En matière d’IA, Leila Amgoud pèse le pour et le contre
Est-ce qu’il est possible d’apprendre à une machine à argumenter ? Comment l’aider à faire des choix ? ou même à convaincre ? La chercheuse Leila Amgoud développe des méthodes mathématiques qui mesurent la force d’un argument, en vue de perfectionner les modèles d’intelligence artificielle. Démonstration.
Par Valérie Ravinet, journaliste.
« Argumenter ? C’est le propre de l’homme ! », s’exclame Leila Amgoud, chercheuse CNRS, spécialiste de la représentation des connaissances et du raisonnement. Rattachée à l’Institut de recherche en informatique de Toulouse (IRIT), la chercheuse consacre ses travaux à la théorie de l’argumentation, une approche pluridisciplinaire qui fait depuis longtemps l’objet d’études en philosophie, psychologie et linguistique.
L’art de structurer, prouver, convaincre
« L’argumentation est une activité cognitive que les humains pratiquent quotidiennement, dans beaucoup de situations, pour délibérer et persuader »
analyse la chercheuse.
Pour illustrer la banalité de cette action, elle décrit la situation suivante : « ce matin, j’ai délibéré avec moi-même pour choisir le moyen de transport que je vais utiliser pour me déplacer. Dois-je prendre le bus ? Dois-je préférer la voiture ? Ou le métro ? ».
Quand on est confronté à une situation où les informations sont incomplètes ou incohérentes, on a souvent recours à l’utilisation d’arguments en faveur et contre des thèses afin d’expliciter et structurer ses idées, clarifier ses positions, donner un sens à la situation, et in fine éclairer une solution. « Si les bus sont en grève, je vais, à l’instant T, préférer la solution voiture ou métro. Ma décision peut évoluer si j’apprends que des embouteillages perturbent mon trajet. En pesant le pour et le contre, je choisis le métro… sauf si je suis avertie d’un accident ou si la grève de bus est finalement annulée. »
Cette capacité cognitive de raisonnement et de prise de décision que nous utilisons pour nous-mêmes est aussi une activité sociale. Dans nos interactions, nous cherchons à convaincre, à justifier nos points de vue et à les faire évoluer pour tenter de parvenir à un compromis.
Fort ou faible ?
« La notion d’argument est en quelque sorte une preuve logique lorsqu’on la définit formellement », avance Leila Amgoud. « Les arguments sont en interaction entre eux, certains sont soutenus, d’autres attaqués. Comment, dès lors, se forger une opinion ? » Appliquée à la question d’actualité à propos de la vaccination contre la COVID 19, la chercheuse invite à observer les plateformes de débats en ligne, comme wikidébat. « Toute l’info est disponible sur internet. Les plateformes de débats recensent les arguments favorables et défavorables, rédigés en langage naturel. Ces arguments peuvent être conflictuels, ou encore donnés par des sources peu fiables. Quels sont les arguments solides ? Quelles conclusions tirer sur la vaccination ? »
C’est très exactement l’évaluation de la force des arguments qui est à la base de son travail. Leila Amgoud développe des méthodes mathématiques qui mesurent la force d’un argument. Cette évaluation est cruciale pour déterminer le degré de fiabilité de la thèse soutenue par chaque argument, et par conséquent pour identifier les conclusions à tirer.
L’IA en mode argument
L’imitation du raisonnement humain fascine la chercheuse depuis le début de sa carrière. Née en Algérie, elle sort majore de sa promotion de l’École supérieure d’informatique d’Alger et bénéficie d’une bourse du gouvernement pour poursuivre ses études à l’Université Toulouse III - Paul Sabatier, au sein de l’IRIT. Elle soutient sa thèse en 1999, sur le raisonnement argumentatif. Après un séjour postdoctoral à Londres et à Liverpool, elle est recrutée au CNRS en 2001 et réintègre l’IRIT.
« Intelligence artificielle : le vocable m’impressionnait ! Pourquoi est-ce artificiel et que peut-on faire en la matière ? Voilà qui mettait en perspective le travail sur les bases de données et les systèmes d’informations que j’avais conduit jusqu’alors »
confie-t-elle.
Elle participe à l’expansion du mouvement de recherche sur le développement des modèles de raisonnement et de décisions basés sur l’argumentation initié au début des années 1980. « La communauté de chercheurs se composaient durant ma thèse d’une centaine de personnes, je parvenais à lire tous les articles sur le sujet. Aujourd’hui, le nombre de chercheurs est impressionnant, les conférences et les publications dans des journaux de très haut niveau se multiplient. Pourquoi ? Parce que c’est une approche qui a la particularité d’être applicable à différents types de problèmes, comme, par exemple, le raisonnement juridique », souligne-t-elle.
Argumenter pour expliquer
Autre domaine d’application : la santé. Elle cite l’exemple d’un travail conduit avec un médecin urgentiste parisien qui a développé un système expert pour établir automatiquement des diagnostics médicaux. Sa demande : faire en sorte que les diagnostics proposées par le système soient explicables, grâce à une approche argumentative, et comprendre pourquoi l’algorithme les propose.
« Cela permet de comprendre les éventuelles erreurs de la machine et de donner confiance aux patients. »
Depuis 2019, Leila Amgoud est titulaire d’une chaire dédiée à l’argumentation au sein de l’institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle de Toulouse, ANITI. « Les modèles argumentatifs ont fait leur preuve en matière de raisonnement et de décision ; il faut maintenant les confronter à l’apprentissage et expliquer pourquoi un modèle produit tel résultat dans telle situation ». L’humain raisonne, décide, apprend. Peut-on développer des modèles d’apprentissage des machines en utilisant l’argumentation ? C’est le défi que relève Leila Amgoud aujourd’hui.
« Expliquer est un gage de crédibilité »
observe-t-elle.
En janvier 2021, Leila Amgoud a pris de nouvelles responsabilités. Elle est aujourd’hui directrice adjointe de son laboratoire, l’IRIT, et chargée de réfléchir à la politique scientifique. Nul doute qu’elle saura formaliser les arguments pour valoriser les savoir-faire de ses équipes !
Voix off
- Quelle est la première chose que vous faites en vous levant ? Mon premier geste ? J’allume la radio pour écouter les infos, je suis accro.
- Quel est votre principal trait de caractère ? Ah… l’optimisme ! je ne dis jamais qu’une mission est impossible. Et même si c’est difficile je persiste.
- À quelle époque auriez-vous aimé vivre ? J’aime notre époque, la technologie a tellement simplifié nos vies ! Dernier exemple en date : j’ai donné une conférence ce matin en visio pour un public londonien. Je n’ai pas eu à me déplacer, je n’ai pas perdu de temps, tout est devenu facile ! Le temps n’est pas si lointain où nous n’avions pas de téléphone portable….
- Quel est l'objet préféré de votre bureau ? Mon ordinateur, c’est MA machine.
- Ce que vous appréciez le plus chez vos collègues ? J’ai la chance d’être dans un département où les discussions scientifiques sont très enrichissantes, nous bénéficions entre nous de vrais échanges constructifs. C’est une chance.
- Le don de la nature que vous voudriez avoir ? Stresser moins ? Cette réponse est-elle permise ?
- Quel rêve vous reste-t-il à accomplir ? Finaliser le projet de machine qui vous apprend à argumenter de manière automatique.
- La dernière fois que vous avez ri aux larmes ? Je ris à toutes les blagues, c’est donc très récent.
- Quel.le chercheur.e vous a inspiré ? J’aime beaucoup mon collègue Philippe Besnard, sa faculté à manier les concepts au lieu de se précipiter vers des résultats sans importance.
- Quel est la dernière chose que vous faites avant de vous coucher ? Je regarde une dernière fois les news sur mon téléphone portable. Je vous l’ai dit, j’aime les infos...
IRIT : Institut de recherche en informatique de Toulouse - CNRS, Toulouse INP, Université Toulouse 1 Capitole, Université Toulouse - Jean Jaurès, Université Toulouse III - Paul Sabatier.