Le champ en équation : la modélisation au service de l’agroécologie

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Maths・Ingénierie

Le champ en équation : la modélisation au service de l’agroécologie

Tournesol _ agroecologie
© Marie-Anne Vedy-Zecchini

Comment réduire l’usage des pesticides sans mettre en danger à court terme le modèle économique de l’exploitant agricole ? La modélisation vient à la rescousse des agriculteurs pour les aider à basculer vers des pratiques durables. L’enjeu de la thèse de Marie-Anne Vedy-Zecchini est de proposer des outils accessibles et sur-mesure, pour le tournesol.

Par Marie-Anne Vedy-Zecchini, docteure de Toulouse INP, au laboratoire Agroécologie, innovations, territoires (Agir), thèse encadrée par Jean-Noël Aubertot (chercheur INRAE) et Marie-Hélène Robin (enseignante-chercheuse à l’école d’ingénieurs de Purpan -Toulouse INP)

 

Produire en limitant notre consommation de pesticides constitue un défi majeur en agronomie. Pour tenter d’y répondre, le gouvernement a mis en place des plans Ecophyto successifs. Vouloir réduire la présence des bioagresseurs, ces organismes qui engendrent des pertes de rendement d’une culture, sans produit chimique implique de connaître l’efficacité des pratiques agricoles alternatives. Ces dernières années, des concepts comme la Protection agroécologique des cultures (PAEC) ont vu le jour. Cette dernière promeut l’application des pratiques agricoles alternatives ou « préventives », relevant de l’écologie (biogéographie, écologie de conservation, écologie du paysage) et n’accepte l’utilisation de produits pesticides qu’en cas d’extrême nécessité. Avec cette approche, la protection de la parcelle agricole nécessite de considérer à la fois la parcelle et le paysage dans lequel elle se place et les différentes échelles temporelles qui la concerne (cycle de vie des bioagresseurs, cycle de vie de la culture, cycle de la succession culturale).

L’application du concept de PAEC impliquent pour les agriculteurs de repenser leurs productions avec une gestion durable du système. Un rendement obtenu de manière écologique est le « graal » qui peut être difficile à mettre en œuvre. En effet, une parcelle cultivée est un monde complexe : comment prévoir les effets du changement d’une ou plusieurs pratiques compte-tenu des nombreuses interactions avec son environnement biotique (les autres organismes) et abiotique (le sol, l’eau, l’air, la luminosité…).

La modélisation mathématique, un outil si pratique

C’est ici que la modélisation mathématique intervient. Souvent utilisée en agronomie, elle sert à prédire la valeur d’une ou plusieurs variables d’intérêt représentant par exemple une partie du cycle de vie d’une culture ou d’un bioagresseur.

Certains modèles sont utilisés pour aider les agriculteurs à prendre des décisions sur le terrain, ils servent alors de base pour des outils d’aide à la décision – OAD. Il existe deux types d’OAD (Dubrulle et al., 2014) : tactiques, quand on souhaite atteindre un objectif de rendement à court terme, et stratégiques, quand il s’agit d’évaluer sur le long terme les pratiques culturales.

Les OAD prennent en entrée des données et renvoient des résultats qui sont utilisés par les acteurs du conseil agricole travaillant dans différents groupes (des instituts techniques par exemple). Ces derniers produisent des conseils sur les pratiques agricoles (date de semis, de traitement…) qui seront adaptées à un environnement donné en fonction des résultats issus de l’OAD. Ces conseils font l’objet de publication au sein de bulletins (produit par exemple par le Bulletin de Santé du Végétal) que peuvent consulter les agriculteurs.

La conception de ces modèles mathématiques s’avère être un vrai challenge. Ils doivent répondre à plusieurs critères : l’outil informatique doit être efficace mais aussi robuste (ne pas être impacté par une petite modification dans ses paramètres ou par le jeu de données), réutilisable (il faut pouvoir l’appliquer à plusieurs cas), transparent (il doit être suivi et expliqué), facile à utiliser avec  des variables accessibles et un rendu de sorties exploitable simplement.

Un modèle, d’un genre nouveau pour le milieu agronome, a été mis en place au laboratoire Agir de l’INRAE. Il est accessible aux acteurs du conseil agricole. N’étant pas modélisateurs, ils devront s’approprier l’outil pour informer aux mieux les agriculteurs.

Un arbre pour prédire les dégâts d’une maladie dans une culture

C’est ainsi que la méthode Injury Profile SIMulator - IPSIM a vu le jour en 2013 (Aubertot and Robin, 2013). Il s’agit de réseaux hiérarchiques déterministes qualitatifs, un arbre de décision pour faire simple ! Il prédit les dégâts sur les cultures : la proportion de plantes touchées par type de symptôme en fonction des pratiques culturales et de l’environnement biotique et abiotique de la parcelle concernée et de celles dans le paysage.  

Par exemple, prenons un agriculteur souhaitant cultiver du tournesol dans une de ses parcelles située dans un département donné. Il connaît un certain nombre de détails : à quelle date il peut le semer, le fertiliser (et en quelle quantité), l’irriguer, il connait sa variété, les pesticides à appliquer et à quel stade, le type de climat dans sa région, les cultures dans les autres parcelles… Il souhaite savoir si ses pratiques, dans son contexte climatique, favorisera le développement de symptômes mortels du phomopsis : une des principales maladies, provoquée par Diaporthe helianthi, un champignon qui est bien connu et qui touche toutes les zones de production du tournesol en France. Cette maladie se manifeste d’abord par une tâche sur une feuille du tournesol, puis atteint la tige qu’il encercle, coupant la circulation et fragilisant la plante qui peut se casser au moindre coup de vent. L’agriculteur veut faire en sorte d’avoir le moins de tournesol avec des tiges abimées.

phomopsis
Tournesol au dernier stade du phomopsis, la tige fragilisée ayant cassé sous l’action du vent. (Source : Terres Inovia)

 

Comment la méthode IPSIM peut répondre à cette question ? En proposant une structure générique à partir d’une plateforme de modélisation DEXI qui existe depuis les années 90. Les variables d’entrée (représentées par les triangles) sont renseignées par les utilisateurs. Ces variables sont agrégées au sein d’autres variables (représentées par des rectangles) elles-mêmes agrégées jusqu’à la variable de sortie (le pourcentage de plantes malades), récupérée par l’utilisateur. Chaque variable est caractérisée par un nom et une description.

Les variables d’entrée peuvent être regroupées en trois grands axes : les pratiques culturales qui regroupent toutes les actions de l’agriculteur (y compris les pesticides), le contexte pédoclimatique et les interactions au niveau du territoire (terme à définir avec les experts) qui peuvent regrouper la présence de maladies à l’échelle d’un paysage, la présence de « bons » organismes qui aident à la lutte ainsi que les éléments de végétation (les haies par exemple).

 

arbre_modelisation
Structure générique d’IPSIM traduite. Les triangles représentent les variables d’entrée, les rectangles représentent les variables agrégées.

 

Pour représenter les dégâts causés par une maladie donnée, cette structure générique doit être adaptée à chaque pathosystème, en fonction des connaissances disponibles sur chaque couple culture/bioagresseur. Pour cela, il faut réaliser une synthèse bibliographique la plus exhaustive possible et faire appel à un panel de spécialistes : agronomes, phytopathologistes, malherbologistes, entomologues… à consulter en fonction du bioagresseur. Les experts désignés se concertent au cours de réunions de construction pour modifier la structure générique. Seules les pratiques culturales et les facteurs environnementaux (comme la qualité du sol, le fait de se trouver dans un endroit à risque où la maladie est présente, ou la température et la pluie, le vent, par exemples, sont favorables au développement du bioagresseur) ayant un effet bien documenté sur le bioagresseur sont conservés. Les variables et leur description peuvent être redéfinies (la structure peut être entièrement revue), un nombre de valeurs choisies par les experts leurs sont attribuées et un nom est donné à chaque valeur. Par exemple, une variable d’irrigation peut avoir comme valeurs « pas assez irriguée », « suffisamment irriguées », « trop irriguées ». L’arbre étant totalement qualitatif, l’agrégation de variable doit se faire grâce à des règles de décision (« Favorable + Favorable = Favorable » par exemple). Ces règles de décision sont réunies dans des tables d’agrégation. Ces dernières sont composées de toutes les combinaisons possibles des valeurs des attributs agrégés. Ces tables sont, elles aussi, remplies avec les experts.

variable_ipsim
Exemple de remplissage des règles de décision de la table de la variable de sortie du modèle IPSIM générique. Chacune des trois variables a deux valeurs possibles, la variable de sortie en a trois (dans notre exemple). Int. = Interaction

 

L’apparente simplicité du modèle IPSIM permet en réalité d’intégrer un grand nombre de connaissances. Ils sont en outre très souples puisqu’ils peuvent être facilement modifiés pour recevoir de nouvelles connaissances. Une fois terminé, le modèle nécessite d’être évalué, il faut alors faire une comparaison entre les dégâts simulés par le modèle et ceux observés. Un jeu de données comportant le plus de situation possible avec les valeurs d’entrée du modèle et les observations rattachées est alors nécessaire.

Inutile d’être fort en maths

Les premiers modèles ayant vu le jour ont porté sur quelques maladies du blé et ont prouvé leurs efficacités (Robin et al., 2013). Particulièrement accessible pour les non-matheux, cette méthode a fait l’objet d’une diffusion au sein d’écoles d’ingénieurs et de laboratoires. Il faut dire qu’elle peut s’appliquer à des agrosystèmes aussi variés que la limace sur grandes cultures en France, la mouche du chouchou à la Réunion, la rouille du caféier en Amérique du sud. D’autres modèles sont en cours de développement ; à l’état préliminaire pour certains (pour la carpocapse, le puceron et la tavelure du pommier, l’orobranche du tournesol en France par exemple), soit en raison de trous de connaissance révélés par les recherches bibliographiques et/ou la construction du modèle, soit en raison de jeux de données qui ne sont pas disponibles pour évaluer le modèle mis en place. Ces failles peuvent être alors proposées à l’étude et comblées grâce à des expérimentations.

Aller-retour entre le terrain et le logiciel

Lorsque le modèle est terminé, l’utilisateur doit choisir une des valeurs proposées pour chaque variable, pour obtenir son résultat. Mais… il reste une difficulté, en fonction de la manière dont le modèle a été construit, les variables d’entrée peuvent être faciles à renseigner ou non. Dans ce dernier cas, l’utilisateur dispose de variables de terrain (quantité de fertilisation, date de semis, nom de la variété de la culture…) qui ne peuvent pas toujours être insérées à l’état brut dans le modèle, en effet pour cela, il faudrait le complexifier et le modèle serait alors beaucoup trop alourdi. Pour choisir parmi les valeurs qualitatives proposées, un lien entre les données de terrain et le modèle est donc parfois nécessaire : « le convertisseur » doit intervenir ! Programmé sous un logiciel facile d’utilisation comme Excel, il va prendre en entrée un certain nombre de variable, appliquer sur elles plusieurs protocoles informatiques et renvoyer les valeurs qu’il faudra renseigner dans le modèle IPSIM. Les protocoles informatiques peuvent être composés de simples boucles conditionnelles (« Si… Alors… Sinon… ») ou intégrer un autre modèle existant.

Simulons un cas simplifié sur une plante X et un bioagresseur Y : un agriculteur veut savoir si la quantité de fertilisants d’origine naturelle qu’il souhaite appliquer sera favorable à la culture. Il renseigne la quantité dans le convertisseur. Si la fertilisation est insuffisante, la plante sera carencée et fragilisée face au bioagresseur d’intérêt Y. Si au contraire l’agriculteur applique trop de fertilisants, la plante se développera trop et aura plus de chance d’être touchée par le bioagresseur Y. Une fertilisation est équilibrée ne sera pas défavorable à la culture. Nous avons traduit, ici, une boucle conditionnelle codée dans le programme qui renvoie ensuite aux valeurs correspondantes : « défavorable » ou « équilibrée ».

Traiter uniquement à bon escient

Un autre cas pratique concerne le tournesol (issus d’IPSIM-Tournesol-Phomopsis, Vedy-Zecchini et al., en prep., en France) dans un département fortement attaqué par le phomopsis : pour traiter le moins possible son tournesol, l’agriculteur doit lutter contre ce champignon au moment de sa reproduction. Pour ce faire, il doit renseigner la date à laquelle il a semé son tournesol, la quantité d’eau apportée à la culture, la date d’irrigation et un jeu de données climatique. J’ai mis au point le modèle épidémiologique SimMat-Diaporthe (Vedy-Zecchini et al., soumis en 2020) pour prédire les dates auxquelles le champignon se reproduit en fonction de la pluviométrie et la température moyenne journalières. Ce convertisseur utilise la date de semis, simule la croissance du tournesol et détermine la période de réceptivité de la culture. Si le champignon se reproduit pendant deux jours d’affilés au cours de cette période alors il y a un risque d’infection. Dans ce cas, il sera conseillé à l’agriculteur de traiter sa culture.

En revanche, étant donné la difficulté de bien prédire le climat sur les semaines à venir, cet outil devra être utilisé sur de nombreuses années, avec un ensemble de données climatiques dans différentes régions de France. Ceci permettra d’établir une analyse fréquentielle sur les dates de semis privilégiées dans les différents départements français. Par exemple une date de semis tardive (par exemple comme fin avril) permettrait, dans certaines régions, de décaler la période de réceptivité du tournesol vers des mois où la température est défavorable à la maladie.

IPSIM – Tournesol – Phomopsis dispose d’un convertisseur original puisqu’il mêle différents modèles (comme SimMat-Diaporthe) permettant d’enrichir la méthode générale. Elle devra néanmoins faire ses preuves sur le long terme avant d’être régulièrement employée comme outil d’aide à la décision pour le tournesol.

IPSIM : un modèle réellement accessible ?

La construction d’un modèle IPSIM seul ne nécessite pas d’être un mathématicien mais elle nécessite une bonne connaissance du système à modéliser. Face à l’hétérogénéité des données que l’agriculteur peut fournir, soit le constructeur du modèle parvient à intégrer cette hétérogénéité dans l’architecture IPSIM soit ce n’est pas possible et déplace la difficulté de la modélisation. Un convertisseur intégrant d’autres modèles peut être alors bien utile mais nécessite fatalement l’intervention de programmateur-mathématicien. Dans ce cas, la modélisation se fait en deux étapes : une partie qui nécessite d’être ingénieur-agronome ou d’être un.e spécialiste disposant de solides connaissances et une partie plus informatique et mathématique pour coder le modèle, et donner au final un modèle qui sera facile d’utilisation.

 

Comment gérer un ensemble de bioagresseurs sur une exploitation ? Ces modèles IPSIM sont à construire pour chaque maladie d’une culture donnée. Ils doivent être couplés pour avoir un modèle général sur toute la culture. Ils commencent à être développés pour le cas du tournesol mais la fusion de plusieurs modèles IPSIM s’appliquant à plusieurs bioagresseurs nécessiteront un peu de temps pour être construit, évalués et être entièrement fonctionnels.

 

Référence bibliographiques

  • Dubrulle, P., Dupont, A., Publicol, M., Rousse, N., Baratte, C., Sohbi, Y., and Charron-Moirez, M. (2014). Rapport Outils d 'Aide à la Décision. Technical report, INRA.
  • Aubertot, J.N. and Robin, M.H. (2013). Injury Profile SIMulator, a qualitative aggregative modelling framework to predict crop injury profile as a function of cropping practices, and the abiotic and biotic environment. I. Conceptual bases. PLoS ONE, 8(9):e73202.
  • Robin, M.H., Colbach, N., Lucas, P., Montfort, F., Cholez, C., Debaeke, P., and Aubertot, J.N. (2013). Injury Profile SIMulator, a qualitative aggregative modelling framework to predict an injury profile as a function of cropping practices, and abiotic and biotic environment. II. Proof of concept: design of IPSIM-Wheat-Eyespot. PLoS ONE, 8(10).
  • Vedy-Zecchini, M.A., Quesnel, G., Mestries, E., Robin, M.H., Barbetti, M.J., Brun, F., Aubertot, J.N. (submitted in April 2020, EJPP). SimMat-Diaporthe: a model to predict the dynamics of Diaporthe helianthi inoculum production.

 

Agir : laboratoire Agroécologie, innovations, territoires (INRAE et Toulouse INP – ENSAT)