Agnès Fine : rencontre avec une chercheuse féministe

Partagez l'article

Cultures・Sociétés

Agnès Fine : rencontre avec une chercheuse féministe

portrait agnes fine
© Jing Wang

Agnès Fine a travaillé pendant de longues années sur le genre à travers le prisme de trois disciplines : l’histoire, la démographie et l’anthropologie. Pour Exploreur et l’étudiante Célia Poux, elle revient sur sa riche carrière universitaire initiée pendant les évènements de mai 68 et guidée par son engagement féministe.

Par Célia Poux. Publication de la série la pause étudiante, rédigée dans le cadre de l’atelier d’écriture du master culture et communication, parcours communication audiovisuelle et médias  de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, avec l’accompagnement pédagogique de Delphine Dupré, docteure en sciences de l’information et de la communication.

 

Les recherches d’Agnès Fine sont marquées par un travail féministe et collectif, amorcé durant sa jeunesse étudiante militante et entretenu par les formes de sexisme qu’elle surmonte au fil des années. À la fin de sa carrière, elle est directrice d’études à l’EHESS (École des hautes études des sciences sociales).

Sa bibliographie est vertigineuse. Concernant ses études sur le genre, elle écrit sur la place de la femme dans ces différentes identités sociales : la mère, la mariée, la travailleuse aussi…  avec, par exemple, le livre Gestes d'amont. Les femmes du Pays de Sault racontent le travail qu’elle publie (en collaboration) en 1980 et plus récemment le dossier « Domestiques d’ici et d’ailleurs » dans la revue Travail, genre et sociétés en 2009. Elle écrit également sur les diverses formes de parentalité et de famille avec par exemple dès 1983, l’article « Amour et parenté adoptive » ou plus récemment en 2013, le chapitre « Avoir deux pères ou deux mères : révolution ou révélation du sens de la filiation ? » de l’ouvrage collectif  Mariage de même sexe et filiation.

Alors forcément, quand Agnès Fine décroche, je commence en bafouillant un peu mais rapidement, son ton humble et bienveillant détend l’atmosphère.

Un parcours classique qui s’anime grâce à un contexte en ébullition

Après avoir obtenu son baccalauréat à Agen, sa ville natale, Agnès Fine se dirige vers Paris. Elle entre à hypokhâgne et suit ses cours dans un institut privé catholique non-mixte où sa mère a aussi étudié. À 20 ans, elle entre ensuite à la Sorbonne et y obtient sa licence d’histoire ainsi qu’un certificat d’économie politique.

Par goût pour la recherche, la future chercheuse ne passe pas l’agrégation, préfère se tourner vers les sciences sociales et entreprendre un doctorat de démographie historique. Elle soutient sa thèse en 1970. Malgré le contexte social particulièrement mouvementé, elle ne perd pas de vue ses apprentissages. Pour compléter son doctorat, elle suit une formation statistique à l’Institut de démographie de l’Université de Paris. Entre 1968 et 1971, elle n’est plus enseignante mais collaboratrice technique au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) dans le laboratoire de démographie historique. Elle entre ensuite à l’Université Toulouse Jean Jaurès (UT2J) où elle restera 30 ans !

« Quand mai 68 est arrivé, je n’étais pas totalement innocente, je savais ce qui se passait. »

En plus de suivre ses cours sérieusement, Agnès Fine s’engage dans la vie politique. Elle indique que c’est le catholicisme dans lequel elle a baigné qui l’amène au marxisme : à Paris, elle rejoint la Jeunesse Étudiante Chrétienne et s’intéresse à l’actualité internationale. En 1965, se rappelle-t-elle, elle commet son premier acte politique. « Entre étudiants, nous nous sommes réunis à la Sorbonne, pour afficher notre solidarité avec la jeunesse nord-américaine pendant la guerre du Viêtnam. »

Curieuse, je lui demande de raconter son expérience de 68. « C’était un évènement extraordinaire », dit-elle tout de suite. Elle se souvient que c’était d’abord une affaire étudiante : la remise en question de toute la pédagogie, des relations hiérarchiques et autoritaires entre enseignants et enseignés. Puis, c’est la grève générale après la nuit des barricades dans le quartier latin et dès lors, cela concerne aussi les ouvriers.

« C’est un évènement qui nous a tous marqués, ceux qui l’ont vécu. Tout à coup, la société telle qu’elle fonctionnait s’arrête, brutalement. Ce n’est pas comme la crise de la Covid, c’est tout à coup des gens qui se parlent. Les hiérarchies sociales disparaissent. »

On a beau être au téléphone, son émotion me parvient et je vis un peu avec elle ce bout d’histoire qu’elle se remémore. Elle poursuit en disant que les gens se posaient des questions générales sur la vie, sur l’organisation sociale : « Tout à coup, tout est en question ». « C’était un moment suspendu, totalement extraordinaire au sens propre du terme », finit-elle.

Intelligence collective et féminisme

Et la question du genre dans tout ça ? Agnès Fine explique qu’elle était aussi en lien avec des membres de l’Union des étudiants communistes, un mouvement anti-stalinien qui dénonçait les dérives marxistes, et notamment machistes, en Union soviétique. À l’issue de mai 68, elle intègre la Ligue communiste révolutionnaire qui est très investie dans les luttes culturelles et politiques. Ce sera déterminant pour la création du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), un mouvement mixte et de masse. Agnès Fine explique qu’elle milite beaucoup avec ce groupe jusqu’à la loi de 1975 qui dépénalise l’interruption volontaire de grossesse, l’IVG. En 1970, c’est aussi l’émergence du Mouvement de libération des femmes (MLF) et elle se souvient de son ressenti :

« À cette époque toute femme se sentait féministe ».

Le lien avec la recherche se fera plus tard, dans les années 1977-1978, explique-t-elle, et aboutit en 1979 à la création du Groupe de recherches interdisciplinaires d’étude des femmes (GRIEF) à l’UT2J. Le GRIEF perdurera douze ans et étudiera par exemple la question de la dot et de la valeur économique des femmes. Par la suite, elle s’intéresse à la symbolique du trousseau des jeunes filles et interroge la notion de « culture féminine ». Elle raconte qu’avec ce groupe au fonctionnement collectif, elles sont des pionnières sur la question du genre.

Si Agnès Fine a commencé son parcours avec une thèse réalisée en binôme avec Catherine Rollet, c’est avec d’autres femmes, dans le GRIEF, qu’elle réfléchit à la question du genre et plus tard, qu’elle co-fonde la revue Clio. « Je suis hyper pour le travail collectif » défend-t-elle et elle parle d’« une intelligence collective tout à fait fondamentale ». Un travail collectif qui entre même dans sa pédagogie et ces publications qui sont souvent collectives : « je le revendique : c’est vraiment un apport ». Un aspect collectif qui, pour elle, est porté par le mouvement des femmes. « Mais j’aime ça en plus ! Moi je suis sociable donc ça ne me gêne pas ! » conclut-t-elle dans un rire.

« Clio c’est peut-être le lieu intellectuel le plus extraordinaire que je connaisse »

dit Agnès Fine.

Crée en 1995, la revue disponible en ligne - Clio. Femmes, Genre, Histoire publie depuis deux numéros par an. Les sujets sont variés avec par exemple Utopies sexuelles (n°22, 2005) qui s’intéresse aux différentes identités sexuelles et Musiciennes (n°25, 2007) qui se penche sur les rapports entre musique et féminin. En quoi cette revue est différente des autres ? Pourquoi sa création ? Agnès explique : l’interdisciplinarité est l’ambition. La revue est animée par beaucoup d’historiennes et d’historiens mais elle s’appuie également sur d’autres sciences sociales. Agnès Fine indique qu’il était nécessaire de la créer parce que la France était en retard, notamment par rapport aux États-Unis et à l’Angleterre qui avaient déjà des revues exposant la question du genre. Les débuts ne sont pas faciles et suscitent beaucoup de doutes : « la question du genre était illégitime » se rappelle-t-elle, elle était alors considérée comme du militantisme.

« On m’a répondu que c’était réservé aux hommes à cause des conditions un petit peu sportives »

À quoi rêvait la Agnès, petite fille, quel avenir s’imaginait-elle ? Dans la conférence qu’elle donne à l’Institut Émilie du Châtelet le 15 janvier 2011, elle répond… Exploratrice ! Je m’en étonne et lui demande pourquoi. « Je ne sais pas. En plus, j’étais particulièrement timorée, je suis étonnée parce que je devais lire Tintin quoi, c’est tout. Le sort de Tintin me plaisait beaucoup : il allait partout dans le monde, il faisait des tas de choses intéressantes et j’aurais adoré avoir le même boulot que lui ! », s’amuse-t-elle. On lui dira que non car c’est un métier d’homme, et c’est la première fois qu’elle est confrontée à la discrimination.

A-t-elle était confrontée à des discriminations durant sa carrière ? « Oui », répond-t-elle sans hésitation, avant de raconter une de ces situations. Elle a 25 ans et cherche un travail. Une affiche de l’Institut de démographie attire son attention : on recrute des chercheurs pour aller faire une étude sur une population au Pérou. Elle pose sa candidature et « on m’a répondu que comme j’étais une fille et qu’il s’agissait de conditions de travail un petit peu sportives, c’était réservé aux hommes et pas aux femmes », se rappelle-t-elle, « À l’époque j’ai avalé ça. » Elle ne baisse pas les bras pour autant et reste motivée.

Cependant, pour elle, ce n’est pas la pire forme de discrimination. La sensation d’être bridée en tant que femme par rapport à l’espace public est pire car c’est une « peur diffuse », justifie-elle, et donc une discrimination indirecte. Mais aujourd’hui, elle est optimiste quant à l’égalité des sexes : « On revient de loin, je trouve, il faut du temps pour changer des choses qui sont autant ancrées ». Pour elle, on n’y est pas encore parce que « c’est un énorme chantier ».

Et justement, quel regard Agnès Fine porte-t-elle sur la jeunesse actuelle et son engagement politique ? « Je suis agréablement surprise », dit-elle, « C’est souterrain, ça ne ressemble pas à ce que j’ai connu. C’est un mouvement national, mais c’est un mouvement qui irrigue beaucoup, notamment à la radio. On entend des émissions qui n’étaient pas possible encore il y a dix ans. Donc c’est bien, formidable : ça bouge quoi ! » Elle parle ensuite du mouvement Me Too et de l’avancée qu’il a provoqué en s’attaquant à un fait qu’il était très dur de dénoncer. Alors, malgré le chemin qu’il reste à parcourir, Agnès Fine est très optimiste, la relève est assurée.

 

Références bibliographiques

  • 1980, avec G.Charuty et C. Fabre-Vassas, publication du livre Gestes d'amont. Les femmes du Pays de Sault racontent le travail. (Villelongue d'Aude, Atelier du Gué).
  • 1983, article « Amour et parenté adoptive » publié dans Annales de Démographie historique, Mères et nourrissons. (p. 125-149).
  • 2009, avec F. Drouilleau, M. Jacquemin et I. Puech, dossier « Domestiques d’ici et d’ailleurs » publié dans la revue Travail, Genre et sociétés. (n°22, p.25-30). 
  • 2013, chapitre « Avoir deux pères ou deux mères : révolution ou révélation du sens de la filiation? » de l’ouvrage collectif  Mariage de même sexe et filiation dirigé par I. Théry. (Paris, Editions de l’EHESS, Cas de figure, p. 115-128).