Pas de recherche sans liberté ! Pour Fariba Adelkhah, prisonnière scientifique
L’emprisonnement en Iran de Fariba Adelkhah, chercheuse et citoyenne française, mobilise la communauté scientifique en France et à l’étranger. Vouloir étouffer les réflexions d’une chercheuse attise la soif de savoirs de tous les autres. Avec Corinne Bonnet, Mathieu Grenet et Claire Judde, retour sur les fondamentaux de l’activité de recherche : liberté et non-conformisme.
Par Corinne Bonnet, Claire Judde de Larivière, enseignantes-chercheuses à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, et Mathieu Grenet, enseignant-chercheur à l’Institut national universitaire Champollion.
Fariba Adelkhah a été arrêtée à Téhéran en juin 2019, en même temps que Roland Marchal, tous deux chercheurs au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI). Ils ont été détenus à la prison d’Evin, avant que Roland soit libéré en mars 2020, après dix mois de détention. Fariba a entamé une longue grève de la faim au début de l’année, avant d’être condamnée à cinq ans d’emprisonnement. Elle est sortie de prison le 3 octobre dernier pour des raisons sanitaires et médicales, mais elle est actuellement assignée à résidence, sous contrôle d’un bracelet électronique et privée de toute liberté. Condamnée pour « collusion en vue d’attenter à la sûreté nationale » et « propagande contre le système » politique de la République islamique, Fariba Adelkhah a simplement fait son métier d’anthropologue.
Mettre à distance ses engagements politiques grâce à la méthode scientifique
Fariba Adelkhah est anthropologue franco-iranienne. Elle est née en 1959 à Téhéran, avant d’arriver en France en 1977 pour entamer des études de sociologie. Elle n’a cessé depuis de retourner régulièrement en Iran où vit sa famille, choisissant de consacrer une partie ses travaux à la société iranienne, dont elle observe et analyse depuis plus de trente ans les transformations et les évolutions récentes. Anthropologue de terrain, elle a mis à jour avec une grande justesse les enjeux ténus des interactions sociales, religieuses et politiques quotidiennes de la société iranienne.
Sa thèse portait sur les femmes islamiques dans l’Iran post-révolutionnaire, et elle a poursuivi ses explorations au fil de nombreuses publications essentielles, notamment sur les rapports entre religion et politique. Plusieurs de ses travaux portent également sur la façon d’être en société : comment les citoyens doivent articuler la dimension publique, avec leur intériorité et leur vie privée ? Un espace de friction où se construit la citoyenneté.
Replaçant ses interrogations dans une perspective transnationale, elle s’intéresse notamment à la question de la frontière, aux diasporas, mais aussi à la société afghane et aux liens entre celle-ci et la société iranienne. Elle éclaire sous un jour tout à fait stimulant certaines grandes questions de sciences sociales telle que celle de la formation de l’État ou celle des appartenances religieuses. Ses positions épistémologiques fortes tiennent à distance ses engagements politiques, et son emprisonnement est d’autant plus paradoxal, qu’elle a parfois subi les critiques de ceux qui pensaient qu’elle n’était pas assez critique avec le régime iranien.
Pour une recherche indépendante des pressions politiques et sociales
Cette triste affaire met en lumière une fois encore le lien indissoluble – et pourtant trop souvent menacé – entre recherche et liberté. Pourquoi la recherche a-t-elle besoin d’être libre ? Pourquoi les chercheurs revendiquent-ils le droit de choisir leur sujet et de les traiter en toute autonomie par rapport aux pouvoirs politiques, économiques ou religieux ? Parce que c’est là le fondement même et nécessaire de toute entreprise de recherche que d’être totalement indépendant des pressions et pouvoirs qui chercheraient à contraindre son agenda ou ses méthodes.
Certes, les chercheurs n’ont pas carte blanche pour manipuler le vivant, les faits ou les documents. Des comités d’éthique veillent strictement sur les procédures, les méthodes et les objectifs. Le respect de la dignité humaine et animale se trouve au fondement de toute recherche. Mais l’élan vers de nouveaux horizons de connaissance, l’idéal de vérité accompagné des doutes salutaires, le regard critique qui bouleverse les certitudes et l’ordre établi ne peuvent se déployer sans la liberté. Cette question est d’ailleurs centrale depuis la création des universités de l'ère moderne. Lorsqu’elles sont fondées en Allemagne, au tout début du XIXe siècle, Wilhelm von Humboldt, le père fondateur de l’université de Berlin estime sans détour que la liberté académique est constitutive de l’université, tant vis-à-vis des pouvoirs politiques que de la société. L’horizon de la science ne peut être ravalé à son utilité pratique. Il affirme haut et fort que « l’on ne peut proposer le savoir comme premier objet sans vouloir aussi et en même temps la vie des idées et le mouvement scientifique le plus libre ».
De la même façon, aux États-Unis, lorsque John Dewey et ses collègues fondent l’American Association of University Professors, en 1915, l’université est, à leurs yeux : « un sanctuaire inviolable, à l’abri de la tyrannie de l’opinion publique, un lieu d’expérimentation intellectuelle, où de nouvelles idées peuvent germer et porter des fruits qu’il faudra laisser mûrir, quoi qu’en pense la communauté dans son ensemble » (Bulletin of the AAUP, décembre 1915, p. 32). Le non-conformisme, le courage d’aller à contre-courant, de défier les idées reçues sont ce qui définit la recherche.
Faire entendre sa voix avec une clarté renouvelée
Le sort de Fariba Adelkhah illustre jusqu’à l’absurde une contradiction dont le régime iranien, malgré toute sa capacité d’intimidation et sa brutalité, ne parviendra jamais à s’extraire : la part du chercheur que l’on ne parvient pas à enfermer est justement celle que l’on cherche à faire taire. Non pas que la répression n’ait pas porté ses coups les plus durs aux corps et aux âmes : Roland Marchal comme Fariba Adelkhah sont sortis très affaiblis de leur emprisonnement. Fariba est encore aujourd’hui fragilisée par les effets de la grève de la faim de 49 jours qu’elle a menée l’hiver dernier. Quant au régime d’assignation à résidence auquel elle est désormais astreinte, il cantonne ses déplacements à un rayon de 300 mètres autour de son domicile – une manière comme une autre de redimensionner les contraintes de notre propre confinement… Mais au final, enfermer Fariba n’aura mené à rien d’autre qu’à l’effet inverse de celui escompté : faire entendre sa voix avec une clarté renouvelée, diffuser plus largement des travaux féconds et iconoclastes – une réflexion heureuse de penser et de nous aider à penser. « Penser en pensant à elle » : le sous-titre du cycle de séminaires que lui a consacré ces derniers mois son centre de recherche résume bien la tâche collective qui nous incombe aujourd’hui, en même temps qu’il réaffirme avec la force de l’évidence que « penser à » Fariba, c’est aussi penser avec – et grâce à – elle.
Son travail n’a sans doute jamais autant été d’actualité qu’aujourd’hui : non par la grâce douteuse d’un de ces emballements médiatiques dont on ne connaît que trop les revirements, mais parce que son sort a donné à tout un chacun – collègues, connaisseurs, curieux – l’occasion de (re-)découvrir une pensée essentielle, car libre et audacieuse. Cet attachement sincère et durable à Fariba Adelkhah, porte-parole de l’indispensable liberté de la recherche, ne s’effacera pas, car loin de tout artifice, sa pensée généreuse et complexe nous fait don de présents essentiels : l’ouverture, le contact avec la réalité, la lucidité, l’émancipation, la liberté. Lire ou relire les articles et les ouvrages de Fariba permet de mesurer la finesse et la clairvoyance d’une voix singulière, à des années-lumière des clichés sur la société iranienne, tout comme, du reste, des accusations aussi grotesques que caricaturales d’« atteinte à la sécurité nationale » et de « propagande contre le régime ».
En dévoilant aux yeux de tous et toutes la grossière mécanique des adversaires de l’esprit libre et critique, le procès fait à Fariba a paradoxalement remis au centre du jeu l’urgente nécessité de nous armer intellectuellement pour comprendre les mondes qui nous entourent, sans crainte ni emportement. « Sauvons la liberté, la liberté sauve le reste », proclamait Victor Hugo en 1851.
Il faut continuer d’exiger la libération de Fariba Adelkhah, pour défendre et sauver la recherche libre, indépendante et critique.