Des organismes naturels aux OGM : quelles utilisations industrielles du vivant ?
Depuis la Préhistoire, les micro-organismes sont nos esclaves, artisans irremplaçables de nos bières, nos vins et nos fromages. Le XXe siècle nous a appris à modifier leurs ressources génétiques, ainsi que celle de tout le vivant, puis à les mettre à notre service. L’utilisation et la modification de matériaux vivants, avec les « biotechnologies », nous nourrissent, nous soignent ou encore produisent notre énergie. Dans ce vaste domaine scientifique et industriel, toutes les pratiques offrent-elles le même niveau de sécurité ?
L'Université fédérale Toulouse Midi-Pyrénées et le Quai des Savoirs lancent Questions de confiance : un cycle de huit rencontres chaque dernier mardi du mois, de janvier à octobre 2022, proposé dans le cadre de l’exposition "Esprit Critique, détrompez-vous !" et des rencontres #Exploreur.
Rencontrez Gilles Truan, chercheur CNRS en biotechnologies et directeur du laboratoire Toulouse Biotechnology Institute - bio and chemical engineering (CNRS - Inrae - Insa) et Louis Casteilla, enseignant-chercheur en physiologie animale à l'Université Toulouse III - Paul Sabatier, responsable de l'équipe biothérapies innovantes de l’institut Geroscience - RESTORE (Inserm - CNRS - Université Toulouse III - Paul Sabatier - EFS), porteur du Défi-clé Biothérapies Innovation, le 4 octobre 2022 à 18h au Quai des savoirs, en direct sur YouTube et en rediffusion dans cet article.
Par Olivier Voizeux, journaliste.
Puisque nous utilisons des bactéries ou des levures depuis la Préhistoire pour faire du vin, de la bière ou du fromage, peut-on dire que les biotechnologies sont millénaires ?
Gilles Truan : C'est une question centrale. Dans l'agriculture et l'élevage, la pratique de la sélection variétale, sur des temps extrêmement longs, a permis de modifier des plantes ou des animaux jusqu’à obtenir des résultats hors du commun par rapport aux souches sauvages, en termes de production de lait, de viande, d’œufs... Les espèces utilisées étaient celles qui existaient déjà dans la nature. La rupture intervient dans les années 1980. À ce moment-là, on commence à utiliser le « génie génétique » pour modifier tout d'abord des micro-organismes, puis progressivement des plantes et des animaux. Par « génie génétique », on désigne toute l’ingénierie qui permet de modifier, de façon volontaire, certaines parties du patrimoine génétique d’un être vivant. Des outils viennent alors supprimer, introduire ou remplacer des gènes d’un organisme, insérer un gène d’une espèce à une autre… Aujourd’hui, toutes les technologies du vivant ne relèvent pas du « génie génétique ». Certaines méthodes consistent encore juste à utiliser des micro-organismes non modifiés génétiquement, comme des levures ou des bactéries pour la fermentation de fromages. La biotechnologie est un domaine large qui recouvre l'ensemble des technologies et applications ayant recours à l'utilisation ou à la modification de matériaux vivants.
Vous diriez-donc qu’il y a un continuum entre la sélection et l’utilisation du vivant pendant la Préhistoire et les usages d’aujourd’hui ?
GT : D’une certaine manière, oui, les espèces ultra sélectionnées et celles issues des manipulations génétiques n'ont rien de commun avec les organismes naturels. Par contre, il y a un saut technologique à partir des années 80 avec le génie génétique qui rend plus facile la génération de micro-organismes au service de l'homme. Aujourd’hui, les applications ne concernent plus uniquement l'alimentation humaine. En effet, la fermentation par des bactéries n’a longtemps servi qu’à fabriquer des yaourts ou des fromages. Au début de la Première Guerre mondiale, une utilisation bactérienne très marquante a été la production d'acétone, de butanol et d'isopropanol, des solvants nécessaires à la fabrication des munitions. Désormais, tous les domaines sont concernés. Il n’y a qu’à songer à nos lessives, aucune ne pourrait plus se passer d’enzymes.
Quels sont les grands domaines d’application des biotechnologies ?
GT : On les a longtemps classés par couleurs. Historiquement, les premières furent qualifiées de rouge par analogie avec le sang : elles concernent les usages de micro-organismes dans le domaine de la santé, par exemple pour la production d'insuline pour les diabétiques, d'anticorps et d'antigènes pour les vaccins. Cette catégorie inclut la modification de cellules, humaines ou non, pour produire des médicaments. La blanche est industrielle, elle utilise des usines comme moyens de production et sert par exemple à des productions de solvants en quantités. La verte sert l'agriculture, elle concerne aussi bien des plantes génétiquement modifiées (maïs, riz, soja) que des micro-organismes qui fabriquent, par exemple, des équivalents de pesticides. La bleue désigne tout ce qui est marin, autant l’emploi d’algues pour des cosmétiques que la mise au point de systèmes de détection de polluants en mer. On peut ajouter la marron, pour le traitement des déchets. Et même la noire liée au bioterrorisme... Ce « nuancier » avait un sens au départ, quand les biotechnologies n'étaient pas encore bien installées et que leurs applications étaient très différentes. Aujourd’hui, quelle que soit la couleur, on retrouve les mêmes technologies à base de modification de génome microbien. Discriminer les biotechnologies rouges et blanches est même délicat car les productions en usine de l’industrie pharmaceutique se mesurent en tonnes, voire en dizaines de tonnes.
La complexité des biotechnologies, au carrefour de la chimie, la biologie et des sciences de l'ingénieur, est-elle à l’origine de la méfiance du public ?
GT : Je ne pense pas. On peut définir avec simplicité une biotechnologie comme un ensemble de techniques qui consiste à modifier volontairement un micro-organisme en insérant un gène ou plusieurs gènes. Bien entendu, la science derrière est complexe. Mais l’objectif est d’insérer un gène, avec une « régulation contrôlée ». Autrement dit, le micro-organisme modifié doit toujours fabriquer le même produit de la même façon. Cela est possible grâce au lien profond, universel, entre tous les êtres vivants : prendre un gène humain (celui qui « code » l’insuline par exemple), l'introduire dans une bactérie et le mettre sous la régulation de cette même bactérie donne exactement le même résultat que dans l'organisme humain.
Ces organismes génétiquement modifiés (OGM), pour les appeler par leur nom, présentent-ils des risques ?
GT : N’oubliez pas que 80 à 90% de ce qui est produit par les biotechnologies l’est par des micro-organismes génétiquement modifiés ou non, et pas forcément par des plantes OGM. Or, avec ces procédés, le calcul du bénéfice et du risque est clairement en faveur du bénéfice. La croissance des bactéries OGM dans un fermenteur, c'est-à-dire en environnement contrôlé, est maîtrisée. Aucune ne s'échappera et on les détruira après utilisation. C'est l’une des pratiques scientifiques pour lesquelles il y a le plus de surveillance. Bien entendu, il en va tout autrement quand on met un maïs OGM dans un champ et qu’il est potentiellement capable de produire des pollens susceptibles de transférer leurs gènes à d'autres espèces végétales, comme les « mauvaises herbes ». Personnellement, pour les plantes, je n'ai pas la solution, je ne sais pas si technologiquement parlant on peut garantir l’absence de transfert de gènes vers d'autres espèces. Le malheur est qu’on associe aujourd’hui la fabrication de plantes OGM à Monsanto et à ses pratiques controversées scandaleuses… Il y a des recherches actives sur des plantes OGM avec de vrais enjeux, pas seulement financiers… Il ne faut pas réduire ce débat avec le seul prisme Monsanto…
L’hostilité aux OGM varie-t-elle selon les pays ?
GT : En Asie ou en Amérique du Nord, il n'y a pas la même susceptibilité qu’en Europe à l’idée de modifier le vivant pour des applications. Ce qui est très particulier sur notre continent, est que, tant qu'on reste dans le domaine de la santé, l'emploi d'OGM est toléré. Mais cela cesse dès que la nourriture est en jeu. Comme s’il s’agissait d’un domaine « sacré » pour lequel l’intervention des scientifiques ne pourrait pas être envisagée. Je ne saurais en expliquer les fondements, mais c'est une réalité. Modifier une bactérie et l'injecter pour lutter contre certains cancers, d'accord, mais modifier une plante pour la rendre résistante à la sécheresse, non.
Les organismes génétiquement modifiés sont-ils considérés comme des outils techniques comme les autres ?
GT : Depuis qu'il y a des outils, il y a des risques associés : votre marteau va enfoncer votre clou, mais possiblement aussi votre doigt. Mais nos concitoyens ont tendance à considérer que la biologie ne produit pas des outils tout à fait comme les autres puisqu’ils sont vivants. Au Toulouse Biotechnology Institute (TBI), le laboratoire de recherche public dont je suis directeur, nous discutons beaucoup de ces aspects : les systèmes biologiques que nous construisons sont-ils encore des systèmes vivants ? L’un des traits essentiels d’un être vivant est ce qu'on ne le contrôle pas, il est libre d'évoluer dans son environnement. Or, quand on fabrique un OGM, on le contraint à ne faire que ce qu'on lui demande. Sa capacité d'évolution est restreinte, voire inexistante. Je suis conscient qu’on n'en est pas encore là avec les plantes OGM, mais avec les micro-organismes OGM, c’est presque toujours le cas. S’ils sortent de l’environnement contrôlés, ils meurent. Dès lors, ne deviennent-ils pas comparables à des objets techniques « ordinaires » ?
À quel niveau discutez-vous de ce qui est éthique ou pas dans vos recherches ?
GT : Nous restons souvent au niveau fondamental, sans forcément de domaine applicatif derrière, dans notre travail de laboratoire sous la triple tutelle CNRS, Inrae et Insa. Mais nous sommes associés à une autre unité, le Toulouse White Biotechnology (TWB), davantage portée sur l'application, et qui dispose d’une cellule éthique chargée de réfléchir aux problèmes posés par les micro-organismes que nous créons. Par ailleurs, une partie de notre activité consiste à analyser le cycle de vie de nos produits, la pertinence de l’application industrielle, le bilan en eau, en énergie, en CO2, la circularité... La partie philosophique sur l'objet vient en général à un stade plus tardif, et nous avons noué des contacts pour cela avec les Instituts catholiques de Toulouse et de Lyon notamment. Ce n'est pas toujours très simple, car au stade fondamental on n'arrive pas bien à discerner la question éthique. Par ailleurs, nous proposons aussi un master en master en biotechnologie (BioTechEco) et globalement nous poussons nos étudiants à se frotter à la question de l'impact sociétal de leur recherche. Cela nous paraît extrêmement important pour de futurs ingénieurs du vivant.
Les « biotechs » n’ont-elles pas tendance à survendre des projets qui ne voient jamais le jour ?
GT : Il y a du vrai : certains scientifiques ont promis monts et merveilles, persuadés qu’on allait tout résoudre par la biotechnologie, alors que les monts et les merveilles étaient loin. Cela s’explique parce qu’ils vont plus vite que les industriels : au niveau fondamental, faire la démonstration qu'on peut produire un composé x ou y nécessite moins de 5 ans. Ensuite, pour le stade industriel, il faut compter au minimum 10 à 15 ans, et parfois 20. Je vous donne deux exemples : la société Carbios s’est créée il y a 11 ans, en 2011, pour recycler (nous disons « dépolymériser ») les plastiques en fin de vie. Leur démonstrateur vient de voir le jour. Mais leur usine capable de traiter 40 000 tonnes par an ne sera pas opérationnelle avant quelques années. Autre exemple : celui de l'hydrocortisone fabriqué par la levure. Ce projet a démarré en 1996 mais la commercialisation du médicament n’a eu lieu qu’en 2018. Néanmoins, tout cela change. À TBI, lorsqu’on vise une application, nous essayons de construire un continuum entre l'objet scientifique du chercheur et celui qui sera utilisé par l’industriel. Dès le départ, on tâche d'adapter la souche bactérienne à des conditions de fermentation, de comprendre les limitations inévitables une fois rendu au stade du fermenteur industriel, etc... Si on ne le fait pas, si on réalise au terme de plusieurs années de recherche que ça ne fonctionne pas dans le cadre de l'industrie, on se condamne à repartir de zéro.