Swings #4 : Entre ciel et mer, une histoire de poussières
Arrachées du continent et transportées par les vents, les particules atmosphériques jouent un rôle important pour la vie sous-marine. Leur transport au sein de la colonne d’eau est un mécanisme encore méconnu car très difficile à déterminer. Heureusement que les océanographes peuvent compter sur l’élément chimique Beryllium 7 !
Par Victoria Lascaux, de l'équipe Exploreur.
Vents, tempêtes, phénomènes météorologiques sont à l’origine de ces poussières présentes dans les océans. Dès qu’une tempête se déclare, celle-ci arrache et soulève des particules, qui seront ensuite transportées dans l’atmosphère. D’origine continentale, ces poussières tombent dans les eaux océaniques et libèrent des éléments chimiques nutritifs tels que le fer, le zinc ou le cuivre. Ces éléments sont indispensables au développement du phytoplancton, en particulier dans l’océan Austral où le manque de fer limite leur croissance.
La vie marine australe à la merci de la météo
C’est un des enjeux des scientifiques à bord de la mission SWINGS : comprendre le développement du phytoplancton dans un océan riche en nitrate, phosphate, silicate mais par contre dépourvu de fer et autres « vitamines » de l’océan (cf. l'article Swings #1). Ces éléments indispensables à la photosynthèse « nourrissent » les océans en provenant des fonds marins proches des continents (riches en sédiments), des sources hydrothermales abyssales, mais aussi des poussières atmosphériques. L’analyse du flux de matière apportée par ces dernières est complexe, car elles se dispersent et peuvent se dissoudre à des vitesses différentes dans l’eau. D’une manière générale, il est très difficile de mesurer ce flux de matière dans l’océan car il est nécessaire d’établir la vitesse de transport de cette matière et on ne peut pas s’installer avec un chronomètre à 300 ou 3000 m de fond ! C’est là que les traceurs entrent à nouveau en jeu. En effet William Landing et Christopher Lopes, chercheurs des Universités de l’État de Floride (FSU) et de Floride Internationale (FIU) collectent des échantillons pour analyser le Beryllium 7, un traceur radioactif produit dans l’atmosphère lorsque des particules de rayonnement cosmique interagissent avec des atomes d’oxygène et d’azote. Comme les poussières atmosphériques, il se dépose à la surface de l’océan puis y pénètre.
« L’avantage du Beryllium 7 est sa radioactivité de courte durée. Celui que nous détectons dans l’océan en surface provient forcément de l’atmosphère, il ne peut pas avoir été transporté par les courants marins »
précise William Landing.
Une « simple » règle de trois
La quantité de Beryllium 7 mesurée dans l’eau de mer collecté permet de déduire les quantités de fer, mais aussi de zinc, de nickel et de cuivre « tombées du ciel », car les scientifiques connaissent la proportion de fer présent dans les poussières atmosphériques par rapport à la quantité de Beryllium 7.
« Une estimation du flux de Beryllium 7 est primordiale pour évaluer celui des particules. Ensuite, il suffira de faire une règle de 3 »
résume William Landing.
Cependant, en amont de ces calculs, le prélèvement d’eau demande des moyens colossaux.
Mise à l’eau de la pompe et de la bathysonde © Laurent Godard
Des m3 prélevés pour de si petites particules
La principale difficulté est que le Beryllium 7 est aussi utile que rare. Pour collecter les échantillons qui permettront sa mesure, des instruments imposants sont indispensables. Par exemple, la mise en place d’une pompe accrochée sur un tuyau submersible est la première étape. Celle-ci, une fois immergée collecte 600 litres d’eau, à différentes profondeurs, jusqu’à maximum 200 mètres. Cette manipulation est réalisée 5 à 6 fois afin de rassembler le maximum d’eau et de Beryllium 7 avant qu’il disparaisse par décroissance radioactive au fur et à mesure qu’il s’éloigne de la surface.
Sur le pont du bateau, de gros réservoirs de 700 litres sont installés pour collecter l’eau pompée. Le Beryllium 7 est récupéré à la base de ces énormes bidons, en laissant s’écouler l’eau à travers des cartouches de laine de verre imprégnées d’oxydes de fer qui l'absorbent.
À compter de la date du prélèvement, une course contre la montre est lancée. Le Beryllium 7 étant radioactif, son activité est divisée par deux tous les 53 jours environ. À bord, les échantillons sont conservés au réfrigérateur ou au congélateur. Leur analyse ne peut se réaliser qu’à terre avec des instruments trop fragiles et très onéreux pour être embarqués : des spectromètres gamma détectent et mesurent la radioactivité gamma émise par le Beryllium 7. Les poussières atmosphériques présentent dans l’eau pompée seront aussi analysées par spectrométrie de masse. Des recherches qui demandent beaucoup de patience et d’esprit d’équipe.
"We are collecting Beryllium 7 samples that will help us quantify aerosol deposition of trace elements" - "Nous prélevons des échantillons du béryllium-7 qui nous aideront à quantifier le dépôt d'éléments en trace sous forme d'aérosols" William Landing © Laurent Godard.
PORTRAIT
William Landing, un scientifique libre comme l’air
Quel est votre parcours scientifique ?
Dans les années 70, j’étais étudiant en chimie à l’Université de Californie à Santa Cruz. Un professeur m’a alors fait découvrir la chimie de l’océan et j’ai décidé de m’engager dans cette voie. Après un Master à l’université de Washington, j’ai réalisé mon doctorat à l’Université de Californie à Santa Cruz, puis j’ai fait un post-doctorat en Suède. Ensuite, j’ai été embauché par l’Université d’État de Floride. J’y enseigne depuis 35 ans. Là, je prends ma retraite, mais j’ai l’opportunité de poursuivre mes recherches.
Quelle est votre plus grande fierté scientifique ?
Alors que je faisais mon post-doctorat en Suède, j’ai découvert un procédé pour extraire des éléments traces comme le fer ou le manganèse de l’eau de mer et d’en mesurer leur concentration. Ce procédé a été très utilisé par la suite par des chercheurs du monde entier. Ensuite, dans les années 90, avec mes étudiants, nous avons démontré que la pollution au mercure dans les Everglades, en Floride, ne provenait pas de sources locales, mais de la contamination atmosphérique de fond présente dans tout l’hémisphère Nord.
Quel est votre rôle à bord ?
L’un des buts de Swings est de savoir quelle quantité d’éléments trace passent de l’atmosphère vers l’océan et deviennent disponibles pour les organismes vivants. Je m’occupe de la partie atmosphère. Mon rôle est de mesurer la concentration de ces éléments dans l’air, dans l’eau de pluie et dans la neige.
À quoi ressemble une journée type ?
Ce que je dis toujours à mes étudiants est que, à bord d’un bateau, il n’y a que trois choses à faire : dormir, manger et travailler. Donc, si je ne suis pas en train de dormir ou de manger, je travaille. Je déploie les filtres, je récupère les échantillons, je nettoie les filtres. Je ne peux pas faire les analyses à bord, mais je dois faire en sorte de récupérer les meilleurs échantillons atmosphériques possibles. J’essaie aussi d’aider mes collègues dans leurs tâches.
Qu’est-ce qui vous plaît dans cette aventure ?
C’est une chance que d’être à bord d’un bateau en compagnie de chercheurs très talentueux. Ce n’est pas souvent qu’on a l’occasion d’avoir des discussions de si haut niveau, si longtemps, avec quelques-uns des meilleurs chercheurs au monde. Et il y a aussi la beauté de la nature. Le ciel nocturne, les baleines, les oiseaux, les icebergs. Pour moi, c’est fantastique d’être là. Ah, et il a aussi le fait que, durant la mission, je n’ai pas à répondre aux mails, à corriger des examens, à rédiger des projets !
Que faites-vous pour vous évader à bord ?
Je lis beaucoup, et j’essaie de faire de l’exercice. J’ai aussi apporté mon saxophone avec moi.
Quels livres avez-vous emmené avec vous ?
J’ai un Kindle que j’ai rempli de livres. J’ai pris beaucoup de Science-Fiction et des polars.
JOURNAL DE BORD
31 Janvier
« Une aube rose et bleue nous accompagne, les sommets enneigés de l’île Marion sont dans le Nord-Ouest. Des sourires réjouis éclairent les visages de nos collègues sud-africains. Il fait bien plus calme que les jours précédents »
raconte Catherine Jeandel, chercheuse CNRS, co-cheffe Swings.
Une journée chargée attend nos scientifiques, programme du jour : 3 stations par des fonds de 3000 m, 1500 m puis 300 m, rien que ça. Il faut motiver les troupes, déploiement de rosettes propres et standards, prélèvements, filtrations, analyses…Les stations sont distantes de quelques milles seulement, un travail sans relâche, avec un rythme soutenu est requis. Ces multiples déploiement de la journée, ont rapproché les scientifiques de l’île Prince Edward.
Plus tard dans la soirée, un crachin breton s’invite lors des recherches de panaches de chlorophylle. Ces derniers témoignent d’une fertilisation du phytoplancton par les produits érodés des îles…les troupes vont continuer à travailler toute la nuit sous une pluie-neige drue et glaciale, pas très agréable !
1 Février : Récompense au petit matin avec la révélation derrière les nuages de l’Île Prince Edward, un moment réconfortant pour les travailleurs de nuit, et motivant pour ceux du jour.
Afin de faire plaisir à l’équipage, le commandant décide de longer l’île, émotions garanties.
« Nous ne reviendrons pas, ou pas avant longtemps. Ces petites îles perdues dans le grand bain austral dégagent un magnétisme certain et des envies de randonnées sauvages qui alimenteront nos rêves pendant longtemps »
déclare Catherine Jeandel.
Désormais, cap vers les Îles Crozet ! Trajectoire en zigzag, étrange mais importante afin de traverser les fronts, des sortes de frontières entre deux régions océanographiques distinctes, qui sont caractérisées par des températures et des salinités différentes. Le top pour tous les chercheurs à bord.
À suivre…