Chercheuse sucrée salée

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Sciences de la matière

Chercheuse sucrée salée

Les deux font la paire - Claire Moulis portrait

Quand une scientifique vous dit « le sucre est ma matière première professionnelle », vous songez illico aux glaçages des mille-feuilles. Pourtant, dans l’enceinte du Toulouse Biotechnology Institute (TBI) où elle nous reçoit, les grappes de blouses blanches crochées au mur et les fioles en pagaille ne laissent aucun doute : c’est en biochimiste, et non en pâtissière, que Claire Moulis met les mains dans le saccharose. Un seul kilo de sucre acheté au supermarché lui permet de travailler pendant des mois. À partir d'une matière première peu chère et accessible, elle fabrique des produits à bien plus haute valeur ajoutée... 

La série Les deux font la paire met en scène des couples insolites : un·e scientifique se prête au jeu de l’interview avec un objet du quotidien pour tirer un portrait décalé de celles et ceux qui font la science.

 

Depuis une vingtaine d’années, notre chercheuse a mis ses pas dans ceux du biologiste Philippe Van Tieghem. Au XIXe siècle, les sucriers avaient constaté que le jus de betterave se transformait parfois en une gelée colmatant les tuyaux. Élève de Pasteur, Van Tieghem fut le premier à saisir que cette solidification résultait de l’action de bactéries du sol : les leuconostoques. Ce n’est pas la bactérie elle-même qui agit, mais plusieurs de ses enzymes : des protéines présentes dans les cellules et favorisant des réactions chimiques. 

Depuis qu’elle les étudie, Claire ne peut cacher sa fascination pour leurs super-pouvoirs : « Le sucre de table, ou saccharose, est lui-même composé de deux sucres simples : le glucose et le fructose. Or les enzymes des bactéries que j’étudie cassent les liaisons entre glucose et fructose, et permettent aux molécules de glucose de se lier en grand nombre à la manière d’un collier de perles – ce qu’on appelle une polymérisation. »

Encore mieux que la gelée de coing et de groseille : le dextrane

Si elle contrarie d’abord les industriels, la fameuse gelée, baptisée dextrane, offre rapidement des compensations. Dans les années 1940, on découvre qu’en perfusion, elle se substitue très bien au plasma sanguin. Les applications dans le domaine de la santé vont se multiplier. Comme l'organisme humain tolère bien le dextrane, on l'utilise pour conserver les greffons. Il est aussi à la base des larmes artificielles. Dans quantité de médicaments, il sert à encapsuler le principe actif et on lui a même découvert des propriétés antivirales. 

Les autres secteurs ne sont pas en reste. Dans l’agroalimentaire, il donne la viscosité requise aux crèmes glacées et à certains produits de boulangerie. Et les fabricants de peinture apprécient son pouvoir texturant. 

À l’image de l’amidon de maïs, mais dans la discrétion la plus complète (aviez-vous déjà entendu ce nom jusqu’à présent ?), le dextrane est devenu un couteau suisse pour bon nombre d’applications industrielles.

Des horizons salés : les charmes frisquets de la mer du Nord

Dire que Claire n’était pas prédestinée à croiser la route du dextrane est un euphémisme. Ses préférences l’avaient d’abord conduite vers des horizons plus iodés. Adolescente, elle se rêvait océanographe. Son baccalauréat brillamment décroché, alors que toutes les prépas de France lui tendent leurs bras, elle choisit l’INSA (Institut national des sciences appliquées) de Toulouse. Nous sommes en 1997. Pour la jeune francilienne dont le paternel est toulousain, la Haute-Garonne c’est la famille. 

Élève-ingénieure, elle multiplie les stages au-delà de ce qu’exige l’INSA. Elle cible des labos de recherche, en privilégiant ceux qui pratiquent l’océanographie. En fin de quatrième année, la voilà recluse sur une petite île de mer du Nord. C’est le choc. « Je n'ai pas supporté le climat, reconnaît-elle. Trop froid, trop humide ! (Là, on jurerait qu’un discret frisson rétrospectif vient de la parcourir) En conséquence, gros doute en revenant à Toulouse. J'avais besoin d'une pause climatique. » (N’allez quand même pas lui dire qu’elle est en sucre !)

En 2002, l’un de ses enseignants, Pierre Monsan, se montre persuasif : « J'aimais beaucoup la biochimie structurale et l'enzymologie, et il m'a dit : viens préparer avec moi une thèse sur les sucres complexes des bactéries lactiques, ça ne t'empêchera pas de retourner en océanographie plus tard valoriser les algues ». Sauvée, elle ne passera pas ses journées en mode frissons ! Intégrée à l’INSA, l’unité de recherche n’avait pas encore anglicisé son nom en « TBI », elle portait encore l’acronyme (so French !) de LISBP pour « laboratoire d’ingénierie des systèmes biologiques et des procédés ». Depuis les années 1970, c’est l’un des hauts lieux de la recherche sur le dextrane. En compagnie de l’enzymologiste Magali Remaud-Siméon, Pierre Monsan s’y efforce de cerner, dans la diversité des bactéries lactiques, celles qui ont le meilleur potentiel pour créer de la gelée sucrée… 

Les propriétés du dextrane, en particulier sa viscosité, dépendent en grande partie de la manière dont les « perles » de glucose s’attachent entre elles. Au moment où Claire démarre sa thèse, pour obtenir des variants aux propriétés différentes il fallait faire subir au dextrane « ordinaire » une suite de réactions chimiques (hydrolyses et fractionnements) particulièrement coûteuses du point de vue environnemental puisque les produits utilisés en grandes quantités (acides forts et solvants organiques) devaient être retraités. 

Claire est chargée d’élucider le processus de polymérisation (rappelez-vous, c’est l’assemblage en collier de perles) d’une enzyme précise, et de modifier génétiquement des bactéries de sorte à ce qu’elles produisent directement des variants de dextrane. Elle y parvient, améliorant de façon importante les rendements qui passent de 10% à près de 75%. Depuis, elle poursuit cette tâche rendue vaste par le grand nombre de leuconostoques existants (mémo : les bactéries du sol de Van Tieghem). Année après année, la bibliothèque d’enzymes s’étoffe à TBI pour permettre aux partenaires industriels de la santé (ne demandez pas lesquels, c’est secret) de disposer de biopolymères sur mesure pour leurs applications.

Les cyanobactéries, futures usines à sucre

On l’a dit (et même écrit !) plus haut, le sucre de table est bon marché. Mais en quatre ans, la chute des rendements sous les effets du changement climatique et de la guerre en Ukraine a multiplié les prix par quatre. Les scientifiques se sont remis en question : et si un jour, après avoir permis l’emploi de polymères de glucose, on réalisait que les usages industriels concurrencent les besoins alimentaires ? La solution : ne plus être dépendant du marché sucrier. Pour Claire, c’est l’occasion de renouer avec l’océanographie. 

« Nous allons travailler sur d’autres familles d’organismes, à savoir des cyanobactéries. Ces microorganismes fabriquent différents types de sucres par photosynthèse (la « synthèse » de matière organique avec l'énergie solaire, la lumière en somme ou « phôtós » en grec ancien). L’objectif sera donc de modifier le matériel génétique des cyanobactéries à façon, en ajoutant ou inactivant certains gènes, de manière à leur faire produire des molécules d’intérêt directement à partir de lumière et de C02 ».

L’amusant est que cette production sucrière est envisagée dans des réacteurs d’eau… salée. Pas simple. L’eau de mer n’est pas un souci pour les cyanobactéries puisque les espèces choisies sont marines. En revanche, c’est une autre affaire pour les enzymes. En général, ces dernières ne sont pas adaptées aux sels, lesquels perturbent le repliement tridimensionnel (c’est-à-dire leur forme dans l’espace) qui les rend fonctionnelles. Trouver une parade à ce dérangement sera l’un des grands enjeux. Ce choix de l’eau de mer comme milieu de culture n’est pas anodin : la chercheuse et son équipe l’ont fait à dessein, pour ne pas avoir à employer de gros volumes d’eau potable, là encore dans le souci d’économiser une ressource précieuse.

Comme ses confrères et consœurs, la chercheuse de TBI sait qu’elle s’embarque pour plusieurs années incertaines. « Dans la recherche appliquée, il faut savoir conjuguer le désir d'être utile pour la société et la certitude que le produit ne sera pas sur le marché dès demain matin. Mais je m’en accommode. Peut-être parce que la recherche ne compose que la moitié de mon travail. Le reste du temps, je suis enseignante et j’adore ça. »

Comme un poisson dans l’eau… salée ou sucrée…

L’ex- bachelière qui excellait déjà dans toutes les matières s'épanouit dans cet exercice qui l'oblige à jongler avec la thermodynamique, la biochimie structurale, l'enzymologie et la bioinformatique - matières qu'elle enseigne à l'INSA Toulouse. Être là, sur l’estrade, après avoir fréquenté elle-même cette même école est vécu par Claire comme un bel atout : « Ça surprend les étudiant·es de savoir que j'ai fait les mêmes études. Quand ils et elles évoquent leurs difficultés, je peux leur transmettre mon vécu, du genre : tu ne comprends pas pour l'instant pourquoi c'est important d'avoir autant de notions dans autant de matières, mais tu vas voir que petit à petit les liens vont t'apparaître. C'est plus facile quand on l'a vécu de l'intérieur. » À l’INSA, la chercheuse est comme un poisson dans l’eau… salée ou sucrée, au choix !

 

Claire Moulis est enseignante-chercheuse en biochimie à l’INSA - Institut national des sciences appliquées, au sein de Toulouse Biotechnology Institute - TBI (INSA - INRAE - CNRS).  

 

Les deux font la paire est une série Exploreur - Université de Toulouse. Rédaction : Olivier Voizeux. Coordination éditoriale : Gauthier Delplace, Clara Mauler et Hélène Pierre. Visuel : Delphie Guillaumé et Hélène Pierre. Photos : Sébastien Chastanet. Studio photos : Maison de l'image et du numérique, Université Toulouse - Jean Jaurès. Ces recherches ont été financées par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR). Cet épisode est réalisé et financé dans le cadre du projet Science Avec et Pour la Société « CONNECTS » porté par l’Université de Toulouse et financé par l’ANR.