Des fleurs robotiques pour tester la santé mentale des abeilles

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Des fleurs robotiques pour tester la santé mentale des abeilles

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Les abeilles sont dotées de capacités cognitives étonnantes, mais elles sont très sensibles à la qualité de leur lieu de vie. Mathieu Lihoreau, directeur de recherche CNRS au Centre de recherches sur la cognition animale a mis au point une fleur connectée permettant de mesurer les effets des facteurs de stress environnementaux sur le QI de ces précieuses pollinisatrices.

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L’éthologue Mathieu Lihoreau n’en est pas à son premier prototype. En 2018, avec des lycéens et lycéennes de Granville (Manche), il met au point une fleur connectée équipée d'une caméra pour étudier la façon dont les abeilles sélectionnent les fleurs à butiner. 

En 2020, il peaufine le dispositif en s’associant à la start-up toulousaine BeeGuard (spécialisée dans les ruches connectées) et crée une fleur robotique baptisée « BloomLive » destinée à décrypter les déplacements des abeilles entre les fleurs. L’appareil permet, ainsi d’enregistrer et de suivre en temps réel les trajectoires de vol et l’activité de butinage de centaines d’abeilles sur plusieurs kilomètres carrés. Une dizaine d’entre eux sont d’ores et déjà déployés dans un champ expérimental de l’INRAE (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement) en périphérie de Toulouse.

Un test d’intelligence en pleine nature

 

Mathieu devant le « CognitionAnalyzer ».
Mathieu devant le « CognitionAnalyzer » © Jean-Marc Bonzom

Au terme de trois années de recherches conjointes avec BeeGuard, l’éthologue vient d’achever son troisième prototype. Il s’agit toujours d’une fleur robotique (qui a des allures de ruche...), mais qui cette fois sollicite les fonctions cognitives des abeilles. L’appareil, nommé « CognitionAnalyzer », fournit aux abeilles une récompense sucrée. Pour y accéder, les butineuses doivent pénétrer dans un labyrinthe à deux branches (dit en « Y ») et apprendre à associer la récompense à une couleur donnée. 

 

Exemple d'un bourdon dans le cognition analyser (crédit CNRS)
Exemple d'un bourdon dans le « CognitionAnalyzer » 
© CNRS

« Le test du labyrinthe est très utilisé en laboratoire, précise Mathieu Lihoreau. L’idée ici, c’est de l’automatiser pour mesurer les capacités cognitives d’un grand nombre d’abeilles, en conditions naturelles, et dans des environnements plus ou moins pollués. » Le principe ? Les insectes sont préalablement marqués avec un code-barres sur papier sur le dos, puis entrainés à visiter l’appareil. Lorsqu’ils s’introduisent dans le conduit, ils sont analysés par une caméra via un algorithme de reconnaissance d’images. 

S’il s’agit d’une abeille marquée, une petite porte s’ouvre automatiquement, la pollinisatrice a alors le choix entre deux branches associant une LED de couleur – bleu ou jaune que reconnaissent bien ces insectes – à de l’eau sucrée ou à son absence, par un système de pompe de précision. Tant qu’elle n’a pas bu l’eau sucrée, la porte de sortie reste close. Très vite, l’insecte reviendra pour chercher la nourriture et au terme de quelques visites, se dirigera directement vers la couleur lui assurant l’eau sucrée. « Chaque abeille a droit à dix visites. Si elle et plusieurs de ses congénères échouent, cela indique que quelque chose dans l’environnement a altéré leurs fonctions cognitives », détaille le chercheur. 

Un cerveau exceptionnel

Tous les scores des abeilles sont enregistrés en temps réel et transmis via une application dédiée. Le dispositif est conçu pour pouvoir varier le niveau de difficulté de la tâche en modifiant la couleur, les consignes ou en bloquant la porte d’entrée pendant plusieurs jours pour tester la mémoire de l’insecte. 

« Les abeilles sont capables d’apprendre des tâches sophistiquées, comme par exemple des concepts de similarité, de différence, de géométrie, explique le chercheur. Le fait même de savoir butiner implique de développer plusieurs formes de mémoire. » 

Pour remplir leur mission et assurer la survie de la colonie, les jeunes butineuses doivent d’abord apprendre à connaître leur environnement et s’en souvenir pour s’orienter correctement et retrouver le nid. Elles doivent ensuite reconnaitre la forme, la couleur, l’odeur, la texture des différentes fleurs qui produisent le nectar et le pollen, puis les mémoriser pour revenir se nourrir. 

Les abeilles domestiques, par exemple, peuvent collecter de la nourriture jusqu’à 10 kilomètres autour de la ruche. Elles sont aussi capables de trouver le trajet le plus court reliant le nid et les différents sites de nourriture et de communiquer à leurs congénères la qualité et la localisation précises des ressources disponibles en s’adonnant à l’étonnante « danse frétillante » ou « danse en huit ». Ces compétences, qui peuvent rivaliser avec celles des vertébrés, sont d’autant plus impressionnantes qu’elles émanent d’un minuscule cerveau (un millimètre cube) composé d’un million de neurones, contre cent milliards pour les humains et seulement 11 000 pour les escargots !

Quand les neurones sont attaqués

« Toutes ces capacités cognitives reposent sur des processus neuronaux optimisés mais également très fragiles, souligne Mathieu Lihoreau. On sait que la moindre agression du système nerveux, comme par exemple la destruction de quelques neurones, peut impacter ces facultés et perturber le butinage. » 

Même à faible concentration, les pesticides, y compris ceux dits de « nouvelle génération », ont un effet délétère sur le cerveau des insectes. Ils affectent la communication entre les neurones, leur niveau d’activité, et détériorent les capacités d’apprentissage, de mémorisation et d’orientation. Les abeilles n’arrivent plus à se repérer, à trouver les bonnes fleurs, à retrouver leur ruche. « Ces molécules n’ont pas d’effets mortels directs et immédiats sur l’abeille, détaille le chercheur, mais en altérant ses fonctions cognitives, elles ont des effets indirects et sublétaux, la condamnant à une mort différée, avec à terme le risque de mettre en péril la colonie qui n’est plus suffisamment nourrie. » 

80% des plantes à fleurs dépend de la pollinisation par les abeilles

Depuis les années 1990, on assiste à un déclin fulgurant des populations d’abeilles partout dans le monde. Bien identifié chez les abeilles domestiques, ce phénomène a été baptisé « syndrome d’effondrement des colonies ». La France n’est pas épargnée avec un taux de mortalité des colonies de près de 40% tous les ans. 

Cet effondrement n’est pas seulement une mauvaise nouvelle pour les amateurs et amatrices de miel. « Les abeilles constituent un élément-clé dans la perpétuation des écosystèmes, alarme le chercheur. En transférant le pollen de fleur en fleur lors du butinage, elles assurent la fécondation des plantes et donc la production des fruits et des légumes que nous consommons. 80% des plantes à fleurs et près d’un tiers de nos ressources alimentaires dépendent des services de pollinisation rendus par les abeilles », ajoute-t-il.

Mieux comprendre les causes du déclin

Les causes du déclin ne se limitent pas à l’utilisation massive des pesticides dans les champs. La présence de polluants dans l’eau et dans l’air, les métaux lourds, la raréfaction des ressources alimentaires, l’arrivée de nouveaux parasites et pathogènes sont autant de sources de stress dont les effets se combinent : c’est ce qui est appelé l’« effet cocktail ». 

« Le seul moyen d’étudier la façon dont les facteurs de stress interagissent entre eux, c’est de s’approcher au plus près de la réalité des abeilles, qui évoluent dans un environnement parfois contaminé par des dizaines de polluants », explique Mathieu Lihoreau. En butinant plusieurs centaines voire milliers de fleurs par jour, ces insectes jouent un rôle de bio-indicateur : ils sont aux premières loges pour ingurgiter de manière répétée plusieurs herbicides, insecticides et autres contaminants contenus dans les plantes ou l’eau. Autant de molécules à faible concentration considérées individuellement sans effet, mais qui, combinées entre elles, peuvent affecter leur santé. 

Protéger les pollinisatrices

« Avec le dispositif « CognitionAnalyzer », nous pourrons réaliser toute une batterie de tests cognitifs sur de grandes populations d’abeilles et dans différents environnements : centre-ville, périphérie de grande agglomération, site minier, champ en monoculture... Cela nous permettra de corréler les scores obtenus avec les caractéristiques du lieu de vie, mais aussi d’affiner nos connaissances sur l’impact des différents types de molécules sur la santé des abeilles. Le but étant de définir des seuils de risques et des niveaux de tolérance aux différents polluants et autres facteurs de stress présents dans l’environnement.

L’avantage de cet appareil, c’est qu’il fonctionne avec une grande diversité d’espèces : des abeilles, des bourdons, des guêpes, des frelons, ce qui permet d’étudier à la fois les abeilles domestiques et les pollinisateurs sauvages extrêmement précieux pour le maintien des écosystèmes », ajoute le chercheur.

Après un premier test sur le site de la centrale nucléaire de Fukushima (Japon), afin de vérifier les effets délétères d’une contamination environnementale bien caractérisée sur le comportement des abeilles (ici la radio-contamination), le dispositif devrait être définitivement validé au printemps 2024. Une vingtaine de labyrinthes sont d’ores et déjà en construction pour un déploiement sur plusieurs sites pour une première étude d’envergure en Occitanie, via le projet ECONECT (un réseau de capteurs innovants et connectés qui étudie et surveille la réponse des écosystèmes face aux changements environnementaux).

Et pour répondre à différents facteurs de déclin des populations d'abeilles depuis son jardin : on s’interdit l’utilisation de pesticides, on signale les nids de frelons asiatiques pour destruction ou encore on plante des fleurs mellifères... 🌻🐝

 

 

Mathieu Lihoreau est chercheur CNRS en éthologie, au sein du Centre de recherches sur la cognition animale du Centre de biologie interactive - CRCA/CBI (CNRS, Université Toulouse III - Paul Sabatier).

 

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Les dossiers Exploreur explorent un sujet en croisant le regard de plusieurs disciplines scientifiques. Journaliste : Carina Louart. Visuel : Delphie Guillaumé. Coordination et suivi éditorial : Catherine Thèves, Clara Mauler, Sandrine Tomezak, Julie Pelletanne, Simon Leveque, Valentin Euvrard.