ''le non-lieu de la culture gastronomique'' », et lui donne une visibilité nationale puisque le livre est présenté par Bernard Pivot, dans l’émission télévisuelle « Apostrophes ».
Aujourd'hui, avec entre autres 24 ouvrages, 60 articles et 68 chapitres d'ouvrages, Jean-Pierre Poulain s'est fait un nom qui dépasse les frontières de l'Hexagone. Ces travaux vont de la sociologie et l'anthropologie de l'alimentation et des cultures alimentaires aux troubles du comportement alimentaire, en passant par l'évolution des pratiques et la gestion des crises.
Mais de sa carrière, Jean-Pierre Poulain retient surtout trois étapes-clés. D'abord l'étude des pratiques des consommateurs menée dans le cadre des programmes du ministère de l'Agriculture, « Aliments demain, Aliments 2000 ». Il met ainsi au point une nouvelle méthodologie, justifiée car « les enquêtes classiques laissaient penser, au regard des données économiques dont on disposait, augmentation de la consommation du café en poudre, de surgelés, chute des taux de prises de hors d'œuvres, etc., que les déclarations qui y étaient faites étaient orientées par des discours conservateurs alors que dans la réalité ça ne se passait pas tout à fait comme ils le disaient. Ces nouveaux outils s'avéraient donc essentiels pour voir ce que les gens ne déclaraient pas ».
Reconnaissance académique et partage de son expertise pour tous
La deuxième étape-clé se situe en 1999. Le chercheur est alors invité à participer à une expertise collective de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et à plancher sur une question : qu'est-ce qui a changé dans nos manières de manger qui pourrait expliquer l'augmentation de l'obésité ? « Là, je découvre un truc génial ! Un sujet passionnant, sur lequel j'apprends, me forme en participant à des réunions d'experts de différents domaines », confie encore le chercheur, qui va gagner en notoriété avec une série de publications : le chapitre intitulé « Les dimensions sociales de l'obésité » de l'expertise Inserm « Obésité, dépistage et prévention chez l'enfant », et deux livres, « Sociologies de l'alimentation » et « Sociologie de l'obésité ».
L'ouvrage « Sociologies de l'alimentation », publié en 2002, connaîtra 4 éditions et sera traduit en 5 langues. Il a surtout une valeur particulière pour l'auteur. Non seulement il le rend « légitime » auprès de la communauté scientifique, alors qu'il « sent encore un peu la frite et la pratique », mais aussi « lisible des populations adjacentes » à un moment où, justement, « le débat s'ouvre ». Car Jean-Pierre Poulain a choisi, au-delà des parties théoriques, de proposer sur un mode plus accessible une sorte de « chapitre d'application » pour tous.
Cet intérêt pour le sujet de l'obésité, il ne le perdra pas. Mais il « milite pour une politique de lutte mais non stigmatisante, respectueuse des personnes obèses, une lutte contre le développement de l'obésité et non contre les personnes obèses ».
Enfin, Jean-Pierre Poulain évoque le plaisir qu'il a eu à diriger le « Dictionnaire des cultures alimentaires », aux Presses universitaires de France, réalisé avec plus de 150 auteurs internationaux en 2012 et centré autour des dimensions socioculturelles de l'alimentation.
Une plateforme expérimentale pour observer les comportements alimentaires et les interactions sociales associées
Aujourd'hui, il s'engage sur d'autres projets qui s'appuieront sur la plateforme expérimentale Ovalie installée à l'Université Toulouse – Jean Jaurès. Cet équipement permettra d'étudier les comportements alimentaires de manière contextualisée puisque les sujets seront immergés dans des décors adaptés (restaurant, cantine, chambre d'hôpital, salle à manger familiale, etc.). Elle analysera les expressions faciales des émotions gustatives, les interactions sociales au cours des repas et « les contaminations émotionnelles », en s'appuyant sur des systèmes automatisés : des capteurs, dont 84 caméras pour « prendre sous toutes les coutures », et des logiciels de reconnaissance faciale.
L'un des premiers projets consistera à travailler avec des enfants atteints du syndrome de Prader-Willi, sur « la socialisation alimentaire, donc les règles pour 'manger comme il faut' qui sont importantes dans la construction de la personne ». Ces enfants naissent avec une faiblesse musculaire qui entraîne des difficultés d'alimentation, puis sont fortement attirés par la nourriture à partir de l'âge de deux ans. D'autres travaux variés suivront, comme l'analyse des problèmes de déglutition des personnes âgées ou encore celle de l'influence des pairs lors des dégustations de vin. Et dans le cadre de la chaire « Food Studies » dont il a la charge, certaines recherches seront conduites à la fois au sein d'Ovalie et dans une plateforme miroir mise en place à la Taylor's University de Kuala Lumpur.
Voix off
Jean-Pierre Poulain, bon mangeur, petit mangeur, gros mangeur... ?
(Il regarde son ventre et sourit) Il faut que je vous donne une preuve ?
Un sociologue de l'alimentation, ça aime faire la cuisine ?
J'aime cuisiner ! Avec une particularité : je sais cuisiner puisque j'ai fait l'école hôtelière. Et j'ai des copains qui sont de grands chefs et des Meilleurs ouvriers de France ! Cela reste important pour moi et je reste content du travail que j'ai fait pour la gastronomie française, et ce jusqu'à mes publications.
Si l'homme, et non le chercheur, devait exprimer son opinion sur une tendance actuelle concernant l'alimentation, quelle serait-elle ?
J'ai une sensibilité particulière pour un sujet : la tendance à la médicalisation de l'alimentation. C'est-à-dire le fait que l'on se serve de cette dernière comme levier de prise en charge pour des personnes, par exemple, qui ont dépassé les 40 ans et sont exposées à des risques de maladies chroniques ou de cancers. Cela réduit l'importance de l'interaction sociale, le régime renforçant le rapport individuel à l'alimentation, mais cette tendance forte, et alors même qu'on est à la veille d'une révolution autour de l'épigénétique qui nous permettra de comprendre comment l'alimentation contribue à allumer ou éteindre certains gènes par exemple, est excitante pour le chercheur que je suis: car ces sujets permettent de rentrer de plus en plus dans le dialogue interdisciplinaire !
En dehors de vos recherches, le goût de quoi ?
De la cuisine !
Bio Express
- 1956 : naissance
- 1971 – 1976 : études à l'École hôtelière de Toulouse
- 1981 – 1993 : professeur puis professeur agrégé « chef de travaux » en économie gestion à l'École hôtelière
- 1985 : soutenance de la thèse « Anthroposociologie de la cuisine et les manières de table » à l'Université de Paris VII
- 1993 : responsable de la maîtrise de Sciences et techniques hôtellerie-tourisme au Centre d'études du tourisme et des industries de l'accueil (Cétia) de l'Université Toulouse - Jean Jaurès
- 1994 : maître de conférences, intégré au Centre d'études et de recherches sociologiques (Cers), puis à partir de 2006 au Certop (Centre d'étude et de recherche travail organisation pouvoir).
- 2004 : obtention de l’HDR (Habilitation à diriger les recherches)
- Février 2006 : qualification aux fonctions de professeur des universités
Jean-Pierre Poulain est enseignant-chercheur de l’Université Toulouse – Jean Jaurès. Il a obtenu en 1988 le Grand prix de l'Académie nationale de cuisine pour « Histoire de la cuisine et des cuisiniers », le Prix Jean Trémolières en 2001 pour « Manger aujourd'hui » et « Sociologies de l'alimentation », et, en 2002, le Prix de la Recherche en nutrition de l'Institut français de la nutrition.
Quelques repères bibliographiques
- Risk and food safety in China and Japan: theoretical perspectives and empirical insights, avec Augustin-Jean L., 2018, Routledge, 232 p.
- Sociologies de l'alimentation, nouvelle édition augmentée, 2017, PUF, 320 p.
- Sociologie de l'obésité, 2009, PUF, 368 p.
- Les dimensions sociales de l'obésité, in Obésité, dépistage et prévention chez l'enfant, 2001, éditions de l'Inserm, coll. Expertise collective, 59-96 p.
- Dictionnaire des cultures alimentaires, seconde édition augmentée, 2018, PUF, 1584 p.
- Le Limousin gourmand, 1984, Privat, 198 p.
Certop : Centre d'Etude et Recherche Travail Organisation Pouvoir (Université Toulouse – Jean Jaurès, Université Toulouse III – Paul Sabatier, CNRS)