Fait-maison : la transmission de tous les plaisirs alimentaires

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Cultures・Sociétés

Fait-maison : la transmission de tous les plaisirs alimentaires

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Que signifie « un bon repas » ? Les cinq fruits et légumes journaliers ne suffisent pas pour avoir le sentiment d’avoir « bien mangé ». Les sociologues Anne Dupuy et Laurence Tibère décryptent nos habitudes culinaires, notamment en famille. Le « fait-maison » semble promettre le plus large panel de plaisirs alimentaires.

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Bien manger : un défi au-delà de nos assiettes

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Par Anne-Claire Jolivet, de l'équipe Exploreur.

En France, il n’est pas question de « donner de la confiture aux cochons ». Bien se nourrir est socialement important. Les habitudes alimentaires construisent un socle culturel commun. Si la grande gastronomie, aux rites culinaires et aux arts de la table bien structurés, est une fierté nationale, bien manger est également un souci quotidien pour chacun.

Quand les journées sont bien remplies (travail, transports, sports, loisirs), comment trouver le temps d’acheter de bons produits, de cuisiner et de les déguster à plusieurs autour d’une table ? Le défi est de taille et pourtant, le plaisir de partager un bon plat en famille ou entre amis reste primordial pour la majorité des français.

Mais que mange-t-on, comment et avec qui ? Les sociologues, Anne Dupuy et Laurence Tibère du Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (Certop) décodent les valeurs et les pratiques montantes des habitudes culinaires, celles qui évoluent dans le contexte de la « modernité alimentaire ». Elles s’intéressent notamment aux représentations de la « bonne » parentalité lorsqu’il s’agit d’éduquer ses enfants.  Santé, convivialité, éveil sensoriel, prise de risque gustatif, échange ou ancrage culturel… Le « fait-maison » relèverait-il ces multiples défis ?

Plus de plaisirs pour une meilleure santé

Loin de se situer parmi les plus mauvais élèves, en comparaison avec les Etats-Unis ou le Royaume-Uni pour l’Europe, la France a, pour autant, dû réagir face à l’augmentation de l’obésité, mais aussi des cancers et des maladies cardio-vasculaires. Depuis 2001, le Programme national nutrition santé (PNNS) vise à améliorer l’état de santé de la population. Bonne nouvelle : les recommandations « manger diversifié et bouger » ont été entendues car l’obésité infantile ne progresse plus, selon l’étude de 2011 de la Haute autorité de santé.

Pour répondre à la question « que veut dire bien manger ? », le PNNS insiste également sur l’importance de cultiver les plaisirs culinaires et en particulier celui de manger ensemble, source de socialisation des enfants qui réduirait les risques de surpoids.

Sur les injonctions du « bien manger », Anne Dupuy est prudente. « Notre rôle de sociologue n’est pas d’établir des recommandations à tout un chacun, le risque de culpabiliser les parents à tort me parait trop conséquent. Renforcer les injonctions sociales qui dicteraient comment se faire plaisir peut avoir un effet négatif sur certaines classes sociales. »

Laurence Tibère, quant à elle, souligne l’importance d’étudier sans juger les pratiques liées aux différences sociales et culturelles. « Si le rôle des politiques est d’offrir la possibilité d’obtenir pour tous des produits de qualité, en tant que sociologue, je m’efforce de prendre en compte les différentes cultures de classes. Il me parait important de ne pas les regarder uniquement en terme d’inégalités. »

L’assiette sous contrôle, dès le plus jeune âge

Les sociétés occidentales font face à une nouveauté dans l’histoire de l’humanité : l’abondance de nourritures, caractéristique principale de la modernité alimentaire. Pour ne pas être submergé par les sollicitations permanentes, le mangeur s’organise mais sans perdre de vue certains plaisirs.

« Depuis les années 1990, le mangeur pense son alimentation au quotidien. Se nourrir ne va plus de soi, c’est une pratique réflexive »

précise Laurence Tibère.

L’adulte organise ses menus hebdomadaires pour tendre vers un équilibre global. Il s’autorégule dans le but d’être en accord avec la pluralité des valeurs qui lui importent : être en bonne santé, mais aussi écouter ses envies et besoins gustatifs, ainsi que sa « bonne conscience ». Bien manger signifie également limiter l’impact écologique de sa consommation, ou tout au moins, se préoccuper de son origine et de ses modes de production (CREDOC, 2012) : pour préserver l’environnement et/ou le bien-être animal.

L’éducation aux plaisirs alimentaires est prise en charge dès les premiers mois de l’enfant. Comment les parents se focalisent-ils sur l’alimentation des tout-petits ? « Ils sont sensibles à la « naturalité domestique » avec une recherche du bio, par exemple, qui est d’ailleurs parfois limitée à la prime enfance. Le bio pouvant être abandonné quand l’enfant rejoint la table familiale », explique Anne Dupuy.

En comparant les pratiques alimentaires enfantines de la France métropolitaine et celles des Dom-Tom, Laurence Tibère observe une différence nette de représentations de la « bonne parentalité ». « Dans certains territoires d’outre-mer, proposer à ses enfants des produits transformés, achetés tout fait, c’est leur offrir le progrès et les insérer dans un monde développé. En métropole, même si on retrouve cette tendance au sein de certains groupes sociaux, les parents tendent à valoriser davantage la cuisine et le fait-maison auprès de leurs enfants. »

« En plus de se soucier de l’équilibre alimentaire de leurs enfants d’un point de vue nutritionnel, les parents ont à cœur aujourd’hui de transmettre la subtilité et l’expérience gustative. Ils craignent que la société de consommation ne les forge qu’à des plaisirs immédiats et limités. Et cet aspect est encore plus fort concernant les parents d’origine sociale favorisée ou avec un niveau d’instruction élevé », écrivait Anne Dupuy dans sa thèse de doctorat.

Le « fait-maison » : expérimentation et prise de risque relative

Marqués par les scandales sanitaires, beaucoup de français se méfient des produits transformés par l’industrie agroalimentaire. En concoctant ou en mangeant du fait-maison, la provenance et la composition des produits sont connues et donc contrôlées. Le cuisinier promet un plat non uniformisé dont il connait la recette et l’histoire : « la prise de risque est donc relative », souligne Laurence Tibère. Les conditions du « bien manger » semblent réunies, au moins dans les perceptions. Rappelons tout d’abord que, quelles que soient les promesses annoncées par le ou la « chef », préparer un plat soi-même est souvent moins coûteux que de l’acheter tout prêt. Ces raisons économiques ne sont pas à négliger. Au-delà de l’aspect financier, dans une étude sur la transmission alimentaire pendant la petite enfance, Anne Dupuy a observé que les parents sont largement sensibles aux arguments d’un ou d’une assistante-maternelle, qui propose des produits « naturels » choisis avec soin, et préparés au quotidien, devant ou avec les enfants.

« Le " fait-maison " est un " don " de soi plus universel qui promet une découverte gustative », résume Laurence Tibère. « Mais la difficulté, c’est que les nounous ont du mal à faire valoir cette plus-value au niveau de leur rémunération. C’est quelque chose qui est perçu comme un simple petit plus », nuance Anne Dupuy.

D’autre part dans une société de forte réflexivité et de sécurité sanitaire, l’espace conséquent donné au « fait-maison » paraît paradoxal par l’instabilité qu’il représente. Par cet intérêt, le mangeur témoigne d’une relative résistance à l’homogénéisation alimentaire émanant de l’industrialisation. Lorsqu’il fait la cuisine pour des hôtes, il offre un plat plus ou moins maitrisé, il valorise un risque plus ou moins contrôlé. Pour les invités, c’est le jeu de la surprise culinaire : aucun fondant au chocolat ne se ressemble d’une maison à l’autre.

Derrière une recette, toutes les mises en scène et récits sont possibles : du plat hérité de la grand-mère bourguignonne à la viande d’agneau choisi chez un sympathique éleveur du piémont pyrénéen, l’enjeu est de ré-enchanter son quotidien. « Le fait-maison d’aujourd’hui est un exemple d’action jubilatoire collective. C’est une manière de recomposer un horizon désirable, porteur de multiples valeurs, avec un retentissement cognitif mais aussi avec une multiplication des expériences sensorielles », conclut Anne Dupuy, en faisant ainsi référence à ses études en cours sur les alternatives hédonistes.

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Rien ne vaut un repas partagé

La sociologue de l’alimentation Anne Dupuy a démontré pendant son doctorat que la convivialité d’un repas partagé structure fortement notre relation à la nourriture. Fast-food, distributeurs de produits salés et sucrés, et aujourd’hui « food truck » n’ont pas anéanti le plaisir de se rassembler autour d’une table. Ses enquêtes auprès de 2528 individus, des parents et leurs enfants, ainsi que des adultes âgés de 18 à 77 ans ont révélé que manger ensemble est perçu comme un moment précieux qui permet justement de maintenir le lien familial ou amical, malgré le rythme soutenu de chacun et la raréfaction des activités en commun.

Associer le plaisir alimentaire à l’idée d’être ensemble est renforcé par le fait qu’ « en France, on a du mal à accepter que l’on puisse éprouver du plaisir en mangeant seul. Le plaisir ne se pense pas de façon solitaire. Le repas partagé fonctionne comme un pattern culturel », précise Anne Dupuy.

Cependant, de nos jours, manger à plusieurs ne veut pas forcément dire manger la même chose. La spécificité des régimes alimentaires de chacun est de plus en plus acceptée, qu’ils soient adoptés pour des raisons éthiques ou de santé. Par ailleurs, le petit-déjeuner et le goûter sont des espaces où il y a plus de libertés consenties, l’enfant pouvant plus librement choisir ce qu’il mange.

« Ceci est possible, bien sûr, parce que nous sommes dans un contexte de surabondance et d’acceptation plus large de l’expression des individualités, notamment enfantines », explique Anne Dupuy.

 

Anne Dupuy est enseignante-chercheuse à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, et membre du Centre de recherche sur le travail, l’organisation, le pouvoir (Certop), enseigne à l’Institut supérieur du tourisme de l’hôtellerie et de l’alimentation (ISTHIA).

portrait Anne Dupuy

 

Portrait de Laurence Tibère également enseignante-chercheuse à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, et membre du Centre de recherche sur le travail, l’organisation, le pouvoir (Certop), enseigne à l’Institut supérieur du tourisme de l’hôtellerie et de l’alimentation (ISTHIA).

Série O'delà du labo, produit par l'Université Toulouse - Jean Jaurès, réalisé par Franck Delpech et Nathalie Michaud

Références bibliographiques

  • Tibère L., 2018, « La construction sociale de "l’en commun" par la consommation : les sociétés réunionnaise et malaisienne », Revue Hommes et migrations n°1320, 31-39.
  • Tibere, Laurence & Poulain, Jean Pierre. (2019). La « modernité alimentaire » dans les territoires français d’Outre-mer. Cahiers de Nutrition et de Diététique. Octobre 2016.
  • Tibère L., Rochedy A., Sarrat C., 2018, « Le goûter résiste à la nutritionnalisation », Cahiers de Nutrition et Diététique, Paris, 232-239.
  • Dupuy A., Rochedy A., sous presse, « Les saisons dans la prime enfance : diversification alimentaire et naturalité» » in : Julien M.P., Régnier F., Adamiec C. (dir.), L'alimentation au fil des saisons ou la saisonnalité des pratiques, PUfR.
  • Dupuy A., 2016, « Société, culture et alimentation », Hors série thématique : “L’alimentation sous influence”, n°8, 65-69, SciencesPsy.
  • Dupuy A., Tibère L. et Goirand S., 2018, Travail alimentaire et délégation éducative. Le cas des assistantes maternelles à domicile », in Dossier Normes sociales et socialisation alimentaires, Revue des politiques sociales et familiales,  129-130  pp. 37-50.