Quand la sélection génétique conserve les traditions
Que seraient les cultures pyrénéennes et en particulier celles du Pays Basque et du Béarn sans brebis ? Partie intégrante de la vie agricole traditionnelle, elles façonnent le paysage depuis des générations de chaque côté de la frontière. En 2021, tout le secteur de l’élevage au côté des chercheurs agit pour préserver ces races autochtones : les Latxa côté espagnol et les Manech et Basco-Béarnaise côté français. Ainsi naît le projet ARDI, qui travaille pour l’agriculture extensive et optimise les pratiques ancestrales grâce à la sélection génétique. Rencontre avec l’agronome « basque, navarrais et espagnol » Andrés Legarra, chercheur INRAE, du laboratoire GenPhySE.
Propos recueillis par Anne-Claire Jolivet, de l'équipe Exploreur.
Pourquoi les races traditionnelles pyrénéennes doivent-elles être conservées ? Sont-elles menacées ?
Andrés Legarra : Le secteur ovin en montagne doit redoubler d’ingéniosité pour éviter que les contraintes économiques ne forcent les éleveurs à renoncer à leur race traditionnelle pour des races plus productives et intensives. La majorité d’entre eux préfère entretenir les prairies, faire pâturer et organiser la transhumance. Certes, il y a des endroits où ils n’ont pas le choix, comme dans certaines régions du centre de l’Espagne où ils accumulent les difficultés : sécheresse, prix du lait et indisponibilité des prairies. Mais, je pense que de manière générale les éleveurs préfèrent l’extensif, si l’économie le leur permet. Dans le pays basque, dont je suis originaire, la brebis est partout. Même dans une exploitation de vaches laitières, il reste toujours une vingtaine de brebis dont le grand-père prend soin !
Quelles différences y a-t-il entre la Latxa et la Manech ?
AL : L’idée de race de pays est assez souple, c’est un ensemble de caractéristiques physiques admis culturellement… pour y voir clair, il faut peut-être avoir trempé dans le milieu un peu comme Obélix dans la marmite ! La brebis Manech est française, a une laine blanche, la tête et les pattes noires ou rousses. Les Manech Tête Noire, elles, ont des cornes. Largement identique, la Latxa espagnole a de légères différences morphologiques et de couleurs. La laine est toujours rustique (d’ailleurs Latxa étymologiquement veut dire « rugueux »). Les noires sont historiquement plutôt les brebis classiques de la transhumance et les rousses plutôt celles des collines. Il y a des noires et des rousses des deux côtés de la frontière. Les éleveurs des deux nationalités ont toujours échangé leurs bêtes, et ce malgré les difficultés logistiques et contraintes sanitaires inhérentes au déplacement des animaux. Ces deux races se ressemblent beaucoup. Pour l’amélioration génétique, en faisant ensemble, il est possible de faire mieux, et ainsi d’éviter qu’elles deviennent de petites races sensibles.
Comment le projet ARDI aide à maintenir un élevage extensif, plus vertueux d’un point de vue culturel et environnemental ?
AL : L’objectif commun est de disposer de brebis équilibrées et donc rentables L’amélioration telle qu’on la pratique consiste à choisir de manière collective les meilleurs béliers et de diffuser leur semence porteuse des gènes. Il est primordial de maintenir une dynamique collective opérationnelle, car d’un point de vue uniquement génétique, et sans parler du culturel ici, une race entretenue par peu d’éleveurs, disons une cinquantaine, réduit ses capacités au fil du temps. Statistiquement, il y a moins de possibilités d’obtenir des individus performants sur différents caractères avec peu de cheptels. Aussi une petite race est plus sensible à son abandon par un nombre d’éleveurs.
L’originalité de ce projet pour les brebis basques, mais aussi pour les béarnaises, est de développer deux aspects très importants pour la filière : à la fois il est nécessaire d’optimiser les choix des semences de béliers mais aussi de perfectionner l’organisation de la diffusion de ces semences en transfrontalier, de manière à partager les ressources génétiques. Est-il judicieux de gagner un bénéfice génétique de 0,01% si cela provoque trop de contraintes logistiques et que les éleveurs ne peuvent se déplacer pour récupérer les semences et inséminer les brebis correspondantes ?
C’est quoi une brebis équilibrée ?
AL : Pour les races Latxa et Manech, l’amélioration génétique aide à ce qu’elles fournissent du bon lait, en quantité et qualité suffisante, mais aussi qu’elles soient saines et adaptées à leur environnement. On les dit rustiques, ou le nouveau terme à la mode : résilientes. Elles doivent s’adapter au milieu, résister au climat. Au niveau zootechnie, elles peuvent pâturer un jour de pluie ou de brume sans aucun souci et sur des terrains accidentés pendant la transhumance.
Comment les scientifiques généticiens et les éleveurs dialoguent-ils ? Comment se construit le « schéma de sélection » ?
AL : L’amélioration génétique en élevage a une longue histoire et a toujours été une affaire collective. Avant le développement des biotechnologies et de l’insémination artificielle, les fermes s’échangeaient les béliers qui paraissaient puissants dans des foires. Depuis les années 70, sont collectés de manière systématique des informations, sur leur niveau de productions, mais aussi leurs capacités reproductives, leurs caractères morphologiques (notamment la forme des pattes et des mamelles), leur résistance aux maladies infectieuses et parasitaires, etc.
200 à 300 éleveurs délèguent à leur coopérative le choix d’un lot de semences de béliers pour répondre aux besoins spécifiques des producteurs rassemblés. C’est un peu comme s’ils recevaient un panier de légumes de producteurs locaux choisis pour la qualité de leur travail, ils ne savent pas ce qu’il y a dedans mais ils savent que c’est bon et diversifié ! Chaque année, le centre régional choisit le lot qui est jugé équilibré, au regard du précédent lot employé et des contraintes environnementales et économiques à surmonter. Autrefois, les éleveurs privilégiaient des animaux productifs, aujourd’hui ils recherchent aussi des animaux adaptés au milieu.
Certains terroirs sont allés jusqu’à fusionner plusieurs races traditionnelles, pour en créer une nouvelle. En France, la politique de sélection la plus emblématique est celle qui a modelé la race Lacaune, attribuée aujourd’hui à l’AOC Roquefort. Pour les races Latxa et Manech, l’avenir nous dira quels seront les choix des éleveurs … le projet ARDI leur offre des outils scientifiques et collaboratifs pour réinventer leur propre schéma de sélection !
Quel est votre rôle dans le projet ARDI ?
AL : Dans un troupeau, le renouvellement du cheptel est indispensable car une brebis ne vit que quelques années, et ce renouvellement est fait avec des animaux meilleurs – ce que l’on appelle le choix des reproducteurs. L’amélioration génétique nécessite du temps car on ne manipule pas de gènes, on choisit les meilleurs parmi tous les animaux dans la race. L’enjeu est de monter petit à petit la qualité génétique de l’ensemble de la race grâce à un choix d’animaux performantes, dont les béliers qui produisent de la semence. Aujourd’hui, les outils informatiques, avec les bases de données et les algorithmes de traitement et de tri des informations, permettent de prendre en compte un grand nombre d’animaux et un grand nombre de caractères très divers – pour ne pas mettre toutes les billes dans le même panier. Mon rôle est de concevoir des modèles mathématiques basés sur la génétique, pour perfectionner ces algorithmes et prendre en compte de nouvelles données : les informations qui remontent des fermes (caractéristiques des animaux, filiation) mais aussi les échantillons d’ADN prélevés et analysés par mes collègues de l’INRAE et des centres de recherches espagnols. J’améliore l’outil pour affiner le descriptif des populations et pour permettre aux éleveurs de choisir au mieux. Ce travail spécifique sur les brebis sert également aux outils mathématiques qui sont utilisés pour la sélection des vaches ou autres animaux de rente.
Le projet ARDI se termine à la fin de l’année, a-t-il tenu ses objectifs ?
AL : Nous avons réalisé ce que nous espérions d’un point de vue recherche. Une autre de ses réussites, à mon sens, est d’être très fédérateur ! Il permet aux acteurs de la sélection génétique d’un côté à l’autre de la frontière de mieux se connaître, cela oblige de se retrouver et de se parler. Au niveau linguistique, c’est délirant, on fait des réunions trilingues pour dégager des solutions techniques, cela amène à se poser de nouvelles questions … L’intérêt d’entretenir le collectif est primordial. Gardons en mémoire que ces brebis ne sont pas énormément productives, alors la tentation de les remplacer par des races plus intensives, des fois en hors-sol, (en France, la Lacaune et en Espagne l’Assaf, une race d‘origine israélienne) est toujours à combattre. ARDI a permis de maintenir le lien et la motivation associée !
Le projet ARDI en bref
Ce projet de coopération (2017-2021) s’étend sur plusieurs départements et régions (Haute Garonne, Pyrénées Atlantiques, Navarra et Euskadi). Il est dirigé par NEIKER-Tecnalia et rassemble des structures de recherche et développement : INRAE et IDELE (Institut de l’Élevage), mais aussi les coopératives et associations d’éleveurs : CDEO (Centre Départemental de l’Élevage Ovin) , ASLANA (Association des Éleveurs d’ovin de Race Latxa de Navarre), et ARDIEKIN (Centre de Sélection et d’Insémination Artificielle d’ovin de race Latxa et Carranzana).Le projet a un budget de 1.155.072 € dont 65% est financé par des fonds FEDER dans le cadre du programme POCTEFA de coopération transfrontalière France-Espagne.
GenPhySE : laboratoire Génétique, physiologie et systèmes d’élevage (INRAE, Toulouse INP – ENSAT et ENVT)