Des champs magnétiques extrêmes pour explorer la matière
Le Laboratoire national des champs magnétiques intenses se dote d’un nouveau bâtiment pour produire en toute sécurité des champs encore plus forts. Ils permettront d’étudier plus finement les propriétés de matériaux d’intérêt considérable comme le graphène ou les supraconducteurs.
Par Jean-François Haït, journaliste scientifique.
« Nous travaillons aux limites... » Pour appuyer son propos, Paul Frings, responsable de l’équipe Générateurs et aimants au Laboratoire national des champs magnétiques intenses (LNCMI - CNRS), sur le campus de Rangueil à Toulouse, désigne dans une vitrine une bobine de cuivre littéralement écartelée. Elle n’a pas résisté à la pression exercée par le champ magnétique intense qu’elle a elle-même généré.
« Ma mission, c’est de faire en sorte d’obtenir un champ maximal sans que les bobines n’explosent »
poursuit Paul Frings.
Le nouveau bâtiment du laboratoire, inauguré le 15 octobre 2015, est précisément destiné à relever ce défi. Car le LNCMI-CNRS a battu un record en juillet dernier : un champ magnétique de 90 teslas, obtenu sur plus de 9 millisecondes, une durée très longue pour un champ d’une telle intensité. Le tesla, c’est l’unité de mesure du champ magnétique. Le magnet qu’on colle sur son frigo, c’est environ 0,5 tesla en permanence. Ici, pas de magnet mais de grosses bobines de cuivre refroidies à très basse température, alimentées par un grand nombre de condensateurs placés au sous-sol dans une salle dédiée. Au cœur de chaque bobine, on place l’échantillon qu’on veut analyser, relié à un dispositif de mesure. Lorsque les condensateurs sont déchargés dans une bobine, un champ magnétique est généré. À Toulouse, on produit un champ magnétique « pulsé » : très fort, mais court. Au pied des Alpes, à Grenoble, l’autre composante du LNCMI-CNRS délivre un champ magnétique moins puissant (36 teslas) mais continu.
Mais pourquoi utiliser un champ magnétique ?
« Cela permet de mettre en évidence les propriétés électroniques et magnétiques de la matière, explique Geert Rikken, directeur du laboratoire. Plus intense est le champ, plus on explore finement ces propriétés. » Concrètement, appliquer un champ magnétique sur un échantillon provoque chez celui-ci des variations de résistance, de température, de caractéristiques optiques ou mécaniques... que l’on peut mesurer. Les applications sont très nombreuses. En médecine, l’IRM (imagerie par résonance magnétique) est sans doute la plus connue. Au LNCMI-CNRS, la recherche est fondamentale, mais sur des matériaux dont les promesses sont considérables. Comment, par exemple, remplacer les composants en silicium utilisés dans toute l’électronique, et fabriquer de nouveaux composants plus performants dont l’épaisseur est quasi nulle ? Les candidats sont le graphène, le célèbre matériau fait d’une couche unique de carbone découvert en 2004, ou encore les « dichalcogénures des métaux de transition », une famille de composés chimiques très prometteurs mais dont les propriétés électroniques sont encore mal connues. Autre centre d’intérêt majeur : les supraconducteurs. Ces matériaux sont capables de conduire le courant électrique sans résistance, donc sans déperdition d’énergie, avec performances et économie à la clé. L’IRM en imagerie médicale ou le train à lévitation magnétique Maglev au Japon y font déjà appel. Problème : la plupart ne fonctionnent qu’à des températures extrêmement basses, environ - 260 °C, incompatibles avec une utilisation courante. Cependant, en 1986, on a découvert des supraconducteurs « haute température », c’est-à-dire -150°C environ… Ils constituent un progrès énorme vers l’objectif de fabriquer un jour des supraconducteurs à température ambiante. Mais pour cela, il faut comprendre leurs propriétés les plus intimes.
Cyril Proust s’y est attaché depuis plusieurs années. Il a conçu une expérience qui utilise un champ magnétique pour supprimer la supraconductivité de matériaux nommés cuprates et permet de révéler ainsi ce que les physiciens nomment « surface de Fermi ». Il s’agit en quelque sorte de la carte d’identité d’un métal à partir de laquelle on peut déduire ses propriétés électroniques, et donc la manière dont il va se comporter au passage d’un courant. « J’ai bénéficié au LNCMI-CNRS d’un environnement unique, car tous les dispositifs expérimentaux peuvent être fabriqués sur place » souligne-t-il. L’expérience, menée à Toulouse avec des collègues canadiens, a donné lieu à la publication d’un article scientifique dans la revue Nature le 31 mai 2007, qui est depuis fréquemment cité. Et le projet continue, car il s’agit désormais pour Cyril Proust d’explorer les effets du « dopage », autrement dit de l’ajout d’électrons à ces cuprates, et de comprendre le mécanisme à l’origine de la supraconductivité dans ces matériaux. Avec, à la clé, une piste vers la supraconductivité à température ambiante. « Je partage aussi le savoir-faire que j’ai acquis sur mes manips avec les équipes qui nous visitent » remarque-t-il.
En effet, le LNCMI-CNRS attire des chercheurs étrangers, pour beaucoup européens mais aussi du Japon, du Canada ou de Russie, sur appel à propositions deux fois par an. Plus fonctionnel, le nouveau bâtiment, financé par l’Europe (FEDER), la Région Midi-Pyrénées et l’État, permettra d’accueillir davantage de visiteurs. De plus, les bobines se trouvent désormais dans des enceintes aux murs très épais dont les portes ressemblent à celles de coffres-forts.
Objectif : atteindre 100 teslas sur une longue durée en toute sécurité. « Aller encore plus loin en puissance, cela veut dire faire de nouvelles découvertes » souligne Cyril Proust. « Les États-Unis et la Chine ont d’énormes budgets, la Corée du Sud se lance. Il y a une course aux champs magnétiques intenses, conclut Geert Rikken. Et avec ces nouveaux moyens, nous pouvons rester dans le peloton de tête ».
Chiffres-clés
- 10 bobines pour les expériences en champ pulsé
- 90 teslas sur 9 millisecondes en juillet dernier
- 100 teslas sur une longue durée : l’objectif à atteindre
- 120 publications scientifiques en 2014
LNCMI-CNRS : Le Laboratoire national des champs magnétiques intenses, unité propre du CNRS, est réparti sur deux sites. À Toulouse, où il est conventionné avec l’INSA Toulouse et l’Université Toulouse III - Paul Sabatier, on produit des champs magnétiques de quelques millisecondes très intenses, destinés à de petits échantillons. À Grenoble, des champs plus faibles, qui permettent des mesures de longue durée (plusieurs heures) sur des échantillons plus gros. Les deux sites, complémentaires, accueillent au total 130 projets scientifiques par an. En outre, le LNCMI-CNRS et les laboratoires homologues de Dresde (Allemagne) et de Nimègue (Pays-Bas) se sont regroupés dans l’European Magnetic Field Laboratory (EMFL), qui sélectionne les projets et les répartit sur les quatre sites.