Batifolages chez la femelle chevreuil
Comment choisir ses partenaires quand on est une femelle chevreuil ? Capable de parcourir des kms pour retrouver le « bon » père avec les « bons » gènes, la mère chevreuil offre ainsi les meilleures chances à sa progéniture. Découvrez, avec Lucie Debeffe, écologue spécialiste du comportement animal, la vie reproductive de cette espèce commune dans nos campagnes mais néanmoins très atypiques chez les ongulés sauvages.
Le chevreuil a beau être une espèce européenne familière, étudiée depuis de nombreuses années par les scientifiques, il n’a pourtant pas révélé tous ses secrets. Sa vie sociale peu grégaire et sa capacité à s’adapter à différents environnements le rend difficile à cerner. Les domaines vitaux se chevauchent, avec des groupes mixtes. Il peut vivre seul, en particulier en forêt puis avec d’autres en fonction des périodes et de l’environnement. Dans les grandes plaines du Nord de la France, il existe des groupes de plus d’une vingtaine d’individus plus stables. Autour de Toulouse, ce sont des groupes de 2 à 6 chevreuils plus généralement. Quelles sont les raisons qui conduisent un individu à se rapprocher ou s’éloigner de l’un des siens ?
Quand les femelles se dispersent !
Lorsqu’il s’agit d’expliquer le comportement de tout animal, et en particulier le choix des partenaires, les écologues s’appuient sur la théorie de l’évolution de Darwin. Les stratégies reproductives observées aujourd’hui résultent d’une sélection au fil des générations. Elles tendent à optimiser le capital génétique de la progéniture pour l’adapter à son environnement, et ainsi préserver son espèce. C’est la « valeur sélective » qui combine la survie et la fécondité en génétique des populations.
Si le chevreuil n’échappe pas à la règle, ses stratégies n’en sont pas moins intrigantes… Le mâle territorial qui défend sa zone géographique exclusive n’a rien du cerf autoritaire qui contraint ses femelles dans son harem. En effet, les femelles s’autorisent des « excursions » chez d’autres mâles voisins plus ou moins proches, une fois par an, pendant la période de reproduction. Lucie Debeffe étudie ce comportement qui s’apparente à de la « dispersion », depuis sa thèse.
« C’est un comportement assez atypique qu’il est nécessaire à la fois d’observer sur le terrain - le chevreuil dans son milieu naturel, mais aussi de suivre avec des colliers GPS ou VHF. C’est passionnant de combiner des données qualitatives d’observations et quantitatives de géolocalisations. »
précise Lucie Debeffe, chercheuse INRAE au laboratoire Comportement et écologie de la faune sauvage (CEFS).
En capturant et équipant d’un collier GPS une trentaine d’individus adultes par an, mâles et femelles, les écologues du CEFS ont pu décrire le comportement spatial du chevreuil. Le mâle dispose d’une sorte de « bulle » dans laquelle il navigue pour régner sur son territoire et plusieurs d’entre elles peuvent chevaucher l’espace vital de la femelle. Chez le chevreuil, cette dernière a la main sur le choix du partenaire sexuel, elle connait très bien ses voisins. Elle dispose d’un mâle à demeure avec lequel elle peut se reproduire, mais Lucie Debeffe et ses collègues ont mis en évidence grâce aux colliers GPS, qu’au moment du rut - l’oestrus ne dure que 24 à 48h - les femelles vont parcourir un à deux territoires de mâles. Elles vont s’affranchir du mâle en place dans son lieu de vie.
« Elles partent tout droit à une vitesse assez élevée, et une fois éloignée de plusieurs km, la trajectoire est plus sinueuse. La femelle donne l’impression de chercher quelque chose ou quelqu’un plutôt. Après 24h, elle retourne à la maison. » précise la chercheuse.
Si elles voyagent alors qu’elles sont en chaleur, elles ont clairement décidé de ne pas se reproduire avec le mâle le plus proche. D’autant que leurs excursions ne sont pas sans risque et fatigue. Pourquoi ont-elles choisi de partir alors que ce mâle territorial de proximité, compétent pour défendre son territoire, semble avoir les atouts du « bon père » ?
Papillonner à bon escient
Les raisons des « escapades amoureuses » des femelles chevreuil ne sont pas totalement élucidées. « Aller voir ailleurs » est vraisemblablement un moyen de limiter la consanguinité, d’accroître la diversité du patrimoine génétique de la population et ainsi de garantir une adaptabilité des petits à l’environnement. Cette hypothèse mérite cependant d’être vérifiée.
Pour comprendre ce comportement atypique, il est nécessaire d’affiner les connaissances sur la filiation entre individus d’une même population. Lors des campagnes de captures annuelles, les chercheurs du CEFS posent des colliers, prennent des mesures morphologiques et prélèvent également un bout de peau au niveau de l’oreille pour dresser le génotype des individus. Leur objectif alors est de savoir quel est le père des petits mais aussi quels sont les liens de filiation entre les membres du groupe. Est-ce malgré tout le mâle qui règne sur leur territoire qui a le plus de succès ou bien un autre mâle mitoyen ? La pose de collier GPS sur des individus juvéniles nous renseigne également sur d’autres aspects complémentaires de l’écologie de cette espèce : deux tiers des jeunes restent vivre sur le territoire de leur mère, frères et sœurs, et seul un tiers part ! Est-ce que se sont justement les femelles qui vivent là où elles sont nées qui effectuent par la suite une excursion de reproduction ?"
En étudiant le comportement spatial des mâles chevreuil, l’équipe du CEFS a observé récemment que ceux qui ne sont pas capables de défendre un territoire, les plus jeunes en particulier, parcourent une zone blanche : une zone neutre entre deux territoires installés. « Certains mâles y trainent et essaient d’attirer les femelles qui passent par là, celles-ci ayant toujours le dernier mot. N’ayant aucun soin parental à donner, l’important pour lui est d’avoir le plus de descendants possible » commente Lucie Debeffe. La femelle quant à elle, s’occupe de deux petits par an, elle a besoin de garantir la qualité de sa progéniture.
Choisir le bon numéro
Alors comment les femelles reconnaissent le partenaire idéal du moment ? Par la taille de leur territoire ou de leurs bois signe de puissance physique, et probablement également par l’odeur. Comme cela a été prouvé pour d’autres animaux, par exemple la mouette avec les études de Sarah Leclaire au laboratoire Èvolution de diversité génétique de Toulouse, l’odeur témoignerait des particularités génétiques. Les mâles chevreuil ont des glandes au niveau du sabot, ils marquent leur territoire en grattant le sol, souvent au bord des chemins en forêt. C’est une odeur dédiée aux autres mâles mais aussi très probablement une communication olfactive pour les femelles qui peuvent venir se renseigner sur le propriétaire des lieux. Cependant, chez le chevreuil, aucun groupe de recherche n’a encore mené une étude caractérisant ces odeurs en fonction du génotype des mâles. Difficile de contraindre un chevreuil dans un laboratoire !
Une espèce intrigante qui se comporte comme aucune autre
Le chevreuil ne se dévoile pas facilement. L’étudier nécessite patience et persévérance.
« Cela fait plus de 20 ans que les scientifiques du CEFS l’observent en particulier sur le canton d’Aurignac, entre Toulouse et Saint-Gaudens, sur les communes de Saint-André. Tous les jeudis de janvier à février, nous organisons des captures sur six sites différents, les uns à côté des autres. Chaque année, on dispose de données sur plus d’une cinquantaine d’individus capturés dont une bonne trentaine repart avec des colliers GPS. »
précise Lucie Debeffe.
L’équipe de recherche est aussi épaulée par les chasseurs pour obtenir des informations précieuses. Sur le terrain occitan, la fédération régionale veille à préserver les chevreuils équipés de la cible de ses membres, renseigne les scientifiques sur les bêtes qui ont percuté une voiture ou encore permet des prélèvements sur les trophées de chasse.
Toutes les données issues des colliers GPS du Sud de la France sont partagées dans un réseau européen EURODEER qui rassemble des informations sur le chevreuil du sud de l’Italie jusqu’en Scandinavie … C’est une espèce intrigante, elle ne se comporte comme aucun autre ongulé sauvage.
« On peut largement faire une carrière en écologie comportementale sur cette espèce sans problème. »
s’enthousiasme Lucie Debeffe.
Les intuitions du terrain
« Les études scientifiques sur les animaux les résument souvent par un numéro. On s’attend à ce qu’ils aient des « choix » rationnels dans le but de sauvegarder l’espèce. C’est une vision simpliste. »
nuance la chercheuse.
En savourant sa chance d’observer longtemps le chevreuil mais aussi les caribous et les chevaux sauvages de l’île de sable au Canada ou bien les bouquetins de montagne, Lucie Debeffe nous confie son espoir de développer une méthode scientifique fiable pour percevoir et analyser ces « liens affectifs perceptibles, notamment entre les mères et les jeunes, mais pas que ! ». Les liens subtils ont aussi leur importance, puisque des animaux heureux, peu stressés, vont avoir une meilleure reproduction. Les animaux aussi manifestent leur propre personnalité et il existe une grande variabilité comportementale entre les individus. C’est pourtant aujourd’hui difficile voire impossible à mesurer dans le milieu naturel.
Au-delà des heures d’observations nécessaires, des moyens technologiques spécifiques, comme des capteurs qui communiquent entre eux et des micros dans le collier devront être structurés dans des projets de recherches dédiés. Restons lucides le comportement animal ne soulève pas si facilement des fonds financiers exorbitants. Affinons alors la grosse partie de l’iceberg reproductive : le choix du partenaire ! La femelle chevreuil et ses amours ont sûrement d’autres secrets à révéler…