Une sonde pour prédire les orages
Les orages et leurs éclairs agitent le ciel et les neurones des physicien·nes. Dans les années 1989-91, le laboratoire d’aérologie de Toulouse a mis au point un prototype de sonde susceptible de mesurer, à distance, les champs électriques associés aux nuages orageux et d’anticiper ainsi leur arrivée. Une mission qui n’a pas été de tout repos. Qui sème les sondes récolte les données… sauf quand les éléments s’acharnent !
C’est une boule d’acier grosse comme un ballon de handball. Elle semble tout droit sortie d’un épisode de Star Wars, mais ce n’est pourtant pas la tête d’un « droïde » mis à la casse. Au laboratoire, on l’appelle « la sonde ». Les humains, ces ingrats, ne lui ont pas donné de nom. Est-ce par superstition ? Parce qu’ils savaient qu’ils l’envoyaient au casse-pipe ? En tout cas, si ce brave serviteur de la science et ses clones pouvaient parler, ou simplement siffler comme R2D2, croyez bien qu’ils en auraient à raconter.
Nous sommes en 1989, juillet démarre à peine, et nos sondes ont pris place dans la soute d’un avion à turboréacteurs. Destination : la Floride. Pour passer les deux mois d’été, il y a pire. Dans l’appareil qui décolle pour Orlando, les accompagnateurs des sondes étirent leurs jambes. Cette équipe française de physiciens participe au programme TRIP. En anglais, ça signifie « voyage »… et aussi Thunderstorm research international program, c’est-à-dire « Programme international de recherche sur les orages ». Depuis 1976, TRIP rassemble les « électriciens de l’atmosphère », autrement dit les spécialistes des orages.
L’un des piliers du projet n’est autre que le Centre spatial John F. Kennedy de la NASA, l’agence spatiale américaine, à Cap Canaveral. C’est d’ici qu’en juillet 1969, la mission Apollo XI s’est arrachée du sol avant de déposer les deux premiers hommes sur la Lune. Et ici que, quelques mois plus tard, le lanceur d’Apollo XII fut frappé par la foudre. Plus de peur que de mal, mais la NASA aimerait bien trouver le moyen de mettre à l’abri des éclairs ses fusées et ses navettes. Elle met donc ses équipements à disposition de TRIP et des expérimentateurs qui le souhaitent.
Une pile géante en altitude
Parmi les Français se trouve Serge Chauzy, physicien au laboratoire d’aérologie de Toulouse. Au milieu des années 1970, il a séjourné aux États-Unis, travaillant sur un système de mesure de l’activité électrique à l’intérieur des nuages. Mais les ballons d’alors étaient à usage unique : une fois lancés, ils étaient perdus pour la science. Il est donc venu avec Serge Soula, son ancien doctorant devenu collègue, tester un procédé par ballon réutilisable, capable de rester sous les nuages et de mesurer leur champ électrique.
« Le concept de « champ électrique » n’est pas le plus simple à expliquer, reconnaît Serge Soula. Il faut rappeler qu’un nuage d’orage, ou cumulonimbus, est marqué par un fort développement vertical, il s’étire parfois jusqu'à 12 km de haut. Comme l’air se refroidit en montant, les gouttelettes d'eau présentes dans la colonne d’air se changent en cristaux de glace au fur et à mesure de l’altitude. Elles entrent en contact avec des cristaux de neige brisés et agglomérés, le grésil. Dans les collisions, ces particules glacées s’échangent des charges électriques.
Grosso modo, les plus petites particules glacées sont positives et tendent à monter, alors que les plus grosses, négatives, descendent. Le nuage ressemble donc à une pile géante, avec un pôle « + » et un pôle « - ». Or comme tout dipôle, celui-ci crée un champ électrique autour de lui, mesuré en volts par mètre, qui permet de détecter sa présence à distance ».
En conséquence, lorsqu’un nuage orageux se rapproche, le champ électrique initial va augmenter. Mesurer ce phénomène permettrait de prévoir les orages un peu à l’avance.
Mais il y a un hic : dans les premières centaines de mètres de l’atmosphère, un champ électrique « parasite » se crée, dû à l’effet corona. Cet effet se manifeste notamment sur tous les objets en forme de pointe (arbres, fusées, mats de bateaux, tours...) Il s’ajoute à la modification du champ électrique de l’atmosphère uniquement dû à l’arrivée d’un orage. Difficile alors de démêler ces deux phénomènes... L’équipe de l’université de Toulouse III – Paul Sabatier traverse donc l’Atlantique avec un objectif en tête : multiplier les mesures pour évaluer l’amplitude de l’effet corona. Le physicien compte notamment sur les données obtenues pour alimenter son modèle numérique : nommé Picasso pour « Production d’Ions Corona Au Sol Sous Orage », cet outil est capable de simuler sur ordinateur l’effet corona des orages.
Ballon de rugby modèle Gargantua
Rendus à Cap Canaveral, les Toulousains sortent leurs sondes des bagages. Elles sont six, toutes rutilantes sous le soleil estival. Sous la carrosserie métallique se cachent deux capteurs de champ électrique, les « moulins à champ ». La forme de sphère s’est imposée parce qu’elle permet de disposer les capteurs symétriquement, et aussi parce que l’absence de pointe évite qu’un effet corona ne se forme autour de l’instrument. Chaque boule est autonome en énergie grâce à une batterie rechargeable et transmet ses données au sol par ondes radio. Depuis deux ans qu’elle travaille sur ces objets, l’équipe est impatiente de les accrocher comme des boules de Noël sous un ballon gonflé à l’hélium fourni et géré par la société Lighter than air of Florida. Il a tout du ballon de rugby modèle Gargantua. En coton enduit de néoprène, il monte ses 570 m3 jusqu’à 1000 mètres d’altitude, seulement relié au sol par deux gros câbles en kevlar.
Commence alors l’attente. La Floride est connue pour ses orages, mais il faut quand même patienter jusqu’au 10 août pour voir une bonne occasion se présenter. En 20 minutes, dans l’après-midi, le ballon est monté à 1000 mètres décoré de ses cinq sondes. Une équipe se prépare à lancer des fusées depuis le sol pour provoquer le déclenchement d’éclairs, une autre surveille la tenue du ballon soumis à des vents puissants, d’autres au sol mettent leurs appareils de mesure et les systèmes d’acquisition de données en marche. Comme aime à le dire Serge Soula : sous les précipitations, c’est la précipitation ! Des collègues de l’Office national d’études et de recherches spatiales (Onera) ont rejoint les Français, et ajouté au ballon leur propre matériel d’expérimentation – un cylindre censé reproduire le comportement d’une carlingue d’avion lorsqu’elle prend la foudre.
La délicate moisson des « champs » sous l’orage
Mais on ne brave pas impunément les cieux tropicaux. « Pendant les opérations de déclenchement des éclairs par fusée, il était impératif de rester dans des shelters, abris métalliques. Alors que le champ électrique mesuré au sol montrait l’arrivée imminente de l’orage, se souvient Serge Soula, l’ordre de rester dans les bâtiments a été donné par radio sur le site, car des fusées de déclenchement allaient être lancées. Les premiers éclairs déclenchés à proximité de l’aire de lancement produisaient des déflagrations brèves et assourdissantes sur tout le site.
Côté ballon, une mauvaise nouvelle est arrivée rapidement de l’équipe qui le surveillait par télémesure : il perdait inexorablement de l’altitude. » L’engin finit dans une vaste lagune située au cœur même du centre spatial. Une fois l’orage éloigné, et alors que la nuit est tombée, on le ramène au sec en tirant sur le câble. La longue balafre sur l’enveloppe ne laisse aucune ambiguïté, un éclair l’a proprement cisaillé. Autre mauvaise surprise : les capteurs ont disparu…
Rencontre ratée avec un alligator
« Ils s’étaient apparemment détachés du câble, poursuit le physicien. Le lendemain matin, je suis allé les récupérer en barque dans l’eau salée de la lagune, tout seul, puis je suis rentré les mettre à sécher pour essayer d’en récupérer l’essentiel. J'ai ensuite vu un alligator traverser là où j’étais quelques instants plus tôt. Certes, il n'y avait pas beaucoup d'eau, mais je n’ai pu m’empêcher de songer qu’une attaque d’alligator avait tout d’une expérience déplaisante ! »
Avec leur ballon hors d’usage et impossible à réparer rapidement, les Français se retrouvent cloués au sol. Pas si grave, sourit Serge Soula : « On a eu peu de mesures, mais elles étaient inédites, car étant donné les contraintes ce n'était pas évident à réaliser. On les a exploitées scientifiquement, et on a notamment pu quantifier et mieux caractériser l’effet corona dans les premières centaines de mètres sous un orage. » Mission accomplie, en somme. Après avoir connu le baptême du feu, et le baptême tout court dans les eaux saumâtres de Cap Canaveral, les sondes ont regagné la soute pour un retour bien mérité.
Ne reste plus qu’à trouver une chute à ce récit. « Vous voulez une chute ? Je vais vous exaucer, s’amuse Serge Soula. Nous avons renouvelé la campagne deux ans plus tard, durant l’été 1991. Cette fois, le vent soufflait si fort qu’il a provoqué la rupture du câble. Emporté, le ballon est tombé dans l’Atlantique. On l’a récupéré, mais les dégâts et les risques encourus ont signé la fin de cet épisode objectivement délicat ». Décidément, il ne fait pas bon sous les orages.
Serge Soula est enseignant-chercheur en physique à l'Université Toulouse III - Paul Sabatier, au sein du laboratoire d'aérologie - Observatoire Midi-Pyrénées - LAERO - OMP (CNRS, IRD, Université Toulouse III - Paul Sabatier). Il est spécialiste des phénomènes électriques liés aux orages.
Publication scientifique :
« Multilevel measurement of the electric field underneath a thundercloud : 1. A new system and the associated data processing », Journal of geophysical research, Serge Chauzy, Jean-Claude Médale, Serge Prieur et Serge Soula, 1991
Les dossiers Exploreur explorent un sujet en croisant le regard de plusieurs disciplines scientifiques. Journaliste : Olivier Voizeux. Visuel : Delphie Guillaumé. Coordination et suivi éditorial : Catherine Thèves, Clara Mauler, Sandrine Tomezak, Julie Pelletanne, Sylvie Etcheverry, Valentin Euvrard, Simon Leveque.