Préservation des écosystèmes. Le poisson sous toutes ses formes

Partagez l'article

Vivant・Santé

Préservation des écosystèmes. Le poisson sous toutes ses formes

Photo d'une Carpe pour le site Exploreur - UFTMP
Carpe Commune (Cyprinus carpio)

Préserver la diversité, c’est prêter attention au rare et au menacé, mais aussi au singulier. Le laboratoire Évolution et diversité biologique (EDB) étudie les espèces de poissons d’eau douce en termes de formes et de morphologies. Des indicateurs qui révèlent la diversité des rôles écologiques de chaque espèce dans le maintien des écosystèmes.

Cet article fait partie du dossier

DIVERSITÉS

Lire le dossier

Par Carina Louart, journaliste scientifique.

Que vous évoquent le gardon, la truite, ou la tanche ? Probablement, des poissons d’eau douce de taille moyenne, sans signe particulier en termes de forme du corps, de nageoires, d’œil ou de bouche : un poisson type « poisson d’avril ». Parmi les 86 espèces de poissons qui peuplent les rivières et lacs français de métropole, il en est pourtant de plus atypiques, comme l’anguille avec sa forme en serpent, le brochet, doté d’une grande bouche munie de nombreuses dents, ou encore le silure, à l’allure inquiétante, long de deux à trois mètres et paré de deux longs barbillons. Les chercheurs du laboratoire Évolution et diversité biologique (EDB) ont ainsi établi que, si 95% des poissons d’eau douce se ressemblent, les 5% restants ont des formes singulières et cela vaut pour l’ensemble des continents. Que nous disent ces espèces qualifiées « d’extrêmes » par les chercheurs ? Qu’elles ont dû s’adapter à des conditions locales particulières en développant des caractéristiques morphologiques hors normes leur permettant d’assurer à la fois leur alimentation et leur déplacement dans l’eau. « Ces espèces à morphologie extrême sont souvent associées à des modes de vie ou à des habitats particuliers et/ou uniques, ce qui les rend potentiellement vulnérables aux changements environnementaux », explique Sébastien Brosse, enseignant - chercheur en biologie à l'Université Toulouse III - Paul Sabatier, au laboratoire Évolution et diversité biologique (EDB).

La biodiversité au pluriel

Pour obtenir ces résultats, les chercheurs se sont appuyés sur leur base de données répertoriant plus de 11 000 espèces de poissons d’eau douce vivant dans plus de 3 000 cours d’eau du globe, soit plus de 80% de la surface continentale. Elle a été mise en ligne en 2017 et reste la plus complète au niveau mondial.

Par la suite, s’est posée la question du mode de vie et de la fonction de chaque espèce. Pour y répondre, les chercheurs ont réalisé un état des lieux de la diversité morphologique, appelée aussi fonctionnelle. « C’est une autre facette de la diversité, détaille Sébastien Brosse. Alors que la diversité taxonomique inventorie les espèces dans un lieu donné, la diversité morphologique a vocation à analyser la forme du corps des différentes espèces. Elle permet de mieux comprendre les rôles écologiques de chacune au sein d’un écosystème. L’approche fonctionnelle était très utilisée pour les végétaux, nous l’avons appliquée aux poissons d’eau douce ».

À chaque forme, sa fonction

Les chercheurs ont défini 10 traits morphologiques associés à deux fonctions essentielles : la locomotion et la nutrition. À partir de photos de poissons issues des muséums, des collections et d’ouvrages du monde entier, ils ont mesuré pour chaque espèce, la taille ou la position des yeux ou de la bouche, l’aplatissement du corps ou encore la forme des nageoires. 9 150 espèces ont ainsi fait l’objet de mesure sur les 13 000 connues dans le monde. Pourquoi un tel travail de fourmi ? « Les caractéristiques morphologiques sont autant d’indicateurs qui nous renseignent sur leur mode de vie. Un poisson à très grande bouche aura tendance à être prédateur, il y a une corrélation entre la nutrition et la bouche. Un poisson à forme aplatie vit dans des eaux stagnantes, à l’inverse, une forme longue et effilée indique qu’il évolue dans l’eau vive. Chaque caractéristique morphologique remplit une ou plusieurs fonctions et nous renseigne sur leur mode de vie et le rôle des poissons dans l’écosystème ». Les chercheurs ont ainsi pu recenser 400 espèces « extrêmes » (sur les 9 150 mesurées) et démontrer qu’à elles seules, elles couvrent 90% de la gamme morphologique de tous les poissons d’eau douce du monde.

Préserver la diversité morphologique

L’étude réalisée à l’échelle mondiale, a révélé de fortes disparités à l’échelle des continents. À eux seuls, les poissons sud-américains présentent 80% de la diversité morphologique mondiale de tous les poissons du monde pour seulement 40% des espèces recensées à l’échelle du globe, alors que les poissons africains abritent 25% des espèces mais seulement 20% de la diversité fonctionnelle, soit à peine plus que les zones tempérées qui possèdent moitié moins d’espèces.

« Cette exceptionnelle diversité morphologique des poissons sud-américains est liée à l’histoire évolutive du continent, à sa richesse en ressources (fort ensoleillement et forte productivité végétale), ainsi qu’à sa diversité environnementale »

souligne Sébastien Brosse.

Les chercheurs toulousains ont ainsi répertorié 191 espèces extrêmes sud- américaines, associées à des fonctions très spécifiques. C’est le cas, par exemple, de certains piranhas herbivores qui se nourrissent essentiellement de fruits tombés des arbres et qui en se déplaçant vont disperser leurs excréments contenant des graines, ou des poissons chats (les loricaridés), qui avec leur curieuse bouche en ventouse, broutent les algues microscopiques.

« Ces espèces extrêmes ne sont pas toujours rares, ni en danger, précise le chercheur, mais elles occupent une niche écologique spécifique qui les rendent vulnérables aux perturbations humaines. C’est par exemple le cas avec l’orpaillage en Guyane, qui modifie les habitats, et défavorise ces espèces au profit d’autres, généralistes ». Moins de 5% des espèces de poissons sud-américains sont aujourd’hui classées comme en danger sur la Liste rouge de l'Union mondiale pour la nature (UICN), il serait donc souhaitable selon les scientifiques, d’y ajouter les espèces « extrêmes » avant que les activités humaines ne viennent à les faire disparaître.  

Le boom des nouvelles espèces

Pollution, destruction de l’habitat, surpêche, réchauffement climatique sont autant de facteurs qui perturbent le milieu aquatique, auquel s’ajoute l’introduction de nouvelles espèces, reconnue depuis 2002, comme une des premières causes de régression de la diversité biologique.

« Au départ, l’introduction d’un organisme dans un écosystème augmente la diversité biologique et morphologique. Mais à moyen terme, cela comporte toujours des risques, car le nombre d’espèces pouvant vivre dans un espace n’est pas infini. Il existe une compétition alimentaire, qui peut tourner en défaveur des organismes autochtones ».

L’exemple le plus célèbre est celui de la perche du Nil, introduite en 1954 dans le lac Victoria qui en 40 ans, a fait disparaître 150 à 200 espèces endémiques, mais aussi celui de la truite Fario introduite en Nouvelle-Zélande qui, depuis s’est imposée sur les quelques rares petites espèces autochtones existantes. « Jusque dans les années 1950-1960, les sociétés d’acclimatation introduisaient de nouvelles espèces pour des raisons alimentaires et commerciales, mais par la suite, les introductions d’espèces ont continué pour répondre à la pêche sportive et de loisirs » regrette le chercheur. C’est ainsi qu’ont été déversés dans de nombreux cours d’eau du monde, des espèces prédatrices telles que le black-bass, natif d’Amérique du Nord, mais aussi le silure, natif du Danube… des espèces particulièrement voraces et plus grosses que les espèces autochtones, toutes classées « espèces invasives ».

Des poissons de plus en plus gros et plats

Ces introductions ont eu pour effet d’augmenter de 15%, en moyenne, le nombre d’espèces de poissons dans les cours d’eau du monde entier, mais aussi de modifier la diversité des formes de poissons rencontrés dans les cours d’eau concernés. Les travaux réalisés par le laboratoire toulousain révèlent qu’elles sont responsables d’un accroissement de 150% de la diversité morphologique dans les communautés concernées :

« C’est énorme, car cela signifie que les espèces introduites ont des caractéristiques morphologiques très différentes des espèces natives et donc des fonctions tout aussi différentes, ce qui à terme peut modifier le fonctionnement des écosystèmes »

constate Sébastien Brosse.

De manière générale, les très grands cours d’eau, tels que l’Amazone, le Congo ou le Mékong sont peu touchés, en revanche, les petits cours d’eau qui abritent naturellement peu d’espèces, ont connu une explosion de leur diversité morphologique. C’est le cas notamment des cours d’eau méditerranéens comme la Siagne (Alpes Maritime) qui a vu sa diversité morphologique multipliée par 40. Les chercheurs ont aussi constaté que ces introductions modifiaient la forme « standard » des poissons d’eau douce : partout dans le monde, on observe une augmentation de la taille moyenne de leur corps (de 2 cm en moyenne) et une surreprésentation des espèces aplaties, comme la carpe ou le black-bass capables de vivre dans les eaux stagnantes. « Ces modifications sont liées à la multiplication des barrages. Partout dans le monde, la création de grandes retenues d’eau favorise le développement de ces espèces au dépend de celles qui préfèrent le courant, comme la vandoise ou la sofie dans le Sud-ouest de la France qui voient leur habitat se réduire, et sont en net déclin ».

Alors devons-nous nous habituer à cette nouvelle représentation du poisson d’eau douce ? Les résultats de cette étude montrent en tout cas que la biodiversité ne se mesure pas seulement en termes de variation du nombre d’espèces, mais aussi de formes. La diversité morphologique est à prendre en compte pour évaluer l’impact des changements environnementaux qui sont à l’œuvre.

 

Portrait de Sébastien Brosse, enseignant-chercheur à l'Université de Toulouse
Sébastien Brosse est enseignant-chercheur
à l'Université Toulouse III - Paul Sabatier,
au laboratoire Évolution et diversité biologique - EDB
(CNRS, IRD, UT3 - Paul Sabatier)

Références bibliographiques

Su Guohuan, Villeger Sébastien & Brosse Sébastien (2019). Morphological diversity of freshwater fishes differs between realms but morphological extreme species are widespread. Global Ecology and Biogeography 28:211-221.

Toussaint Auréle, Charpin Nicolas, Beauchard Oivier, Grenouillet Gael, Oberdorff Thierry, Tedesco Pablo, Brosse Sébastien & Villéger Sébastien. (2018). Non-native species led to marked shifts in functional diversity of the world freshwater fish faunas, Ecology Letters 21:1649-1659.

Toussaint, Aurèle & Charpin, Nicolas & Brosse, Sebastien & Villéger, Sébastien. (2016). Global functional diversity of freshwater fish is concentrated in the Neotropics while functional vulnerability is widespread. Scientific Reports. 6: 10.1038/srep22125.