Paul Sabatier, un régional convaincu
Personnalité éminente sur le plan scientifique dont l'excellence est récompensée par le prix Nobel en 1912, Paul Sabatier a aussi marqué par son engagement dans la politique de recherche et d’enseignement.
Par Armand Lattes, chimiste et professeur émérite de l'Université Toulouse III - Paul Sabatier.
C’est à Carcassonne que Paul Sabatier est né le 5 novembre 1854. Son père, Alexis, était originaire de Montréal (Aude) et sa mère (née Pauline Guilhem) d’Arzens près de Bram, dans le même département. Modeste propriétaire terrien, Alexis avait dû abandonner son exploitation pour « s’exiler en ville ». Avec sa femme, ils avaient ouvert un commerce de chapeaux et s’étaient installés dans la partie moderne de la capitale de l’Aude.
Le foyer avait déjà vu naître quatre filles et deux garçons. Quand Paul, leur septième enfant, vint au monde, il aurait dû être élevé par des nourrices comme ses frères et sœurs, mais le décès du sixième enfant qui, mal surveillé, avait succombé à des brûlures, incita les parents à le garder à la maison où il fut choyé et élevé par ses sœurs aînées, plus particulièrement Célina. Celle-ci, plus âgée que lui de 17 ans, était une femme remarquablement intelligente qui, par la suite, apprit le latin et les mathématiques, à seule fin d’être capable de les enseigner à son frère.
Des débuts prometteurs
Très doué, très précoce, à trois ans, Paul Sabatier savait compter et connaissait l’alphabet : c’est à Carcassonne qu’il fréquenta d’abord l’école primaire avant de rejoindre en 1868, comme externe, le lycée de Toulouse où son oncle venait d’être nommé. Il termina ses humanités, comme interne, au Caousou où les pères jésuites de Toulouse se chargèrent de compléter son éducation tant au plan scolaire que religieux.
A 18 ans, les baccalauréats ès sciences et ès lettres en poche, Paul Sabatier commença ses classes préparatoires à Versailles à l’École Sainte Geneviève. Deux ans plus tard il est reçu à la fois à l’École normale supérieure et l’École polytechnique, dans un très bon rang et choisit l’École normale supérieure de la rue d’Ulm où il rencontre Émile Picard et Marcel Brillouin, avec lesquels il se lie d’amitié.
C’était un étudiant instruit à la fois en sciences, en philosophie, mais encore ouvert à toute forme d’art : à des talents de peintre s’ajoutait un don musical certain qui lui permettait même d’improviser au piano. Dès son jeune âge, il avait manifesté sa prédilection pour les sciences expérimentales. Les leçons de deux éminents scientifiques, Henri Sainte-Claire-Deville et Charles Friedel, furent pour beaucoup également dans son orientation vers la chimie.
En 1877, à 23 ans, Paul Sabatier est reçu premier à l’agrégation de sciences physiques et est nommé professeur au lycée de Nîmes où il enseigne quelques mois avant de revenir à Paris. Sollicité à la fois par Marcelin Berthelot et par Pasteur, il choisit Berthelot et le Collège de France où en 1878, à 24 ans, il devient assistant. Il entreprend alors un travail de recherche sur les sulfures métalliques qui devait aboutir, en 1880, à la soutenance d’une thèse de doctorat ès sciences, intitulée « Recherches thermiques sur les sulfures ».
Docteur ès sciences à 26 ans, sa carrière universitaire va commencer cette même année car trois universités lui proposent un poste de maître de conférences (aujourd’hui professeur de 2ème classe) : Alger, Bordeaux et Lyon. C’est à la Faculté des sciences de Bordeaux (la plus près de celle de Toulouse !) qu’il exerce d’abord sa profession en enseignant la physique. Dans cette même discipline, peu de temps après, il est chargé de cours à Toulouse, passe de la physique à la chimie en 1883 et, enfin, est nommé professeur titulaire de la chaire de chimie générale le 24 novembre 1884 : il avait seulement 30 ans, l’âge minimum requis pour occuper un tel poste.
À peine installé, il crée le premier laboratoire de recherches de la Faculté des sciences, laboratoire qu’il devait diriger et animer pendant les 55 ans qu’il enseigna à Toulouse, de 1884 à 1939, et dont la Faculté des sciences lui laissa la jouissance après sa mise à la retraite. C’est d’abord rue Lakanal, dans une dépendance de l’hôtel de Bernuy (aujourd’hui Lycée Pierre de Fermat) qu’il s’installa. Dès 1982, c’est dans les locaux neufs de la Faculté des sciences, allées Saint Michel que furent transférées toutes ces activités.
En 1905, il est élu doyen de la Faculté des sciences, poste qu’il occupa pendant 24 ans, jusqu’en 1929.
Toulouse, ville d'une vie
Enseigner en province, était, à cette époque, un défi et une aventure, et le choix de notre illustre chimiste risquait de compromettre sa carrière de chercheur car le peu de recherche scientifique d’alors était réalisé exclusivement, ou presque, à Paris.
« Il a admirablement rempli les deux grandes missions de l’université : l’enseignement et la recherche ; il nous laisse un grand exemple, j’ajoute qu’il n’a jamais voulu quitter la province qui l’avait vu naître, l’université et la ville qu’il avait, dès le début de sa carrière, choisies et c’est pour cela qu’à notre admiration pour lui se mêle un sentiment plus doux que le temps n’affaiblira pas, celui de notre profonde reconnaissance et de notre affectueux souvenir. »
Extrait du discours du Professeur Camichel, lors de la cérémonie commémorative de Paul Sabatier.
En effet, à aucun moment de sa carrière, il n’avait été tenté de retourner à Paris. Les occasions ne lui avaient cependant pas fait défaut : lorsque l’Académie des sciences lui décerna le prix Lacaze en 1897, puis le prix Jecker en 1905, et enfin le nomma correspondant de la section chimie cette même année 1905, ses collègues et amis parisiens insistèrent pour qu’il les rejoigne. En 1907, après la mort, à quelques mois d’intervalles, d’Henri Moissan et de Marcelin Berthelot, ces avances furent encore plus pressantes et le devinrent encore davantage en 1912 après que le prix Nobel de chimie lui eut apporté la consécration internationale.
Mais tous ces appels n’eurent aucun succès… et cela, non seulement en raison de son attachement sentimental à ses racines, mais aussi parce qu’il considérait que les charges administratives imposées aux scientifiques parisiens, étaient très dommageables pour la recherche scientifique. Par ailleurs, il avait en horreur la vie mondaine et cette phobie avait considérablement augmenté à la suite du décès de son épouse (épouse qu’il adorait) et qui fut pour lui un grand malheur. Cette douleur, il l’exprima dans la conférence Nobel qu’il prononça à Stockholm le 11 décembre 1912.
Résidant à Toulouse, Paul Sabatier ne pouvait être membre titulaire de l’Académie des sciences du quai Conti car le règlement de cette dernière obligeait les académiciens à résider à moins de 24 heures à cheval du lieu de réunion. Sur l’initiative d’Émile Picard, en 1913, l’Académie modifia son règlement pour ce toulousain qui voulait rester « au pays » et créa une nouvelle section de six membres réservée aux académiciens « non résidents ». Le 21 avril 1913, Paul Sabatier fut le premier élu.
Un universitaire moderne
Paul Sabatier était très en avance sur son temps quant à l’image qu’il se faisait de l’université, de son métier, de la formation des étudiants. Plusieurs de ses initiatives peuvent être considérées comme des innovations révolutionnaires qui sont encore d’actualité ou font toujours l’objet de débats. Il est bon de rappeler d’abord qu’à son époque, la création d’universités régionales n’a pu se faire que grâce à l’énergie et la volonté de personnalités soucieuses de développement local et de décentralisation. A Toulouse, c’est Jean Jaurès, conseiller municipal et maître de conférences à la Faculté des lettres, qui mena le combat, accompagné par une campagne de presse du journal « La Dépêche ». En 1896, c’est chose faite : Toulouse a son université !
Comme il l’est dit plus haut, Paul Sabatier, fidèle à sa province, a refusé toute les propositions parisiennes et s’investit à fond pour son université : en pédagogie d’abord, refusant le « par cœur » et privilégiant toute formation personnelle et cela dès le lycée et en s’engageant à fond dans l’idée de faire participer les établissements universitaires à la vie sociale et industrielle du pays en les orientant en partie vers les sciences appliquées. Le grand potentiel intellectuel et matériel présent dans les facultés devait être mis à la disposition des jeunes désireux de s’orienter vers l’agriculture ou vers l’industrie. Ceci pouvait être réalisé par la formation des cadres et techniciens y compris même en proposant une formation au rang de contre maître dans les facultés, ou encore par la création d’instituts techniques délivrant le diplôme d’ingénieur.
Très en avance sur son temps aussi, était cette possibilité qui leur était offerte de suivre une partie de leurs études dans un autre pays que le leur. En 1929, les deux tiers des étudiants de l’Institut de chimie étaient des étrangers ; grâce à des échanges avec les étudiants américains, les élèves des Instituts toulousains pouvaient terminer leurs études à Harvard.
L’Institut de chimie était l’enfant chérie de notre compatriote. Consacrant une partie de son prix Nobel à la construction de nouveaux locaux, il obtient, en 1910, les compétences nécessaires pour bâtir des laboratoires rue Sainte-Catherine, laboratoires que la première guerre mondiale transforma en hôpitaux et qui ne furent occupés par les chimistes qu’en 1920. Toutes ces initiatives étaient accompagnées d’innovations fondamentales : création d’une chaire de sciences technologiques dont le premier occupant fut le Professeur Fabre ; et surtout, décloisonnement de l’enseignement supérieur en permettant à des élèves non bacheliers d’être admis dans des établissements relevant de l’Université.
Paul Sabatier survécut à son épouse 43 ans, entouré de ses filles, et mourut à Toulouse le 14 août 1941 à l’âge de 87 ans.
Références bibliographiques
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Itinéraires de chimistes, 1857-2007, 150 ans de chimie avec les présidents de la SFC, EDP Sciences, 2008, 469-474.
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Paul Sabatier, prix Nobel de Chimie 2012, un universitaire régionaliste et chercheur de talent, Armand lattes, l'Actualité Chimique oct-nov 2012 N° 367-368, pp.8-18.
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Paul Sabatier un chimiste visionnaire 1854-1941, Armand Lattes, 2019, éditions Nouveau Monde.