Sociologue des cartables

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Cultures・Sociétés

Sociologue des cartables

Portrait chercheuse sociologie avec un cartable

Si on vous disait que le cartable est un objet de recherche, vous en penseriez quoi ? Peut-être que ceux de votre enfance vous paraissaient bien trop lourds (sûrement à raison !). Aujourd’hui on va le considérer comme le symbole d’une discipline en plein essor depuis les années 60 : les sciences de l’éducation. Dans ce domaine, Léa Massavie, doctorante en sociologie, cherche à comprendre les liens entre formations professionnelles et insertion réelle sur le marché du travail, avec la question choc : « Est-ce que ces formations sont vraiment utiles, ou est-ce qu’on cherche juste à caser des jeunes jusqu’à leurs 16 ans ? ».

La série Les deux font la paire met en scène des couples insolites : un·e scientifique se prête au jeu de l’interview avec un objet du quotidien pour tirer un portrait décalé de celles et ceux qui font la science.

 

Vous mettez quoi dans votre cartable ?

Au-delà des trousses, des cahiers et des cartes Pokémon, le cartable transporte aussi, malgré nous, tout ce que l’on nommera le « bagage culturel », c’est-à-dire l’ensemble des connaissances culturelles acquises par un individu au cours de son existence. Dès lors, on conçoit facilement que nos bagages respectifs ne sont pas tous égaux : l’enfant d’un couple d’avocat·es ayant grandi en ville n’aura certainement pas vécu les mêmes expériences, acquis les mêmes connaissances, qu’un enfant d’agriculteur·ices vivant en zone rurale (sans dire bien sûr que certaines sont « meilleures » que d’autres, on ne part pas tous·tes avec les mêmes cartes (Pokémon) en main).

Sociologue avec cartable Léa Massavie

Malheureusement, vis-à-vis de l’école, tous les bagages ne se valent pas, et certaines connaissances et compétences sont nettement plus valorisées que d’autres. En tirant le fil, on peut même dire que la scolarité elle-même alimente notre bagage culturel, et joue un rôle central dans notre vie d’adulte, notamment lorsqu’il s’agit de s’insérer sur le marché de l’emploi. Quelle est donc l’influence du poids de ces cartables de tailles et de couleurs différentes (on parle toujours du bagage culturel, vous aviez compris !) sur l’insertion professionnelle ? C’est la question que se pose Léa Massavie, doctorante en sociologie : « Je m'inscris au croisement de la sociologie de l'éducation et du travail », précise-t-elle. Léa cherche à comprendre les liens qui existent entre le monde scolaire et celui du travail, en particulier dans les formations professionnelles préparant aux métiers de la vente. Des contradictions sur la perception du diplôme et de l’école, jusqu’à questionner l’utilité de telles formations, un sujet d’autant plus d’actualité qu’au cours des dernières années de nombreuses réformes portant sur l’enseignement professionnel ont lieu en France.

Des jeunes qui doutent d’eux plutôt que du système

Léa étudie et compare deux types de diplômes, les CAP et les bacs professionnels, chez des élèves (en sociologie on parle « d’enquêté·es ») ayant obtenu leur diplôme depuis environ sept ans. Ces formations préparent à des emplois de caissier·ère, vendeur·euse en magasin ou encore conseiller·ère relation client. Si des différences entre ces deux cursus semblent exister, une question commune préoccupe notre jeune chercheuse : « Est-ce que ces métiers nécessitent vraiment une formation, ou est-ce qu’on cherche juste à caser des jeunes jusqu’à leurs 16 ans ? » Rien que ça !

Quoi qu’on en pense, il est intéressant de voir le regard que portent ces jeunes sur le système scolaire et les formations dont ils et elles sont issu·es. Précisons que ces résultats ne sont pas encore publiés (une exclusivité Exploreur !) mais que des grandes lignes se dessinent déjà.

Sociologue avec cartable Léa Massavie

Ces jeunes n’aiment pas l’école. Pour autant, le diplôme est quelque chose d’important pour eux, et la tendance est plutôt à une remise en question individuelle qu’à celle du système éducatif. De la même manière, ils ont du mal à accepter leur « réussite » (par exemple l’obtention d’un poste), et parlent volontiers de « la chance d’être recruté·e à ce niveau de diplôme » (comprendre qu’ils pensaient avoir besoin d’un niveau de diplôme supérieur). Cette dévalorisation personnelle s’accompagne d’une tendance à accepter beaucoup de tâches subalternes, qui ne rentrent pas forcément dans la fiche de poste (peut-être lié au fait qu’ils ne pensent pas « mériter » leur place ?). Les travaux de Léa semblent montrer également une différence entre les hommes et les femmes, notamment pour les titulaires de CAP, où ces dernières se retrouvent plus souvent en marge du marché de l’emploi.

« Une bonne journée, c’est quand on rigole avec les élèves »

Ces jeunes, Léa les connait bien. Au-delà des enquêté·es qui l’ont aidé à construire sa recherche et desquel·les découlent ces premiers résultats, notre doctorante a aussi passé les deux premières années de sa thèse en « immersion », puisqu’occupant un poste d’enseignante en économie gestion en lycée professionnel. Mais attention, pas question de mélanger ses élèves et ses enquêté·es !

Revenons un peu en arrière. Après le bac, Léa s’oriente vers une licence de sport, mais avec pas mal de sociologie (pour être précis il s’agit d’une licence en développement social et médiation par le sport). Ayant pris goût aux sciences humaines, elle entreprend par la suite un master en sciences de l’éducation, qu’elle obtient en 2021. Si son parcours parait sportif et atypique, Léa reconnait volontiers qu’elle est « un pur produit du système scolaire actuel » et doit à sa famille un bagage socio-culturel important.

Une fois son master en poche, elle démarre sa thèse en parallèle de son poste d’enseignante. Malheureusement, et c’est le cas pour Léa, en sciences humaines et sociales de nombreuses thèses sont encore non financées, ce qui est bien moins courant dans les sciences dites expérimentales.

Bien que cette expérience de deux ans rentre tout pile dans son projet de recherche, Léa a toujours tenu à faire la distinction entre son métier d’enseignante et son travail de doctorat : « Je ne considère pas mes élèves comme des sujets ; j’ai vu certaines choses, mais je ne les utilise pas comme exemples ». Elle qui, dans le cadre de sa recherche voit bien la défiance de nombre d’élèves vis-à-vis du système scolaire, cherche à créer un nouveau narratif. Éviter la dévalorisation et la remise en question individuelle, cela passe peut-être par, comme le fait Léa « les considérer en tant qu’individus, et pas juste en tant qu’élèves. » Elle précise : « C’est aussi lié au fait d’être en lycée professionnel, on est beaucoup plus proches des élèves [qu’en lycée général]. Ils ont tellement d’histoires à côté du lycée que ça ne peut pas être juste des noms de famille. ». On comprend très vite la philosophie de Léa, qui nous avoue que « une bonne journée, c’est quand on rigole avec les élèves. ». On vous avoue qu’on aurait bien aimé avoir plus de profs comme Léa !

Sociologue avec cartable Léa Massavie

Elle rêve d’ailleurs de renforcer les liens entre acteur·ices de la recherche et du système scolaire. Son job de rêve ? Enseignante-chercheuse en département de sciences de l'éducation ou à l'INSPÉ (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation) pour « former des acteurs et actrices qui seront en contact avec les élèves et qui auront un rôle dans la socialisation des enfants, car pour moi c'est important qu'ils et elles soient conscient·es que leurs actions ont un poids sur ces inégalités, aussi bien sociales que genrées ».

Des femmes qui brillent

Lorsqu’on lui demande quelles sont les figures qui ont pu l’inspirer, Léa insiste pour noter l’influence « des femmes de tous les jours ». « Le sac des femmes est plus lourd. On les conditionne beaucoup dans leurs choix, à être douces, gentilles, souriantes ; chose que l’on retrouve d’ailleurs beaucoup en formation professionnelle. On a toutes notre histoire, on devrait toutes se serrer les coudes, êtres fières d’être présentes et de côtoyer d’autres femmes qu’importe ce qu’on fait. On n’a pas besoin de faire des choses incroyables pour briller ». 

Côté recherche, elle note l’influence positive qu’a eu sur elle « [sa] directrice de thèse Prisca Kergoat, mais de manière générale toutes les chercheuses qui montrent qu’on peut réussir dans un monde d’hommes à faire le métier que l’on veut ». 

 

Léa Massavie est doctorante à l’Université Toulouse – Jean Jaurès au sein du Centre d’étude et de recherche travail organisation pouvoir - Certop (Université Toulouse - Jean Jaurès, CNRS, Université Toulouse III – Paul Sabatier). Depuis septembre 2024, elle est également Attachée temporaire d’enseignement et de recherche à Nantes Université.

 

Aller plus loin :

  • De l'indocilité des jeunesses populaires, Prisca Kergoat, La Dispute, 2022

  • La ségrégation scolaire, Pierre Merle, La Découverte, 2012

 

Les deux font la paire est une série Exploreur - Université de Toulouse (Rédaction et coordination éditoriale : Gauthier Delplace, Clara Mauler et Hélène Pierre. Visuel : Delphie Guillaumé et Hélène Pierre). Photos : Sébastien Chastanet. Studio photos : Maison de l'image et du numérique, Université Toulouse - Jean Jaurès. Cet épisode a été réalisé dans le cadre de la Nuit des chercheur·es.