Rien ne vaut une carte pour s’évader

Partagez l'article

Cultures・Sociétés

Rien ne vaut une carte pour s’évader

carte _ bateau papier

La cartographie n’est pas seulement une représentation des territoires, elle est une vision du monde, une pensée construite. Elle est aussi un appât à imaginaire extrêmement puissant. La philosophe Aline Wiame nous propose de repenser une nouvelle manière de faire carte en explorant les récits qui l’accompagnent.

Par Catherine Thèves. Publication de la série LA PAUSE ÉTUDIANTE, rédigée dans le cadre de l’atelier d’écriture du Master Culture et communication, parcours Médiations scientifiques, techniques et patrimoniales de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, avec la contribution de Caitlin Gartside et Martin Lapouille.

Et si la cartographie était aussi un artefact de l’imaginaire ?

C’est dans une faculté bruissant des conversations des étudiants rentrant en cours, entre deux journées de revendications, que nous rejoignons le bureau d’Aline Wiame, enseignante-chercheuse en Philosophie à l’Université Toulouse - Jean Jaurès. Aline Wiame s’intéresse à l’histoire de la cartographie moderne et interroge les modalités de l’image et des récits.

« Ensemble, essayons de penser autrement la cartographie »,

nous propose-t-elle.

Une carte est un objet complexe, une sélection de ce qui est représenté, de ce que l’on montre. Si l’on s’arrête à ce que l’on voit, on la fige, on l’essentialise, « c’est comme cela et pas autrement ». Le dessin ne fait pas l’essentiel, il est aussi accompagné de médiations. La carte est toujours dynamique, toujours susceptible de se modifier : « ce qui est intéressant c’est la question du récit ». Car la carte ne doit pas être un code fermé, au contraire c’est un code multidimensionnel. La carte s’enrichit de la narration et devient un message plus subtil, plus intéressant. L’image ne se referme pas, ce sont avant tout des illustrations pour que des personnes puissent habiter le territoire. Cependant, si nous voulons questionner la cartographie moderne, il faut laisser exister ces ambiguïtés et se poser la question de l’héritage.

Usages et réappropriations des territoires

Les possibilités numériques nous offrent une nouvelle lecture des territoires. Notamment avec les cartes interactives comme Google Maps et ses alternatives open sources. Ce sont des cartes dynamiques sur un site web ou une application. Les cartes peuvent s’enrichir de l’apport des utilisateurs et des mises à jour d’une communauté active. Elles deviennent des usages et des réappropriations des lieux parcourus ou espérés.

Pour exemple, la ressource OpenStreet Maps s’inscrit dans le mouvement de la culture libre. Le premier itinéraire est une cartographie balisée à partir d'une trace GPS, enregistrée sur un trajet à vélo. Le projet devient par la suite collaboratif, constitué par les données de cartographie libres construites et consultables par les utilisateurs. La carte interactive des gilets jaunes leur permet d’ajouter un rassemblement, par et pour chaque utilisateur, en temps réel, au cœur même de leurs mouvements.

Représenter son monde

mappa mundi albi
Mappa mundi, carte médiévale du monde conservée dans le fonds ancien de la médiathèque Pierre-Amalric d'Albi © Ville d'Albi

 

Les cartes sont aussi une construction philosophique du monde, on les retrouve dans notre histoire. Les cartes médiévales sont spirituelles. La Mappa mundi, carte du VIIIe siècle, est dessinée dans un ouvrage pédagogique du clergé, initialement conservée à la Cathédrale d’Albi.

Elle représente le monde connu avec les connaissances de l’époque. Un monde à trois continents, figuré comme un « fer à cheval ». Ce qui est important, ce n’est pas seulement la représentation graphique mais bien le symbole de la carte, positionnée à la fin du livre. Les chercheurs en ont déduit que sa figuration, en dernière page, est un exercice spirituel ultime, une certaine façon de faire exister un sens du monde. Car voir la totalité du monde, c’est plutôt un point de vue de Dieu. On ne peut donc l’aborder qu’après avoir cheminé et atteint un certain degré de spiritualité.

Restons dans l’histoire. Au XVIIe siècle, pendant la renaissance, la carte célèbre du Tendre est éditée. Elle est inspirée par le roman de Clélie, histoire romaine, écrit par Madeleine de Scudéry. Tendre est un pays imaginaire, une vision cartographique et baroque des sentiments amoureux. Un tracé cheminant entre les villages, les fleuves, les différents stades de la vie amoureuse que nous construisons aussi avec notre propre histoire. Une manière figurative qui devient une ouverture nous entrainant dans notre imaginaire, nos rêves.

 

S’ouvrir à des rêves 

C’est donc d’une manière très personnelle que nous pouvons aborder le monde par les cartes. Comme nos rêveries, enfant, sur les espaces blancs des cartes. Ces régions encore inconnues, blanches, vierges, qui permettent de s’ouvrir à des rêves, des explorations, des découvertes.

Dans l’Atlas des contrées rêvées, l’auteur D. Lanni, incite le lecteur à une exploration poétique du monde, de l’Antiquité au XVIe siècle, à plonger dans les songes des marins, des explorateurs, des aventuriers. En parcourant les siècles, les conteurs ont décrit ses lieux inconnus, sur ses terres lointaines et vierges d’humanité. Ils les ont peuplés de créatures mystiques, de personnages légendaires. La Colchide, la contrée où repose la toison d’or, le pays des Monboutton peuplé de monstres, l’empire ténébreux des Cimmériens où s’exilent les morts. Le sombre aussi est présent. Une part du rêve qui devient quelquefois cauchemar.

Charles Marlow, le héros d’« Au cœur des ténèbres » de J. Conrad, en fait la dure expérience. Conrad décrit combien enfant, il rêvait des espaces blancs, vierges sur les planches des Atlas. « Une tache blanche sur laquelle un petit garçon pouvait bâtir de lumineux rêves de gloire ». Adulte, son héros remplit cet espace de fleuves et de rivières, de lacs et de noms. Il découvre aussi comment l’espace lumineux de son enfance est devenu un lieu de ténèbres. Un Congo soumis à un système colonial tyrannique et exploiteur établi par les colons européens.

La cartographie nous offre un monde multiple, d’hier à demain, de la part la plus sombre de l’humain à la plus rêveuse, du territoire au nouvel espace numérique. La philosophie nous entraine dans cet espace, la carte devenant un moteur de récit, d’écriture, de rapport au territoire.