Changer les comportements alimentaires : un défi de longue haleine
Dans un contexte de mutation des habitudes de consommation alimentaire et de promotion d’une alimentation plus saine et respectueuse de l’environnement, difficile de passer à côté des recommandations diverses. La mise en place du Nutriscore s’inscrit dans cette évolution. Mais quels sont leurs effets véritables ? C’est tout l’enjeu des recherches de Zohra Bouamra et Vincent Requillart : étudier la mise en œuvre de la transition alimentaire. Faire le choix d’une alimentation bénéfique à sa santé, à l’environnement et à l’économie, est-il aussi évident ?
Par Paul Périé, journaliste scientifique.
« Manger 5 fruits et légumes par jour. »
« Pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, et trop salé. »
Tout le monde a déjà entendu ou lu ces slogans nous incitant à adopter des habitudes alimentaires meilleures pour notre santé. Ces recommandations nutritionnelles s’expliquent notamment par le fait que de nombreuses maladies chroniques, telles que le diabète ou l’obésité, sont devenues un enjeu majeur de santé publique au cours des dernières années. Une mauvaise alimentation est un facteur de risque non négligeable dans ces affections.
À ces questions sanitaires sont venues se greffer, plus récemment, des préoccupations environnementales. De plus en plus de personnes s’interrogent par exemple sur l’impact de leur consommation de viande ou de produits laitiers, sur le changement climatique. Cela ne s’est pas encore traduit en campagne d’informations menée par les pouvoirs publics en France, mais certaines études ont montré que l’alimentation pouvait être à l’origine de 15 à 30 % des émissions de gaz à effet de serre des pays développées.
Comment évaluer l’impact des politiques publiques ?
Dans les deux cas, pour préserver notre santé ou notre environnement, il est donc question de changer nos régimes alimentaires ou, tout au moins, de bousculer un peu nos comportements. Face à de telles injonctions, les consommateurs que nous sommes réagissent-ils de manière rationnelle ? Quelle est l’efficacité de ces recommandations ? Des questions sur lesquelles travaillent Zohra Bouamra et Vincent Requillart, chercheurs INRAE qui enseignent à la Toulouse School of Economics de l’Université Toulouse 1 Capitole.
« Nous évaluons l’impact des politiques nutritionnelles, en matière de santé et d’environnement. Nous avons analysé différentes politiques pouvant être mises en débat, dont certaines sont mises en œuvre et d’autres pas. Le but de nos recherches est de comprendre les conséquences qu’elles auraient et de déterminer quelles sont les politiques les plus efficaces »
développe Vincent Requillart.
Pour cela, les deux chercheurs, avec Xavier Irz du Natural Ressources Institute Finland (Helsinki), ont établi des simulations à partir de modèles économiques couplés à des modèles épidémiologiques. Ils étudient ainsi l’impact de diverses politiques sur la consommation, sur les prix, sur la santé et sur l’environnement. Alors que notre régime alimentaire est notamment conditionné par nos goûts, la qualité et le prix des produits, notre revenu et notre environnement social, il n’est pas facile de les faire changer. Les campagnes comme « Manger 5 fruits et légumes par jour » contribueraient par exemple à accroitre leur consommation moyenne de 5 à 8 %. « Certains en déduisent que ça ne sert à rien. Peut-être que les changements ne sont pas énormes mais ils ont peut-être un effet non négligeable sur la santé et l’environnement », analyse Vincent Requillart. Comme il serait contre-productif de faire 50 recommandations en simultanée, l’idée est donc d’établir le rapport coût-bénéfice de ces actions, à la fois pour l’individu et pour la société en général. Sachant que ce qui peut être bénéfique pour la santé ne l’est pas forcément d’un point de vue environnemental, même si leurs impacts sont généralement compatibles.
Taxes et augmentation des prix pour notre bien-être alimentaire
Les recommandations via les campagnes publicitaires ne sont pas les seules politiques possibles pour influer sur la diète des individus. En effet, il peut également s’agir d’une augmentation du prix d’un produit. Ces politiques de taxation sont généralement moins bien perçues que les recommandations, explique Zohra Bouamra, qui s’intéresse davantage aux aspects environnementaux et travaille sur les substitutions vers les produits végétaux. « Sur des marchés comme celui de la viande, nous avons des données de consommation très précises qui nous permettent de modéliser le comportement. Nous partons de ces modèles et nous faisons des « chocs ». Par exemple, si on augmente le prix de la viande de bœuf, comment les consommateurs vont réagir ? Vont-ils se reporter sur un autre produit, animal ou végétal ? »
Pour établir ces modèles, les deux chercheurs toulousains s’appuient sur un panel de 20 000 ménages dont la consommation est suivie. L’étude vise à voir quel effet sur la consommation a telle ou telle action, et s’il y a report vers d’autres produits. « Si les gens mangent plus de fruits et légumes, cela a-t-il un impact sur le reste de leur régime ? Que vont-ils moins consommer, et en quelle proportion ? », illustre Vincent Requillart.
Pour réduire la consommation d’aliments nocifs pour la santé en grande quantité (sel, sucre…), certaines politiques peuvent par ailleurs pousser les industriels à revoir la composition de leurs produits. En effet, alors que les changements de comportement en matière d’achat sont assez lents, les effets d’une reformulation peuvent au contraire être très rapides. Dans certains pays, des taxes sont ainsi mises en œuvre pour inciter le secteur agroalimentaire à revoir ses recettes. En France, la nouvelle taxe soda est un très bon exemple. Alors que les fabricants payaient jusqu’ici 7 centimes par litre de boisson, ils sont désormais taxés en fonction de la teneur en sucre. Ils ont donc tout intérêt à aller vers une teneur plus faible. « Ainsi, même si les consommateurs continuent à boire autant de sodas, ce qui en pratique n’est pas le cas car la taxe a aussi pour effet de réduire la consommation de sodas, l’absorption de sucre sera bien moins importante », conclut Vincent Requillart.
Nutri-Score : la santé affichée pour influencer la consommation
Les préoccupations des consommateurs évoluent et leurs préférences aussi, obligeant les professionnels du secteur à s’adapter. Des produits plus sains, voire bio, un impact environnemental plus faible… Le gouvernement et certaines entreprises du secteur privé l’ont bien compris. Afin de faciliter l’identification des aliments de bonne qualité nutritionnelle, les ministères en charge de la santé, de l’agriculture et de l’économie ont validé l’instauration du Nutri-Score. Classant les aliments en cinq catégories, du vert foncé au rouge en fonction de leur qualité, il permet au consommateur d’accéder à une information synthétique. Là encore, pour avoir un effet, il est important de respecter certaines règles : « Dans une même gamme de produit, il faut que l’on puisse avoir deux couleurs différentes, montrant que des améliorations sont possibles, afin de pousser les industriels à reformuler », estime Vincent Requillart. Si elle n’est pas encore prise en compte dans les études de ces deux chercheurs INRAE, le développement d’applications qui permettent de scanner les produits pour voir leur impact sur notre santé, participe de la même logique.
À travers leurs recherches, Zohra Bouamra et Vincent Requillart expliquent qu’il est préférable de privilégier une ou deux recommandations et non de les multiplier afin de ne pas brouiller les messages et de garder leur efficacité. Selon eux, ces politiques ont des bénéfices largement supérieurs à leur coût : « la campagne sur les fruits et légumes a des effets positifs sur la santé et sur l’environnement, via la réduction induite de consommation de produits animaux ». Ces convergences entre les impacts positifs sur les deux aspects étudiés est ce vers quoi il faut tendre.
Comment contraindre l’industrie alimentaire à faire évoluer la composition des produits ?
Par ailleurs, Vincent Requillart juge que les politiques de reformulation ne sont pas assez développées en France alors que les travaux montrent un effet important en matière de santé. « Aujourd’hui, celles-ci passent par des accords volontaires, dont la portée est très discutable d’un point de vue économique, précise-t-il. À partir d’un certain seuil, des logos sont apposés. »
« Pour certaines entreprises, c’est une sorte de Health Washing », estime Zohra Bouamra, et cela permet au contraire aux firmes de retarder des mesures plus difficiles. En effet, un changement de formulation ou des caractéristiques d’un produit, s’il n’est pas généralisé à l’ensemble de la gamme, peut entraîner un report vers d’autres marques. Il faudrait donc des politiques plus volontaristes et contraignantes.
Mais, si certaines de ces politiques peuvent avoir des effets à court terme, la transition alimentaire prendra beaucoup plus longtemps. Les changements de comportements se font lentement et découlent d’une volonté politique plus globale. Au-delà des axes de travail développés ici, la mise en place d’une politique d’éducation sur ces questions pourrait être efficace. En ce sens, le développement de repas végétariens dans la restauration collective, comme cela existe dans certaines villes, est un pas important qu’il est nécessaire d’encourager. Manger mieux, pour soi comme pour la planète, est une bataille dans laquelle tout le monde doit s’investir, les élus et les industriels de l’agroalimentaire en tête.
Références bibliographiques
- Entre préservation de l’environnement et santé, une analyse coût-bénéfice des recommandations alimentaires. INRA Sciences sociales N°5/2016 – AVRIL 2017.
- Bonnet, Céline & Bouamra-Mechemache, Zohra & Corre, Tifenn, 2018. "An Environmental Tax Towards More Sustainable Food: Empirical Evidence of the Consumption of Animal Products in France," Ecological Economics, Elsevier, vol. 147(C), pages 48-61.