Faut-il souffrir pour être sport ?
Pourquoi nous est-il si difficile d’imaginer une préparation sportive de haut-niveau sans effort épuisant, sans douleur voire sans blessure ? Le geste optimal ne pourrait-il pas être justement celui qui dépense le moins d’énergie et qui prémunit des traumatismes ? Viviane Kostrubiec, enseignante-chercheuse au Centre d’études et de recherche en psychopathologie et santé (CERPPS) explore les phénomènes psychologiques du mouvement humain : ceux qui nous empêchent d’obtenir, notamment, la posture efficace.
Propos recueillis par Anne-Claire Jolivet, de l'équipe Exploreur.
Vous êtes membre du programme interdisciplinaire en sciences du sport et du mouvement humain (PRISSMH). Etes-vous une spécialiste de la préparation mentale des sportifs ?
Viviane Kostrubiec : Pas tout à fait, plus largement je suis psychologue dans une équipe comprenant également des bio-mécaniciens et des biologistes (PRISSMH). Nous étudions les sciences du mouvement humain au service de différents domaines applicatifs : l‘entrainement et l’enseignement des sports, mais aussi la réhabilitation des troubles moteurs dus à un traumatisme ou à une maladie, l’optimisation de posture au travail, etc.
Je recherche une méthode qui permettrait d’optimiser l’apprentissage de nouveau mouvement, à partir de modèles mathématiques théoriques (basés sur les équations non-linéaires). Pour un sportif professionnel, pourquoi est-il si difficile d’acquérir le geste « parfait » ou plutôt le geste efficace, celui qui permet d’obtenir de bons résultats en compétition, en exposant le corps à un minimum de blessures ?
Alors comment bien s’entrainer ? Comment améliorer ses performances ?
Malheureusement la quantité ne conduit pas à la qualité. Si le geste est incorrect, la répétition amènera peu de progrès. Elle conduira plutôt aux blessures. Je sensibilise les futurs entraineurs aux biais psychologiques qui impactent sur la qualité de la mobilisation musculaire. Pour bouger, chaque être humain possède « naturellement » un répertoire moteur : une sorte de base de données de gestes-types, que le cerveau active à bon escient, par automatisme. Ainsi, pour marcher, nous n’avons pas besoin de rationnaliser toutes les étapes musculaires, mais juste de commander l’action « marche » et toute une série de groupes musculaires s’agence automatiquement, sans grand effort de la part de notre cerveau. Les choses se compliquent lorsque nous devons apprendre un mouvement qui ne figure pas dans ce répertoire moteur : rattraper un ballon, faire avancer son canoé, tirer à l’arc, apprendre à nager, etc. Notre cerveau est équipé pour commander l’action, « rattraper un objet » par exemple, mais pas pour engager sa musculature de façon optimale. Ainsi, le sportif peut obtenir de bons résultats à court terme, mais au prix d’une consommation excessive d’énergie ou de déséquilibres musculaires, sources de blessures. Aux Jeux olympiques de Londres en 2017, 13% des athlètes ont été blessés. Cette proportion est stable depuis des décennies, elle est incroyablement importante malgré les enjeux économiques et sociaux du secteur sportif. Il existe pourtant des techniques diminuant les risques d’être blessé, développées dans le monde du cirque par exemple : ainsi, le taux de blessures des acrobates du cirque du Soleil exécutant les prestations les plus à risques est moins élevé que celui des gymnastes.
Alors, au temps du coaching et du bien-être, pourquoi n’arrivons-nous toujours pas à utiliser à bon escient notre corps ? Au-delà des freins biologiques, est-ce qu’il y a aussi des freins culturels à l’apprentissage de gestes sans douleur ?
En effet d’un point de vue culturel, le sportif reste conditionné socialement pour penser qu’il est normal de souffrir, voire glorieux de se blesser. C’est le culte de l’effort. Confronté à la douleur, le cerveau du sportif génère deux pensées contradictoires : « Je veux faire du sport » et « Mais cela fait mal ». Pour résoudre ce dilemme, appelé en psychologie dissonance cognitive, le cerveau conclut « C’est inévitable, voire glorieux d’avoir mal » et ainsi la situation devient acceptable. C’est un mécanisme de défense, efficace à court terme, mais qui conduit le sportif à négliger les informations envoyées par son corps.
La douleur est-elle un signal d’alerte trop souvent ignoré ?
Oui, elle dit : « Attention, ton geste met ton corps en danger ! ». Même faible, elle ne devrait pas être méprisée. Selon la loi de Weber-Fechner, ne pas savoir écouter les faibles stimuli physiques nous rend de plus en plus « dur au mal » et donc vulnérable aux plus graves blessures.
Négliger la douleur c’est négliger un signal kinesthésique utile qui devrait plutôt être exploité pour améliorer le recrutement du système musculaire et désapprendre des gestes nuisibles pour la santé. Dans les faits, hélas, le cerveau a du mal à contourner ses habitudes et à remplacer un geste habituel par un geste plus optimal. Nos sensations ne nous envoient pas d’informations véridiques. Sans miroir, par exemple, il est très difficile de sentir si dans une posture à quatre pattes, notre dos est droit ou courbé. Souvent, on ne sait pas quelles sensations devraient accompagner le geste, comme autre exemple, pour celles envoyées par les chevilles pendant une flexion sur jambes - un squat. De surcroît, le réapprentissage gestuel peut se traduire par une baisse temporelle des performances sportives. Quel sportif de haut-niveau prendrait le risque de réduire son efficacité pour une saison entière ? Seuls ceux ayant subis un grand traumatisme acceptent de dégrader temporairement leurs résultats, pour augmenter à terme leur performance et leur résistance ; ils n’ont pas le choix !
Comment pouvons-nous donc améliorer nos postures pendant une activité sportive ou même en travaillant au bureau ?
Je conseille de ne pas avoir une confiance aveugle en notre capacité d’acquérir certains nouveaux mouvements « naturellement » ou « par observation ». Lorsqu’on regarde un geste, notre cerveau active une région appelée « système de neurones miroirs » qui traduit ce qu’on voit en action. Mais ce système miroir n’est pas totalement satisfaisant car il fonctionne principalement pour des gestes familiers. Il nous est utile pour imiter l’action « prendre un verre » mais pas pour un geste sportif nouveau. Autre difficulté, la programmation gestuelle repose grandement sur les souvenirs des sensations. Qu’advient-il lorsque ces souvenirs ne figurent pas encore dans notre mémoire ? L’enseignant du sport devrait alors utiliser des astuces qui procurent au cerveau des sensations guidant le mouvement correct. Par exemple, l’astuce pour déjouer ces habitudes motrices consiste à mettre le sportif dans une position inhabituelle, comme par exemple réapprendre à marcher ou à courir en mobilisant ses jambes en position allongée.
Vos recherches trouvent-elles un bon écho dans le monde du sport ? Et au-delà de ce secteur, vos connaissances du fonctionnement cérébral du mouvement humain doivent-être bien utiles à certains troubles psychologiques ?
Malheureusement, je vous avoue que nous avons parfois des difficultés à faire appliquer notre approche auprès des acteurs du milieu sportif. Prendre le temps de comprendre les mécanismes du mouvement et d’écouter en profondeur son corps n’est pas la motivation première ni de l’apprenti sportif ni de son coach : ils cherchent plutôt la performance. Par contre, nous avons moins de difficultés à faire valoir nos compétences dans le milieu du handicap. Notamment, nous avons contribué à affiner les connaissances sur l’impact des troubles perceptivo-moteurs chez l’enfant atteint de troubles autistiques, comme la malvoyance du mouvement. La personne autiste voit et se coordonne mal avec les mouvements d’un tiers, en particulier avec les gestes faciaux, ce qui désavantage l’apprentissage et le maintien de relations sociales. Avec Jeanne Kruck, également membre du CERPPS, nous avons testé l’efficacité d’une rééducation des anomalies sociales impliquant un jeu moteur entre l’enfant autiste et son thérapeute. Nous poursuivons nos recherches dans cette voie.