Henri Caussinus, le hasard et la nécessité statistique

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Maths・Ingénierie

Henri Caussinus, le hasard et la nécessité statistique

portrait Henri Caussinus
© Patrick Dumas, 2012

Henri Caussinus a participé à implanter durablement les études statistiques à Toulouse. Son parcours de mathématicien s’inscrit à la fois dans l’histoire institutionnelle locale qu’il a contribuée à forger, et dans l’espace, plus vaste, des transformations disciplinaires en France des années soixante aux années quatre-vingt-dix.

Par Jérôme Lamy, chercheur CNRS au Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (CERTOP). Ce portrait a été publié en 2012 dans le Hors-série du magazine Midi-Pyrénées Patrimoine, intitulé "Les savoirs en partage".

Le paradoxe du parcours d’Henri Caussinus réside entre une attention professionnelle aux hasards, ceux-là même qui fabriquent une vie dans ses sinuosités, et les nécessités d’une carrière qui suppose de faire avec un horizon, intellectuel et institutionnel, bien défini. Le statisticien se joue ici des pièges trop évidents du déterminisme et laisse sa part à l’impondérable.

Le goût pour les mathématiques

Henri Caussinus est né dans l’Aude d’avant-guerre d’une famille de la petite bourgeoisie portée aux études. L’usine d’effilochage que dirigeait son grand-père maternel à Cenne-Monestiés ferme ; son grand-père paternel est boulanger. Après une licence de mathématiques, son père opte pour les assurances. Les études au collège de Castelnaudary du jeun Caussinus mettent pour la première fois à l’épreuve son goût pour les mathématiques. Abandonnant le cursus classique, mais nourri de grec et de latin, il trouve une satisfaction toute intellectuelle à travailler les théorèmes et les équations et surtout à résoudre des problèmes. Les questions de hasard, de probabilité, d’aléas le passionnent. La profession de son père le sensibilise à la notion de risque ; un proche de la famille, bridgeur rigoureux, couvre des cahiers entiers de calculs probabilistes. Après un baccalauréat de mathématiques (et un second de grec pour faire bonne mesure), l’idéal serait d’entrer à l’École normale supérieure. Mais un accident de santé empêche Henri Caussinus de suivre cette voie royale et c’est à l’université de Toulouse que, un an plus tard, encore convalescent, il entame ses études supérieures.

Une entrée pluridisciplinaire à l’université

Les probabilités et la statistique continuent d’aiguillonner sa curiosité et, après la licence, il envisage une thèse de troisième cycle sur ces sujets. Roger Huron en est alors le spécialiste toulousain. Agrégé de mathématiques, professeur de statistique, mais également médecin psychiatrique, il est à la croisée de nombreuses disciplines. Il accepte de prendre Henri Caussinus comme étudiant, et lui offre de surcroît un poste d’assistant. Le jeune enseignant est chargé des travaux pratiques de probabilités et d’un cours d’introduction aux méthodes mathématiques de la physique. Parallèlement, ses premières recherches scientifiques portent sur les tables de contingence qui croisent deux caractères sur un même ensemble. Son intégration dans ce qui n’est qu’un modeste laboratoire de statistique (trois chercheurs, une secrétaire et une technicienne) lui fait découvrir une recherche appliquée centrée sur les projets de Roger Huron. Articulant ses compétences médicales et mathématique, ce dernier propose aux chercheurs en sciences humaines une aide dans le domaine de la statistique. Henri Caussinus soutient, en juin 1962, sa thèse de troisième cycle intitulée « Recherches sur divers problèmes relatifs aux tables de contingence ».

Un jeune statisticien isolé

La pratique scientifique devient alors le quotidien du jeune chercheur : « Là, je commence à y prendre goût, et en plus, je suis inscrit sur la liste d’aptitude aux fonctions de maître-assistant […]. Je m’entendais très bien avec Huron, qui me faisait confiance et l’enseignement me plaisait. » Les perspectives professionnelles semblent s’ouvrir, les effectifs de l’université sont en augmentation constante. Devenu maître-assistant en 1962, Henri Caussinus décide de préparer une thèse d’État et souhaite continuer « à travailler sur les tables de contingence, en essayant d’élargir le débat ».

La statistique française est alors presque inexistante : seuls Maurice Fréchet et Pierre Thionet, à Paris, ont travaillé sur certains problèmes de construction des tableaux de contingence. Le monde anglo-saxon est davantage mobilisé par les questions de modélisation. « Je m’étais aperçu que ce qu’avaient fait les uns pouvait servir aux autres », précise Henri Caussinus. Il s’intéresse alors au modèle di « log-linéaire » et, entre autres, aux tableaux carrés au sujet desquels il développe ce qu’il appelle un modèle de « pseudo-symétrie », que Roger Huron lui propose de rebaptiser modèle de « quasi-symétrie ».

Sa thèse d’État soutenue en octobre 1966 lui permet de devenir immédiatement maître de conférences. Pendant la préparation de la thèse, il s’agit de faire connaître son travail à ses pairs. La procédure en vigueur à Toulouse est de contacter le membre local de l’Académie des sciences, Léopold Escande. Cet hydraulicien dirige l’Institut de mécanique des fluides et l’École nationale supérieure d’électrotechnique, d’électronique et d’hydraulique de Toulouse. Henri Caussinus lui fait parvenir des textes qui sont finalement acceptés dans les Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences. Il reste encore à éditer la thèse. Jean Combes, professeur de mathématiques, propose à Roger Huron de publier intégralement le document dans les Annales de la Faculté des sciences de Toulouse qu’il dirige. La réception critique est excellente : Leo Goodman, statisticien à l’université de Chicago en fait un compte rendu laudatif dans Mathematical Reviews, publication internationale de référence. Le statisticien toulousain avoue avoir connu alors « une des grandes joies de son existence scientifique ».

La statistique : le parent pauvre des mathématiques

Cependant, la structuration de ce champ scientifique en France reste problématique. La jeune génération de mathématiciens ne s’est guère distinguée de l’ancienne et la statistique reste le parent pauvre des mathématiques, à quelques exceptions près comme Jean-René Barra, normalien, qui monte une équipe à Grenoble, ou Richard Tomassone qui œuvre au département de biométrie de l’INRA. Un peu plus tard il y aura Didier Dacunha-Castelle à Orsay, Jean-Pierre Raoult à Rouen ou Yves Escoufier à Montpellier. En outre, il faut garder à l’esprit que les mathématiques du début des années soixante sont marquées par une grande inertie institutionnelle. Le mandarinat et l’éclat de l’École française de mathématiques pures) fige les structures et freine les débats de fond sur les applications et donc, en particulier, la statistique.

Tout est à reconstruire

Mai 68 contribue à faire voler en éclats les carcans de toutes les universités et favorise, à Toulouse, une recomposition complète des forces mathématiques. Notre jeune mathématicien est pris dans une contradiction : d’un côté, il participe avec enthousiasme à un mouvement de régénération politique en accédant à la vice-présidence de la commission de l’Assemblée tripartite en charge de la faculté des sciences ; de l’autre, il voit avec peine s’effacer des chercheurs plus âgés qu’il estime meurtris, comme Roger Huron, ou rejetés sans ménagement. La fin du mouvement, après l’incertitude estivale, est baignée d’une « amertume politique » qui contraste avec la joie et les énergies libérées au printemps.

Après la loi Faure, les unités d’enseignement et de recherche (UER) viennent recomposer l’enseignement supérieure à partir des ruines des anciennes facultés. Les statisticiens portent alors le projet de créer une UER interdisciplinaire associant des mathématiciens, des sociologues, des géographes et des psychologues qui auraient partagé des problématiques statistiques communes. Trop audacieuse, même pour l’époque, l’idée n’aboutit pas. « Les vieilles lignes de séparation ont été reprises. » La situation est d’autant plus complexe que les clivages politiques post-68 se superposent aux enjeux intellectuels liés à la réorganisation de l’université et de la recherche. Roger Huron rejoint ainsi le Centre d’études et d’aménagement des ressources naturelles, qui regroupe les enseignants-chercheurs les plus conservateurs dans une structure sans grande homogénéité scientifique mais paradoxalement nouvelle par son essai de pluridisplinarité.

L’ancien laboratoire de statistique est doté d’un statut sous l’impulsion de Roger Huron qui souhaite par ailleurs prendre ses distances. Henri Caussinus en est élu directeur. Tout est à reconstruire. Les contacts avec les autres mathématiciens de Toulouse, notamment ceux des mathématiques pures qui ne sont pas encore organisés en une entité clairement identifiée, sont difficiles. La division va « assez loin », reconnaît Henri Caussinus, au point qu’il y a « deux bibliothèques, une première gérée par les mathématiciens non-statisticiens et une seconde organisée par les statisticiens ». Cette « partition de fait » n’est pas seulement thématique, elle suit également des lignes de fractures politiques complexes.

Un engagement pour revitaliser la statistique

Le groupe qui s’organise autour d’Henri Caussinus constitue le cadre expérimental d’une reconfiguration plus générale de la statistique française.

« Dans la littérature scientifique, dans les revues, on s’aperçoit que les Français n’existent pas. » 

constate Henri Caussinus.

Il décide alors de se consacrer au développement et au rayonnement de sa discipline. Daniel Dugué à Paris, Gustave Malécot à Lyon, et Roger Huron à Toulouse, en maintenant une présence minimale de la statistique dans le champ scientifique, ont conscience des enjeux d’une revitalisation. Ils proposent donc de créer une association de statisticiens universitaires. Ainsi mandarins et jeunes contestataires, thésards isolés, soit une trentaine de chercheurs, venus de Paris, Lyon, Grenoble et Nancy se réunissent à Toulouse dans la chaleur du printemps 1969. Ils décident de mettre sur pied l’Association des statisticiens universitaires (ASU) créée l’année suivante. Au cœur du dispositif stratégique, il y a le Comité consultatif des universités (CCU), organe de décision pour les nominations des enseignants-chercheurs et la constitution des listes d’aptitude.

Le recrutement est bien le point névralgique du renouvellement disciplinaire, car il permet la visibilité des programmes et l’organisation de réseaux plus ou moins denses. C’est finalement Robert Fortet, maitre parisien des probabilités, qui incite Henri Caussinus à entrer au CCU au début des années soixante-dix. « Remettre la statistique sur les rails », tel est l’essentiel de son activité à ce moment-là. À Toulouse, le laboratoire qu’il dirige profite de son ambition et sa nouvelle position au CCU lui donne une vue d’ensemble des mathématiques françaises. L’équipe reçoit, dans les années soixante-dix, le renfort de probabilistes brillants, comme Gérard Letac, qui quitte le giron des mathématiques pures pour rejoindre le groupe d’Henri Caussinus. L’unité est alors rebaptisée Laboratoire de statistique et de probabilités (LSP) et obtient en 1976 son association au CNRS. La période est relativement faste pour les nominations et le jeune LSP croît de façon importante tout au long des années soixante-dix. Point saillant des mathématiques toulousaines à cette époque, il organise, en 1982, le cinquième Symposium in Computational Statistics, rassemblement majeur de la communauté statisticienne internationale, « à l’interface de la statistique et de l’informatique ». Il s’agit à la fois d’une reconnaissance institutionnelle forte et de la légitimation du travail entrepris depuis une dizaine d’années.

Un institut pour unifier toutes les mathématiques toulousaines

Les années quatre-vingt sont marquées par une forte déstabilisation du LSP. Une partie des membres quitte le laboratoire. La crise passée, Henri Caussinus se retire de la direction pour des raisons statutaires et pour reprendre plus activement ses questionnements statistiques. Les rapports entre les modèles et la réalité sont alors au cœur de ses analyses. Il essaie de mieux saisir « quelle est la place du modèle » dans le raisonnement statistique. Pourquoi certains ont-ils cherché à sortir du modèle probabiliste (analyse des données) ? La conciliation des points de vue peut-elle être fructueuse ? Pourquoi et comment choisir un modèle plutôt qu’un autre ? Les enjeux sont importants et la thématique attire étudiants et jeunes collègues. Une collaboration étroite est engagée avec l’université de Lancaster. Henri Caussinus, Jean-René Mathieu, Alain Baccini, Antoine de Falguerolles, Joseph Saint-Pierre notamment y participent activement. Henri Caussinus introduit ensuite une orientation un peu différente avec Jeanne Fine, Philippe Besse, Louis Ferré, et plus tard Anne Ruiz-Gazen. Du côté de l’enseignement, une alliance avec l’université Toulouse I Capitole permet la création d’un magistère qui associe statistique et économie ; la formation continue à destination des entreprises diversifie l’offre depuis les années soixante-dix.

Henri Caussinus n’a pas abandonné l’idée d’une unification des mathématiques toulousaines. À la fin des années quatre-vingt, il devient président du conseil scientifique de l’unité de formation et de recherche de mathématiques, informatique et gestion à l’université Paul-Sabatier. Destiné à « crédibiliser l’ensemble des composantes mathématiques » toulousaines, l’Institut de mathématiques de Toulouse, qui est une « fédération d’équipes », recueille un large assentiment et voit finalement le jour en 2007 sous sa forme définitive.

Les développements récents de la statistique permettent à Henri Caussinus de multiplier les rapprochements disciplinaires. Il travaille ainsi avec son étudiant Olivier Mestre sur les séries statistiques des climatologues et collabore à des études de paléodémographie. Le parcours d’Henri Caussinus s’organise autour d’une tension permanente entre le désir d’unifier les mathématiques, de créer un cadre consensuel pour leur mise en œuvre, et une pratique de la science débordant des cadres disciplinaires habituels. Entre force centrifuge et force centripète, Henri Caussinus s’est efforcé de travailler, bien avant que ces expressions ne soient devenues des lieux communs de la recherche, sur les modalités d’une trans-, inter- ou multi-, disciplinarité.

Portrait humaniste d'une figure de la statistique de l'Université Toulouse III - Paul Sabatier. Réalisation Annie Cholet. Sons et images Annie Cholet et David Sasportas. Produit en 2011 dans le cadre de leur formation à l'École supérieure d'audiovisuel de Toulouse, pour la Nuit européenne des chercheur.e.s à la Cité de l'espace.

 

CERTOP : Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (CNRS, Université Toulouse - Jean Jaurès, Université Toulouse III - Paul Sabatier).