Commotions cérébrales : le rugby est-il un sport à risque ?

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Commotions cérébrales : le rugby est-il un sport à risque ?

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Sofiane Chellat, ouvert au front suite à un choc lors du match de l’équipe d’Algérie contre la Côte d’Ivoire, à l’occasion de la Silver Cup, en 2018 à Toulouse © Paul Périé

Depuis plusieurs années, l’évolution du rugby professionnel vers un jeu exigeant, plus rapide, plus technique et plus physique, a soulevé la question des accidents cérébraux. Avec la mise en place d’un protocole « Commotion », ce sport souvent pointé du doigt, fait pourtant figure de précurseur. Neurochirurgien au CHU de Toulouse et expert pour la Fédération française de rugby, David Brauge fait le point sur les connaissances actuelles des traumatismes crâniens dans le sport.

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Par Paul Périé, journaliste.

Tout le monde a en tête l’image de l’indestructible Mohamed Ali tremblant en allumant la flamme olympique à Atlanta en 1996, diminué par la maladie de Parkinson. Une déficience rapidement associée à son passé de boxeur et aux conséquences des chocs répétés à la tête. Depuis très longtemps, des symptômes de détérioration cérébrale, appelés encéphalopathie des boxeurs, démence pugilistique ou punch-drunk syndrom, sont en effet observés chez les boxeurs. « Pourtant, le lien entre Parkinson et les chocs à la tête n’est pas vraiment établi », nuance David Brauge.

Lors de sa thèse en neurochirurgie, ce médecin s’est particulièrement penché sur les pathologies de la colonne vertébrale chez les joueurs de rugby professionnels. Des recherches qui lui ont permis de devenir expert auprès de la Fédération française de rugby sur la question des traumatismes corporels. Malgré la mise en place, dès 2012, d’un protocole « Commotion » permettant de sortir un joueur du terrain en cas de choc violent, ce sport véhicule l’image d’un sport à risque. La mort de trois jeunes rugbymen en 2018 a tristement rappelé cet état de fait, même si les chiffres de la Ligue nationale de rugby montrent une baisse du nombre de commotions cérébrales enregistrées : 103 en 2016-2017, une saison record, 91 la saison suivante et 69 en 2018-2019.

Les dangers au niveau amateur

Avec Jérémie Pariente, professeur de neurologie au CHU de Toulouse, David Brauge a créé une consultation dédiée aux commotions cérébrales chez les sportifs. « Le problème dépasse le cadre du rugby professionnel et il peut y avoir des commotions dans de nombreux sports. Le sportif amateur, moins suivi, présente d’ailleurs davantage de risques », explique David Brauge, qui reconnaît cependant la tentation dans le monde professionnel d’anticiper le retour sur le terrain d’un joueur important. L’image du Toulousain Florian Fritz, revenu en jeu malgré un KO évident et de nombreuses agrafes en 2014, avait à ce titre ému de nombreux spectateurs de rugby.

Afin de sensibiliser le monde amateur à cette problématique, David Brauge mène une enquête auprès de clubs de football et de rugby. L’objectif est de déterminer les connaissances des différents acteurs, qu’ils soient joueurs, entraîneurs, dirigeants, arbitres ou soigneurs. À terme, cela doit permettre une meilleure gestion des cas de commotions et une meilleure prise en charge des victimes de chocs.

« Il ne faut jamais laisser un sportif commotionné seul dans les heures qui suivent. Cela sauve des vies »

insiste le neurochirurgien.

Qu’est-ce qu’une commotion ?

Le terme de commotion cérébrale est très utilisé dans les médias sans être forcément clair pour tout le monde. David Brauge rappelle qu’une définition est établi par consensus tous les 3 ou 4 ans par un panel d’experts. Si la prochaine conférence est prévue à Paris cette année, la définition aujourd’hui en cours est celle adoptée à Berlin en 2016. « Il s’agit d’un choc au niveau du cerveau qui entraîne l’apparition de symptômes neurologiques variables : KO, perte de connaissance, nausée, vomissement, yeux dans le vague, perte d’équilibre provisoire… » « Ces symptômes ne sont pas dus à une lésion anatomique du cerveau, contrairement à ce qu’on pourrait penser », précise le neurochirurgien. Ils sont en fait le résultat d’un trouble fonctionnel du cerveau, plus particulièrement du réseau neuronal, lié au choc mécanique. Il se crée une sorte de désordre chimique.

Il est important de souligner que ces anomalies fonctionnelles mettent du temps à se corriger. Un retour à la normale peut prendre de quelques heures à plusieurs jours ou semaines, en fonction de la violence ou de la répétition des chocs. Pour David Brauge, la violence d’un choc pouvant entraîner des lésions au cerveau (hémorragie, œdème…) est extrêmement rare dans la plupart des sports. « L’énergie cinétique n’est pas assez importante dans les sports de ballons. On peut observer de telles lésions dans les sports mécaniques ou les sports de glisse », note le spécialise.

Un diagnostic parfois difficile

Si la définition est relativement claire, diagnostiquer une commotion peut s’avérer difficile. En présence d’un KO, cela ne pose pas de problème mais les symptômes sont parfois plus subtils.

« La pression médiatique autour du phénomène a entraîné une amélioration du dépistage »

souligne David Brauge.

Cependant, dans des sports comme le rugby ou les sports de combat, où les chocs à la tête ne sont pas rares, on ne peut pas toujours immédiatement déterminer s’il y a commotion ou pas. C’est là qu’intervient le protocole « Commotion » mis en place au rugby. Comprenant des tests de mémoire et d’équilibre notamment, il permet, en une dizaine de minutes, d’établir s’il y a une commotion et si le joueur peut ou non revenir en jeu. Cette batterie d’évaluations, baptisée SCAT 5 (Sport Concussion Assessment Tool), suit en cela les recommandations du consensus de Berlin. L’objectif est d’éviter un deuxième choc et le risque de sur-accident.

Malgré tout, plusieurs questions se posent. Dans 8 à 10 % des cas, ce que l’on appelle des commotions évolutives, les symptômes apparaissent seulement 24 à 48 heures après le choc. Pour prévenir ces risques, le rugby professionnel oblige le joueur à consulter un spécialiste 48 heures après l’événement suspect. Des mesures plus délicates à mettre en place dans le rugby amateur. En cas de commotion, la licence du joueur est bloquée et, pour être débloquée, il est nécessaire de se soumettre à une vérification médicale de la présence, ou non, de symptômes retardés.

Le chercheur toulousain travaille par ailleurs avec l’Inserm auprès de rugbymen (et d'autres sportifs, notamment des cyclistes et athlètes). « Nous leur faisons faire des IRM de recherche pour voir s’il est possible de définir physiologiquement le trouble de fonctionnement du cerveau. Cela permettrait d’aider au diagnostic et surtout d’avoir un marqueur fiable de la récupération ; de reconnaitre des signes de ce dysfonctionnement transitoire et de les corréler à la récupération ? ».  Pour mener à bien ses travaux, il recherche des sportifs non commotionnés afin de comparer les imageries.

L’influence de la fatigue

David Brauge s’est également interrogé sur un point particulier des tests effectués lors du protocole « Commotion ». L’état de fatigue peut-il impacter les réponses ? Pour répondre à cette question, il a mené des études et en a conclu que certains résultats étaient très altérés, comme pour les tests d’équilibre ou certains tests intellectuels, et d’autres tests cognitifs beaucoup moins, voire pas du tout (comme l’orientation temporo-spatiale). « Pour que la commotion soit avérée, on compare les résultats des tests réalisés après l’incident à ceux effectués lors d’un bilan de pré-saison. En cas de gros écart, on considère qu’il y a une commotion. Mais ce bilan de pré-saison était fait sur des joueurs reposés, qui ne sortaient même pas de l’entraînement. Il a donc été conseillé de le faire sur des joueurs fatigués. Idéalement, il faudrait le réaliser pendant la période des matchs amicaux », remarque le neurochirurgien.

Un autre problème est également soulevé par le chercheur. Si le temps des dix minutes imparties pour le protocole est suffisant aux yeux de David Brauge, qui a parfois réalisé ces tests lors de matchs internationaux, ceux-ci devraient être appliqués après dix minutes de repos pour essayer de s’affranchir des effets de la fatigue. « Or, la décision du retour ou non du joueur sur le terrain est prise au moment où il devrait commencer les tests. »

En dépit de ces défauts, le spécialiste toulousain tient à souligner l’avance du rugby sur de nombreux sports en matière de prévention et traitement des commotions. Ainsi, chez les professionnels, en cas de deuxième commotion dans une période de douze mois, un arrêt de trois semaines est imposé avec un minimum incompressible de deux week-ends sans match. « Il y a beaucoup de précautions prises. En motocross, certains pilotes m’ont raconté avoir fini une course en suivant simplement la moto de devant et sans savoir où ils étaient », met en parallèle David Brauge. L’enjeu est donc aujourd’hui d’adapter les attentes médicales aux contraintes des différents sports.

Des conséquences à long terme ?

Aux États-Unis, la NFL, ligue professionnelle de football américain, a été marquée par la révélation que l’encéphalopathie traumatique chronique était une conséquence de commotions à répétition, selon le le Dr Bennet Omalu. Le sujet a d’ailleurs fait l’objet d’un film avec Will Smith, Seul Contre Tous (Concussion en version originale). Depuis plusieurs années, les sportifs américains sont ainsi invités à donner leur cerveau à la science après leur mort. « Sur plus de 400 échantillons, plus de 80 % présentent des lésions d’encéphalopathie chronique traumatique. C’est un chiffre indicateur mais pas une preuve car les familles des joueurs qui n’ont pas présenté de symptômes n’ont pas forcément donné leur cerveau », rajoute David Brauge.

Ainsi, selon lui, une question reste entière à l’heure actuelle. Les sports à impact à la tête (sports de combat et de contact) entraînent-ils une augmentation du risque avec un repos opéré après une commotion ? « Pour l’instant, on ne peut pas répondre malgré les nombreuses études. »

Les fiches de sécurité sociale de près de 4 000 anciens footballeurs américains ont été étudiées pour observer les causes de mortalité. Une comparaison avec le reste de la population n’a pas révélé de différences notables des causes mais une récurrence des maladies neurodégénératives trois fois plus importante chez les anciens joueurs. « Mais l’étude souligne également qu’ils vivent plus longtemps et en meilleure santé que le reste de la population », indique David Brauge. Une étude similaire menée sur des footballeurs professionnels en Angleterre a donné des résultats identiques. Il reste malgré tout difficile de déterminer si ces problèmes sont liés à des commotions ou « seulement » à des impacts répétés au niveau de la tête.

Une autre recherche tend à montrer que les commotions auraient des conséquences à long terme sur le cerveau des sportifs. « Des tests de QI ont ainsi été réalisés sur des anciens sportifs et sur des personnes d’âge et de niveau éducationnel équivalent, au moyen de l’IRM fonctionnelle. Cela a permis de voir que, au-delà des résultats identiques, l’effort intellectuel nécessaire était plus important chez les anciens sportifs. »

Cependant, les conclusions ne sont pas évidentes. En prenant une nouvelle fois en compte les fiches de sécurité sociale d’anciens joueurs de football américain, la corrélation entre maladie neurodégénérative et niveau d’exposition n’était pas avérée. Ainsi, ceux qui avaient seulement disputé une saison en étant majoritairement remplaçants ne présentaient aucune différence avec ceux ayant joué plus de cinq saisons de manière intensive. De même, une comparaison entre footballeurs américains et autres sportifs sans impact au niveau universitaire n’a montré aucune différence en matière de maladie neurodégénérative.

« Personnellement, je suis convaincu qu’il y a des conséquences lorsque l’on subit beaucoup de chocs répétés à la tête dans sa vie. Mais la vraie question est celle du seuil. À partir de quand peut-on avoir réellement des problèmes ? Cela reste en suspens »

conclut David Brauge.

Par ailleurs, toutes les analyses actuelles portent sur des sportifs d’il y a 30 ou 40 ans. Les résultats seront-ils les même avec des sportifs mieux encadrés et protégés aujourd’hui ? L’avenir le dira mais beaucoup de fédérations cherchent désormais à s’inspirer du rugby pour mieux prendre en compte les commotions.

 

Dans le cadre de ses recherches menées avec l’Inserm, David Brauge recherche des personnes sportives, hors sports de combat, entre 18 et 40 ans, pour passer 3 IRM contre rémunération. Pour toute question, s’adresser à :  julien.ade@chu-toulouse.fr