Confinement : comment étudier son impact sur les inégalités sociales ?
Le confinement protège les personnes fragiles face à la pandémie du coronavirus. Mais quel est son impact sur les personnes vulnérables ? Isolement psychologique, violences conjugales, difficultés économiques, etc. Hormis l’infection et ses conséquences médicales, quels sont les autres facteurs à risques pour la santé publique ? Avis et hypothèses de deux épidémiologistes toulousains chercheurs à l’Inserm.
Propos recueillis par Christine Ferran et Anne-Claire Jolivet, de l’équipe Exploreur.
Vous êtes épidémiologistes. Sur quelle maladie et quelle population travaillez-vous ?
Michelle Kelly-Irving et Cyrille Delpierre : Nous faisons partie d’une équipe hospitalo-universitaire toulousaine de chercheurs travaillant sur les inégalités sociales de santé. Nous souhaitons comprendre pourquoi l’espérance de vie et l’état de santé sont très fortement associés au niveau social. En France, où cette association est particulièrement forte, l’espérance de vie des hommes est de 84,4 ans parmi les 5 % les plus aisés, contre seulement 71,7 ans parmi les 5 % les plus pauvres, soit 13 ans d’écart. Nous ne nous focalisons pas sur une pathologie spécifique même si nous avons beaucoup travaillé sur les cancers, des maladies à travers lesquelles s’exprime une part importante des inégalités sociales de mortalité en France. Notre originalité est d’étudier les déterminants sociaux et structuraux par une approche biographique (« lifecourse » en anglais) en intégrant le parcours de vie et le parcours de soins. Il s’agit d’un cadre conceptuel interdisciplinaire. Ainsi nous prenons en compte les différents stades de développement humain, de la conception à l’âge adulte, et l’écosystème complexe lié à l’environnement social.
Les inégalités sociales et le confinement ne vont-ils pas aggraver le risque de Covid-19 et de souffrances sociales ?
Nous pouvons faire l’hypothèse que oui. Mais bien entendu, il s’agit d’une maladie émergeante et nous n’avons pour l’instant pas pu l’étudier faute de données pertinentes. Nous ne pouvons donc faire que des hypothèses basées sur ce que nous savons d’autres pathologies. Si nous devons proposer une vision d’épidémiologie sociale de ce que nous savons de la pathologie Covid-19, nous pouvons émettre plusieurs hypothèses.
Concernant le risque d’infection
Au départ, les premiers cas déclarés étaient des voyageurs venant de pays lointains, nous permettant d’imaginer qu’ils étaient plutôt de milieux favorisés voyageant dans le cadre de leur loisir ou pour leur métier. La contamination s’est ensuite faite par les proches. Depuis la propagation plus généralisée de la maladie en France, on peut penser que les personnes de milieux socialement moins favorisés risquent d’être plus exposées puisque le télétravail leur est moins accessible, ce qui accroît leur risque d’exposition. Leurs conditions de logement (espaces plus petits, partagés par plus de personnes, avec moins souvent un accès extérieur…) les rendent plus vulnérables aux infections en raison d’une promiscuité plus grande. Par ailleurs les femmes de milieu social défavorisé seront probablement plus exposées car elles sont surreprésentées dans les métiers de soins et de service, donc davantage en contact avec le public.
Concernant le développement de la maladie
Nous savons que certains facteurs de risques de comorbidité associés aux formes graves de la maladie prédominent dans les populations moins favorisées : hypertension, bronchopneumopathie chronique obstructive – BPCO –, diabète, tabac, obésité. En termes de décès, les statistiques montrent que les hommes sont plus à risque : il est possible que certains mécanismes physiologiques spécifiques des hommes expliquent ce résultat, mais une chose est sûre, les comorbidités et les facteurs de risque de forme grave sont davantage présents chez eux que chez les femmes.
Concernant les effets et le vécu du confinement
Nous pouvons supposer que l’impact psychologique du confinement sera pire pour les personnes moins favorisées, en raison notamment des conditions d’habitat défavorables, mais aussi de l’occurrence de violences domestiques qui toucheront particulièrement les femmes. Au niveau professionnel, les personnes devant s’occuper d’enfants ou d’autres membres de leur foyer (ici encore, les femmes dans la majorité des cas) seront mises en difficulté face au télétravail. Par ailleurs, l’impact économique du confinement sera différent en fonction des métiers. Le chômage partiel, notamment pour des métiers qui ne supportent pas le télétravail, provoquera à une perte de revenus, probablement plus fréquente chez les employés et les ouvriers. La situation sera aussi délicate pour les indépendants qui sont contraints d’arrêter leur activité.
Malheureusement, nous ne disposons pas des données permettant de tester ces hypothèses, les données sociales (niveau d’éducation, profession et catégorie socio-professionnelle, lieu de résidence, etc.) n’étant pas collectées en routine dans le système de soins ou dans les bases de données médico-administratives. Ces informations ne sont pour le moment pas considérées comme des données cliniques d’intérêt.
Afin de comprendre et d’agir pour réduire l’impact des inégalités sociales sur le risque d’infection par le virus du Covid-19, il faudrait indiquer de manière systématique le niveau social des personnes dans les dossiers médicaux ; cette information doit devenir une donnée « clinique » au même titre que l’âge et le sexe.
Concernant les effets du confinement sur la population générale, cela passe par la mise en place d’études ad hoc. Nous avons ainsi lancé un partenariat interdisciplinaire avec d’autres laboratoires membres de l’Institut fédératif d’études et recherches interdisciplinaires en santé (IFERISS) : le programme EPIDEMIC. Le premier objectif de ce projet est de comprendre la distribution sociale de la maladie, des cas sévères et des décès ; le deuxième consiste à examiner les effets socio-économiques et psychosociaux du confinement en interrogeant les personnes sur leur vécu du confinement et l’impact sur leur santé psychologique.
En Suède et en Hollande, le confinement n'a pas été préconisé, pouvez-vous expliquer ce choix ?
La maladie Covid-19 est due à un virus très contagieux. Dans 80 à 85 % des cas, la maladie semble se présenter sous une forme quasi asymptomatique ou peu symptomatique ; dans 10 à 15 % sous une forme sévère nécessitant une hospitalisation ; et dans 5 % des cas sous une forme très sévère nécessitant des soins de réanimation. Le taux de mortalité se situe autour de 1 % même s’il reste difficile à estimer sans données précises sur le nombre de personnes réellement infectées.
Le confinement, qui est le choix de la France et de la majorité des pays touchés par l’épidémie, a donc pour but de limiter la propagation du virus et de ralentir sa progression (étaler le pic) de manière à limiter le nombre d’infections. Ainsi, les cas graves nécessitant une hospitalisation et in fine le nombre de décès sont réduits. L’idée est d’éviter la saturation des hôpitaux. Une des limites de cette approche est que le nombre de personnes infectées – et donc immunisées – sera limité. Ce qui posera problème lors de la levée du confinement puisqu’un risque de nouveaux pics épidémiques est à prévoir du fait de la part importante de la population non immunisée contre le virus. Ce risque persistera tant que la population ne sera pas suffisamment immunisée d’où l’importance majeure de rechercher un vaccin. Comme aucun vaccin n’est encore disponible, le choix fait par la Suède – et au départ par les Pays Bas et le Royaume Uni – est basé sur l’idée qu’en laissant circuler le virus, une part importante de la population sera immunisée, ce qui aboutira à bloquer sa diffusion (environ 60 % de la population). On parle d’immunité collective.
La difficulté de cette approche est que le nombre de personnes infectées sera important et donc aussi le nombre de cas graves et de décès. A titre d’exemple, si 60 % de la population suédoise doit être infectée pour bloquer la diffusion du virus, 6 millions de personnes seront infectées, dont 600 000 auront une forme sévère, 300 000 nécessiteront des soins en réanimation et 60 000 en décèderont (selon les données disponibles en ce moment mais dont l’estimation est imprécise et sous-estimée, puisque le nombre de personnes réellement infectées n’est pas connu). Et ce, dans un laps de temps très court ce qui dépassera les capacités de soin des pays ayant fait ce choix. Leur stratégie est difficile à tenir au niveau politique, assez critiquée par leurs voisins, et on voit que ces pays proposent tous des approches de restriction de mouvement a minima. Il est important de noter aussi que les contextes diffèrent en fonction des pays, par exemple en termes de densité de population, qui est faible en Suède, ce qui limite de fait les contacts et la diffusion du virus, pouvant expliquer des stratégies différentes.
Notons également que les connaissances virologiques sur le virus Sars-Cov2, provoquant le Covid-19, et sur les questions d’immunité collective sont encore très limitées.
Quand et comment pourrons-nous évaluer l'impact du confinement sur la santé publique?
Le confinement, en bloquant la diffusion du virus, devrait se traduire par une baisse du nombre de nouveaux cas, et donc de cas graves et de décès. C’est ce qui a été observé dans les pays qui ont appliqué cette stratégie, comme la Chine ou l’Italie dans certaines régions, après au moins six semaines de confinement. Il est important de noter que l’effet du confinement dépend du type de confinement décidé – confinement partiel (fermeture des écoles) ou confinement plus sévère (fermeture des écoles, des commerces non nécessaires, confinement total) – et de son application par la population.
Néanmoins le confinement ne suffira pas pour avoir un effet à long terme puisque la contrepartie est de limiter le nombre de personnes en contact avec le virus, et donc d’augmenter le risque de nouveaux pics une fois le confinement terminé. On ne pourra sortir de cette situation que si d’autres mesures sanitaires sont mises en place, comme des tests de dépistage à grande échelle permettant d’identifier les personnes infectées – et celles avec qui elles ont été en contact – puis de les isoler.
Ces mesures ont fait leur preuve en Corée du Sud et à Taiwan. Les systèmes de santé de ces deux pays sont équipés pour répondre rapidement à l’apparition de nouveaux cas (clusters). L’utilisation de tests sérologiques rapides pour identifier les personnes qui ont été en contact avec le virus et qui sont immunisées sera également d’une importance majeure pour organiser le « déconfinement ». Enfin, la recherche de traitements et de vaccins est évidemment une priorité, la disponibilité de l’un ou de l’autre modifiant très fortement l’évolution et la prise en charge de l’épidémie.
Michelle Kelly-Irving et Cyrille Delpierre sont membres du laboratoire Épidémiologie et analyses en santé publique : risques, maladies chroniques et handicaps (Inserm et Université Toulouse III - Paul Sabatier)