Acteurs, jeux et stratégies
Optimiser les contrats de sous-traitance, les parcours de transport urbains ou la finance d'entreprise... À Toulouse School of Economics (TSE), une vingtaine de mathématiciens travaillent sur des outils qui permettent de modéliser le comportement des agents et de mettre au point des stratégies économiques.
Par Camille Pons, journaliste scientifique.
Demandez à un individu de pêcher des poissons pour vous : c'est le critère à maximiser (le volume de poissons pêchés) ou à minimiser (le risque que le pêcheur se contente du moins possible). Pour évaluer le meilleur contrat à passer avec celui-ci ou la stratégie qui optimisera le critère, un mathématicien va s'appuyer sur un jeu d'hypothèses considérées comme " raisonnables " et utiliser des outils mathématiques, en l'occurrence ici la théorie des probabilités. « L'agent, donc le pêcheur va choisir son effort optimal ou minimal à objectif donné, explique Stéphane Villeneuve, chercheur spécialisé en maths appliquées à la finance au CRM. Si on retient l'hypothèse - sachant qu'il peut y en avoir d'autres - qu'il va chercher son bien-être avant tout, s'il est payé à l'heure, il ne ramènera pas beaucoup de poissons ; s'il est payé pour 100 poissons, il est probable qu'il n'en pêche pas plus ; alors que s'il est payé à hauteur de 30% des poissons ramenés, il en ramènera probablement 300. » Aider des entreprises, des pouvoirs publics, des organismes à construire des contrats " dynamiques " ou, toujours sur la base d'un critère choisi, comme optimiser une production ou minimiser des risques, à trouver la stratégie qui optimise ce critère, est l'un des objectifs que se fixent les 26 mathématiciens regroupés autour des économistes au sein du laboratoire TSE-R.
Donner des outils d'aide à la décision
« Les résultats dépendent des hypothèses établies au départ, qui peuvent être discutables et n'échappent pas aux choix politiques. Ainsi, on ne construira pas le même modèle si l'objectif est de maximiser une production sans se soucier des coûts de pollution ou s'il s'agit plutôt de minimiser la pollution sans nuire à la croissance »
nuance justement Stéphane Villeneuve.
Ancrés dans la recherche théorique, les travaux des mathématiciens de TSE naissent cependant de phénomènes économiques réels : pourquoi les entreprises versent-elles des dividendes à leurs actionnaires tous les ans ? Pourquoi les patrons ont-ils des bonus ou des parachutes dorés ? Dans quelle mesure ces rémunérations sont-elles justifiées ? Pourquoi les entreprises s'endettent-elles ?... Les chercheurs s'appuient ensuite sur l'analyse de ces phénomènes pour définir des stratégies d'optimisation.
« Les maths peuvent dire quelle variable influe sur telle autre et permettent de travailler sur ces paramètres : si on les change que va-t-il se passer ? »
explique Jérôme Renault, professeur des universités spécialisé notamment sur la théorie des jeux, l'un des outils mathématiques les plus utilisés à TSE-R.
Ces études des jeux dynamiques, c'est-à-dire des interactions entre individus, entreprises, environnements... permettent « d'identifier les jeux utiles ou les mauvais et de modéliser des stratégies où les agents joueraient tous bien et dont les issues seraient bonnes pour tous », précise le chercheur. Ces travaux peuvent, par exemple, servir à définir des stratégies de transport optimal. « Chacun va d'un point à un autre et veut mettre le moins de temps possible mais cela peut créer des embouteillages. On peut imaginer ajouter des kilomètres de route en plus mais où les mettre ? Un tronçon supplémentaire est aussi susceptible d'aggraver la situation pour tout le monde alors que, paradoxalement, une route fermée peut mener à une circulation fluidifiée. Car les gens interagissent. Notre travail consiste à évaluer dans quel cadre nous rencontrons ces paradoxes et à voir comment modifier les ressources si nous voulons une situation optimale ».
Faut-il épargner ou investir ? Les maths peuvent aider à la décision
En finance, les applications possibles sont également multiples. Les mathématiques peuvent servir à modéliser des flux de revenus d'une entreprise (coûts et bénéfices). « On peut alors établir, selon la structure des dettes, les opportunités d'investissement, voir s'il faut stocker en prévision d'investissements futurs ou s'il faut investir pour être plus performant, et à quel moment il est préférable de payer les actionnaires », explique Stéphane Villeneuve.
D'autres utilisent les mathématiques pour décrire les comportements des populations, par exemple en matière d'urbanisation. C'est le cas d'Adrien Blanchet, maître de conférences spécialisé sur les équilibres urbains et le transport optimal. Celui-ci étudie les propriétés qualitatives de modèles qui ont déjà été développés, comme celui de Richard Bellman qui décrit la façon dont les individus, dits " agents ", se distribuent dans une ville, détermine le coût de cette distribution et prédit ce qui va se passer quand il y aura beaucoup d'agents. Objectif : s'appuyer ensuite sur de nouvelles hypothèses et de nouveaux outils mathématiques pour développer d'autres modèles théoriques sur la base de ce premier modèle. Travail qui résume d'ailleurs la recherche en mathématiques appliquées à l'économie.
« Ce sont ces allers-retours qui servent ensuite ingénieurs, techniciens, économistes qui conçoivent des modèles appliqués pour les pouvoirs publics, les entreprises, etc. Notre recherche fait le lien entre les mathématiciens purs qui développent des outils très puissants et ceux qui conçoivent les modèles. »
précise Adrien Blanchet.
EDF GÈRE SES LIQUIDITÉS AVEC DES MATHS
L'utilisation des maths en finance est multiple. Stéphane Villeneuve, chercheur à TSE, travaille ainsi avec EDF. Le producteur d'électricité s'est engagé dans un projet de construction de deux nouveaux types de centrales nucléaires en Angleterre. « Les investissements, qui s'annoncent lourds alors que l'entreprise est endettée, impliquent donc de réfléchir à la politique de gestion des liquidités, explique le chercheur. Face à ces futurs investissements, EDF a choisi de ne pas verser de dividendes à l’État cette année mais a donné des actions, donc des promesses de futurs dividendes. L'entreprise aurait pu choisir de s'endetter ou encore d'augmenter son capital en faisant appel à de nouveaux actionnaires. Nos modèles mathématiques aident EDF à faire ces choix. »
CRM : Centre de recherche en management - Université Toulouse Capitole, CNRS.
TSE-R : Toulouse school of economics Recherche - Université Toulouse Capitole, Inra, CNRS, EHESS. Ce laboratoire regroupe environ 140 chercheurs et enseignants/chercheurs et une centaine de doctorants dont 26 mathématiciens regroupés dans l'unité Mathématiques de la décision et statistique – MADS.