Bernadette Rogé. L’autisme, sa bataille

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Vivant・Santé

Bernadette Rogé. L’autisme, sa bataille

Portrait de Bernadette Rogé
© Frédéric Maligne

En combinant activité clinique et recherche à l’Université Toulouse - Jean Jaurès, la psychologue a défendu, contre une pensée longtemps dominante, une prise en charge des autistes fondée sur une approche comportementale et non psychiatrique.

Par Camille Pons, journaliste scientifique.

« C’est une belle histoire, celle d’Aline... C’est elle qui a tout déterminé ! » On est au début des années 1980. Aline est diagnostiquée autiste et a presque trois ans quand elle entre dans le cabinet de Bernadette Rogé, alors toute jeune psychologue au CHU de Rangueil. « Elle s’est jetée sous le bureau ! C’est sa maman qui m’a tout raconté. » Le premier psychiatre qu’elles avaient vu, qui voulait placer Aline en hôpital de jour, sans perspective d’en sortir. Et une mère « terrorisée » mais qui « avait des ambitions pour sa fille ». « Et ça a fait tilt ! » se souvient la chercheuse du laboratoire Octogone de l’Université Toulouse - Jean Jaurès. Tilt avec l’un de ses tout premiers travaux, alors qu’elle était étudiante : la traduction qu’elle avait faite d’une échelle de diagnostic, la CARS (Childhood Autism Rating Scale), établie par un chercheur américain dont on ne voulait pas entendre parler en France.

« Eric Schopler pensait que l’autisme n’était pas une pathologie psychologique mais un désordre neurologique, et que l’on devait donc éduquer ces enfants avec une approche adaptée à leur comportement : il s’agissait d’évaluer les compétences et de construire ensuite un programme éducatif qui permettait de stimuler le développement »

explique la chercheuse.

Et non de les soigner par la psychanalyse, théorie dominante à l’époque. Alternative qu’elle est alors « la seule à proposer » se souvient Kinga Joucaviel, la mère d’Aline, « pleine d’espoir, avec la promesse de l’intégration ».

Un bras de fer avec les psychanalystes

Mais faire entrer et étudier en France ces nouvelles approches fut aussi un long combat pour la psychologue. Celle à qui « on tentera de supprimer l’activité clinique » au début des années 1990, qui se fera « conspuer et moquer » lors d’un congrès à Paris et affrontera les réticences des « collègues lacaniens », tiendra bon face aux attaques, parfois « féroces », de certains psychanalystes.

« C’est dans mon caractère, avoir à lutter me fait avancer ! De toute façon, je n’ai jamais envisagé de faire une carrière en suivant une voie toute tracée. Je m’ennuierais s’il n’y avait pas d’innovation ! »

Elle tient bon aussi au nom d’arguments scientifiques. « Je ne combats pas la psychanalyse. Mais on a aussi réussi à montrer l’implication de facteurs génétiques dans l’autisme auxquels se greffent des facteurs environnementaux. Il n’y a donc pas de sens à vouloir traiter par de la psychothérapie une maladie neuro-développementale. Et le modèle défendu par la psychanalyse reste théorique et n’a jamais été mis à l’épreuve d’études. Alors que l’approche comportementale s’appuie sur des connaissances scientifiques et une démarche expérimentale. » Ce positionnement pionnier et « militant » va aussi la relier à d’autres chercheurs. Nouchine Hadjikhani l’a découverte quand elle a « dû mener le même combat en Suisse ».

« C’est une femme qui a eu le courage de suivre ses convictions envers et contre tous, une scientifique rigoureuse et systématique dans son approche »

souligne la chercheuse Nouchine Hadjikhani spécialisée en neurosciences et dans l’imagerie cérébrale à la Harvard Medical School de Boston (États-Unis), celle-ci collabore avec Bernadette Rogé, dans le cadre d’une chaire d’excellence Pierre de Fermat de la Région Midi-Pyrénées obtenue par le laboratoire Octogone, sur un programme de recherche d’indicateurs multiples qui permettraient de faire un dépistage de l’autisme encore plus précoce.

Prendre en charge les tout-petits

Aujourd’hui, la plupart de ses travaux sont orientés vers cet objectif. Après le programme européen Autiqol (Autisme et qualité de vie), qui visait à évaluer l’efficacité de ces derniers sur des enfants de deux à trois ans, elle s’intéresse à des tout-petits d’un an. En s’appuyant sur un autre modèle, celui de Denver, moins directif que pour les plus âgés.

« Les études ont montré que la prise en charge précoce a un impact sur le développement des connexions au niveau du cerveau. L’enjeu est de prévenir la mise en place de distorsions dans ces connexions. »

précise Bernadette Rogé.

Elle veut aussi évaluer des modalités alternatives, car ce programme nécessite pas moins de vingt heures hebdomadaires d’accompagnement. Un projet de structure clinique et de recherche permettrait de comparer deux groupes d’enfants pris en charge chacun dix heures : l’un par des professionnels, l’autre par des parents. En collaboration avec l’Institut des sciences du cerveau de Toulouse, l’Inserm et le Centre de ressources autisme Midi-Pyrénées, la recherche menée avec Nouchine Hadjikhani vise le même objectif de dépistage précoce, et s’attache à évaluer, notamment, un autre « biomarqueur » qui pourrait être intégré aux tests de dépistage : le trajet que suit le regard, observé par l’oculométrie, dont une première étude a montré qu’il diffère entre les enfants autistes et ceux qui ne le sont pas. Enfin, un autre programme européen, ASDEU (Autism Spectrum Disorders in Europe, [Troubles du spectre autistique en Europe]), qui a démarré fin février, fera de Midi-Pyrénées l’une des Régions tests pour étudier la prévalence de l’autisme.

Préparer la relève

Si le combat n’est pas fini, la chercheuse goûte à quelques satisfactions. L’approche neuro-développementale est enfin reconnue en France. La Haute autorité de santé a mis en ligne les recommandations issues de cette approche. Il y a eu l’ouverture, à la rentrée, d’une unité d’enseignement spécialisé à Tournefeuille, près de Toulouse, sous l’impulsion du CeRESA, l’association dont elle a encouragé la création et sa nomination à l’Institut universitaire de France, tout comme son élévation au rang de chevalier de la Légion d’honneur, en avril 2014 en présence de Geneviève Fioraso, alors secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche. « J’ai tout de suite pensé à mes parents, qui étaient ouvriers et ont eu l’intelligence de nous pousser à faire des études. Ils auraient été très fiers... » Autre motif de fierté : être attendue en juillet 2016 à Yokohama, au Japon, en tant que conférencière invitée au Congrès mondial de psychologie, où elle présentera ses travaux sur l’intervention précoce. À 63 ans, plutôt que de penser à sa retraite, Bernadette Rogé « prépare la relève ». Notamment auprès des jeunes, qui sont « l’âme d’un laboratoire ». « J’admire son engagement » déclare en retour Mado Arnaud, l’une de ses doctorantes, « et si je peux faire la moitié de ce qu’elle a réalisé, je serai heureuse ! » Aline, l’enfant autiste, a aujourd’hui 35 ans. Elle a appris à parler l’anglais en plus du français, et travaille dans une médiathèque de Toulouse depuis juillet 2005.

Repères biographiques

  • 20 juin 1951 : Naissance à Lens dans le Pas-de-Calais
  • 1975 : Psychologue au CHU de Toulouse (jusqu’en 2004)
  • 1983 : AEU thérapies comportementales à Lyon et doctorat de 3e cycle à Nice
  • 1992 : Doctorat d’État à Paris VIII, création et direction de l’unité de diagnostic et d’évaluation de l’autisme
  • Depuis 1994 : Professeur de psychologie à l’Université Toulouse - Jean Jaurès 2014, membre senior de l’Institut universitaire de France et chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur

Laboratoire OCTOGONE-CERPP

Bernadette Rogé a constitué son équipe autour du pôle « Psychopathologie développementale », au sein du CERPP (Centre d’études et de recherches en psychopathologie), composante de l’unité de recherche interdisciplinaire de l’Université Toulouse - Jean Jaurès Octogone, qui regroupe des chercheurs en psychologie, en sciences du langage et en langues. Son équipe est constituée de deux maîtres de conférences, six doctorants dont quatre se consacrent aux travaux sur l’autisme, deux post-doctorants et d’une chaire d’excellence Pierre de Fermat.