Portrait d’une paléogénomicienne, avec Clio Der Sarkissian

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Cultures・Sociétés

Portrait d’une paléogénomicienne, avec Clio Der Sarkissian

clio portrait
© Sarah Lion/CNRS Occitanie Ouest

Chercheuse CNRS en ADN ancien au Centre d’anthropobiologie et de génomique de Toulouse, Clio Der Sarkissian nous dévoile son parcours et ses combats. Elle nous livre aussi son engagement en faveur de la valorisation des femmes dans le domaine scientifique.

Propos recueillis par Anne-Claire Jolivet, de l'équipe Exploreur.

 

Paléogénomicienne… comment présentez-vous votre métier ?

Clio Der Sarkissian : Cela dépend à qui je m’adresse ! Pour les novices, je me présente en tant que chercheuse en ADN ancien et j’utilise le film Jurassic Park pour illustrer mon métier. Je demande « Vous voyez dans Jurassic Park, ils ont récupéré de l’ADN de dinosaure à partir d’un moustique fossilisé » C’est ce que je fais aussi. Je récupère de l’ADN d’organismes morts depuis très longtemps, pas celui des dinosaures, mais celui des humains, des chevaux, des microbes par exemple et maintenant celui des mollusques, à partir de leur coquille… Je suis effectivement une paléogénomicienne, mais c’est un mot complexe ! »

Comment arrive-t-on à étudier l’ADN des coquilles de mollusques anciens ? Dites-nous-en plus ! 

Mon parcours de recherche peut paraitre sinueux mais en réalité toutes les orientations sont assez complémentaires. L’objectif a toujours été de mieux comprendre les changements génomiques qui interviennent au cours du temps pour une espèce ou une population donnée. Après un parcours généraliste d’ingénieure à l’INSA de Toulouse, j’ai commencé ma thèse de doctorat en Australie en étudiant l’ADN mitochondrial ancien des Samis (peuple autochtone de l’Europe du Nord) et des habitants préhistoriques de la Sardaigne. Ensuite, en post-doctorat à Copenhague, j’ai participé à des projets sur les chevaux: quel est l’impact de l’humain dans l’histoire des populations naturelles des espèces ? Quelles ont été les évolutions de leur ADN avec la domestication ?

Puis je suis revenue à Toulouse avec une bourse européenne Marie Skłodowska-Curie, pour étudier à nouveau les populations humaines au Centre d’anthropobiologie et de génomique de Toulouse (nouveau nom du laboratoire AMIS) aujourd’hui dirigé par le professeur Ludovic Orlando. J’ai participé au projet multidisciplinaire emblématique sur les Yakoutes, initié par le professeur Éric Crubézy. Depuis près de 20 ans sur le terrain en Sibérie orientale, l’ADN ancien est récupéré dans des tombes archéologiques montrant une préservation exceptionnelle. L’objectif de nombreux collègues scientifiques, moi y compris, est de comprendre si leur génome et leur population microbienne au niveau de la cavité orale ont subi des changements suite à la colonisation de la région par les russes au 17ème siècle.

clio der sarkissian
© Anna-Sapfo Malaspinas

 

 

Il faut croire que j’aime passer d’une espèce à l’autre… Aujourd’hui, je m’intéresse aussi aux coquilles des mollusques anciens ! Ce qui me passionne c’est de suivre au cours du temps leurs changements, pas seulement au niveau de leur ADN, mais aussi de la forme (ou morphologie) de leur coquille, et de tester si ces changements interviennent dans l’adaptation des mollusques à leurs conditions environnementales. Ce sont des questions fondamentales en biologie de l’évolution, mais aussi pour nos sociétés qui doivent faire face aux conséquences des changements globaux.

 

 

 

Comment étudiez-vous cet ADN ancien ?

Il faut d’abord trouver des échantillons ayant survécu au passage du temps. Pour cela, les collaborations avec des archéologues, anthropologues, zoo-archéologues et conservateurs de musée sont primordiales, puisqu’en plus de nous donner accès aux échantillons, elles nous permettent au final de contextualiser nos résultats génétiques. Nous travaillons notamment avec le Muséum d’histoire naturelle de Toulouse, à deux pas de nos laboratoires. Ensuite, pour connaitre la composition de l’ADN, nous séquençons le génome entier grâce à des techniques à haut débit. La génomique est une science qui n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était pendant ma thèse il y a seulement 10 ans. C’est passionnant d’être embarquée dans une évolution technologique aussi fulgurante !

Alors, comment vous projetez-vous dans 10 ans ?

Je n’ai pas un tempérament à faire des plans de carrière. C’est vrai que si l’on regarde mes débuts, on pourrait croire que j’ai planifié toutes les étapes : j’ai fait ma thèse avec un professeur renommé, ensuite j’ai entrepris mon post-doctorat dans un grand labo leader dans le domaine et enfin j’ai été recrutée au CNRS… En fait, mon ambition a été d’avoir les conditions de faire ce que j’aime et cela s’est juste bien « goupillé ». Il y a probablement un petit facteur chance. Donc j’ai bon espoir d’être toujours en train de faire ce que j’ai envie de faire encore dans 10 ans !

Pourquoi vous êtes-vous engagée pour valoriser les femmes scientifiques ?

Pendant longtemps, je n’avais pas trop conscience des différences entre les femmes et les hommes dans le milieu professionnel. Lorsque j’étais au Danemark, l’agence de financement principal public a réalisé des enquêtes afin d’expliquer l’inégalité visible dans les postes à hautes responsabilités (direction d’équipe ou d’instituts de recherche…), postes encore aujourd’hui tenus majoritairement par des hommes. Cette étude m’a fait réaliser des inégalités que je n’ai jamais eu à combattre personnellement, ou du moins des situations sur lesquelles j’avoue ne pas avoir porté mon attention auparavant. Lors de mon arrivée à Toulouse, je ne connaissais personne dans la communauté scientifique, j’ai donc eu envie de m’engager dans une association afin de continuer à comprendre les stéréotypes dans mon domaine scientifique. Je trouve ça très enrichissant et inspirant d’entendre les discussions, les débats et les avis de chacune.

Quel est le stéréotype le plus difficile à combattre, ce qui pénalise les femmes dans la science ?

Les stéréotypes prennent de l’importance vraiment au collège, au lycée, selon moi. C’est un certain nombre de stéréotypes qui nous envoient le message : « le domaine des sciences n’est pas fait pour nous, les filles ». Nous ne nous y projetons pas car selon la société les filles seraient naturellement moins bonnes en maths, ou sinon les filles ont des bonnes notes uniquement parce qu’elles « bûchent ». Il y a un manque de modèles pour les jeunes filles au moment où elles font leur choix d’orientation. C’est pour cette raison que l’association Femmes & Sciences intervient dans les établissements scolaires et a mis en place le mentorat pour les étudiantes en thèse. C’est important d’informer les élèves sur les carrières des femmes dans le domaine scientifique, de leur donner des exemples concrets de réussites et plus tard de les soutenir au cours de leur doctorat. Les études pour devenir chercheuse sont longues, mais ce nest pas forcément des études théoriques uniquement, on peut aussi aller sur le terrain. Aucune femme n’a le même parcours. Savoir que ce nest pas une ligne droite tracée et que finalement cest un projet qui évolue au cours du temps, la pression redescend.

Comment agissez-vous au quotidien pour changer ces lignes ?

Depuis que je suis à l’association, je suis davantage consciente des inégalités. Parfois, j’attire l’attention de mes collègues hommes et femmes lors de propos inégalitaires, mais aussi mes proches, et je me corrige moi-même ! Il faut être davantage conscient de ce que l’on dit et de ce que l’on fait !

cycle femmes en sciences
© Christophe Hargoues/C2RMF/Aglae/CNRS Photothèque

 

Quels conseils donneriez-vous à une fille de troisième ?

Si ce domaine vous attire, alors foncez et n’ayez pas peur des difficultés. Il ne faut certes pas regarder ça de façon idyllique, ça peut être difficile de trouver un poste après une thèse. Mais le meilleur moment, c’est au début quand on commence à être indépendante en post-doctorat. Je vous conseille de venir dans les cafés du cycle Femmes en Sciences organisé au Quai des Savoirs par l’association Femmes & Sciences et la délégation régionale CNRS Occitanie Ouest. Vous pourrez rencontrer des femmes scientifiques, découvrir leur parcours et elles pourront répondre à vos questions. Il n’y a pas que des chercheuses confirmées, il y a aussi des techniciennes, des ingénieures, différents corps de métiers. Depuis 2016, le cycle Femmes en Sciences a organisé 32 rencontres avec près de 50 intervenantes inspirantes.

Avez-vous eu un modèle scientifique, une femme peut-être ?

Et non, pas une personne en particulier, mais plusieurs aspects que j’aimais bien chez plusieurs individus. Par exemple mon superviseur de post-doc, est un super bosseur, très intelligent, il m’a toujours encouragée à ne jamais rien lâcher, à être hyper rigoureuse, et très professionnelle. J’ai eu d’autres collègues en thèse, en post-doctorat et toujours maintenant, qui m’ont enseigné la confiance en moi, qui m’ont appris à avoir un certain équilibre entre ma vie professionnelle et ma vie personnelle.