Jean Dessens, portrait d’un physicien des nuages

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Terre・Espace

Jean Dessens, portrait d’un physicien des nuages

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Jean Dessens devant les brûleurs du Météotron, 1976 © Droits réservés, Jean Dessens

Avoir la tête dans les nuages, les observer, les comprendre voire les modifier… Chercheur rêveur avec les pieds sur terre, Jean Dessens est un homme de terrain aux ambitions fortes qui a fait avancer la physique de l’atmosphère. Acteur et témoin privilégié de l’évolution de sa discipline, il revient sur les enjeux majeurs de sa carrière à travers plusieurs anecdotes aussi inédites qu’insolites.

Par Clara Mauler, de l'équipe Exploreur.

Entre une pensée pour l’héritage scientifique de son père Henri Dessens et un clin d’œil à la carrière actuelle de son fils Olivier, tous deux physiciens de l’atmosphère, Jean Dessens sourit avec humilité en pensant aux défis qu’il a relevés. Son témoignage nous fait revivre avec lui une aventure professionnelle intense sur le terrain, en hélicoptère, derrière un simulateur de tornade… Des expériences complétées par l’arrivée des premiers ordinateurs et de la simulation numérique. Il voudra faire tomber la pluie, lutter contre la grêle, alerter sur le changement climatique… Jusqu’à aujourd’hui, âgé de 82 ans, Jean Dessens ne cesse de s’impliquer dans une dynamique de recherche et partage ses connaissances avec pédagogie et passion.

Portrait Jean Dessens
Jean Dessens, 2020 © Patrick Besse.

 

Tombé dans les nuages quand il était petit

Lorsque Jean Dessens vous accueille au Centre de recherches atmosphériques (CRA) de Campistrous, situé sur le plateau de Lannemezan dans les Hautes-Pyrénées, à deux pas du Pic du Midi, vous avez le sentiment de le rencontrer chez lui. Si son père a fondé le site en 1961, Jean Dessens le fait vivre entouré d’une nouvelle génération de chercheurs enthousiastes. Il y règne une ambiance studieuse et familiale dans un cadre isolé et une décoration surannée.

Né en 1938, Jean Dessens est tombé dans l’étude des nuages quand il était petit. « Quand mon père était directeur de l’Observatoire du Puy de Dôme, je le suivais dans ses travaux au sommet de la chaîne des Puys. J’étais gamin mais ça m’intéressait. Je n’ai jamais pensé faire autre chose. » Le jeune homme s’inscrit alors en licence de physique à l’Université de Clermont-Ferrand. Ce qui le mènera jusqu’à une thèse sur la simulation des tornades et l’étude des vortex, soutenue en 1969 à l’Université Paris VI. « En 1968, je n’ai pas pu la passer, on ne pouvait pas rentrer dans l’université ! »

En parallèle de ses études, il suit la construction du CRA et les recherches qui y sont menées, aux côtés de son père dont il prendra la suite à son décès en 1971.

« J'ai toujours voulu suivre mon père dans ses recherches, que faire de plus intéressant ? La preuve, mon fils Olivier a fait pareil avec moi. Il est aujourd’hui Senior scientist à l’University College de Londres. »

La physique de l’atmosphère est une histoire de famille pour ce scientifique qui pose ainsi son regard sur trois générations de recherche atmosphérique. « J’ai aussi transmis le plaisir de la recherche à ma fille Nathalie, même si cette recherche ne porte pas sur la météorologie. C’est après avoir passé plusieurs vacances scolaires ou universitaires chez des amis collègues aux États-Unis qu’est né son intérêt pour les recherches sur la civilisation américaine. Elle continue de les développer à l’Université de Toulouse. »

 

Des orages servis sur un plateau

Campistrous n’a pas été choisi au hasard. Directeur de l’Observatoire de physique du globe du Puy de Dôme, Henri Dessens recherche au début des années 1960 un endroit stratégique pour étudier les orages à grêle en France. Les plateaux du Sud-Ouest rassemblent les conditions idéales à la constitution de ces phénomènes météorologiques. « Les orages à grêle, particulièrement dans le Sud-Ouest, causent beaucoup de dégâts sur les sites de construction des avions d’Airbus ou sur les cultures... Ils partent du plateau de Lannemezan ou de Ger. Culminant à 600 mètres, ce sont des sources de chaleur en altitude donc des zones de convection où se forment préférentiellement les orages. Les vents violents en altitude sont un autre facteur qui causent ces départs d’orages. C’est de là qu’est venue l’idée d’y construire un laboratoire qui fonctionnerait l’été. Puis finalement tout le temps », se souvient Jean Dessens.

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Bâtiment principal du CRA de Campistrous © SébastienChastanet, OMP-LA.

L’équipe clermontoise installe des appareils de mesure pour observer ces départs d’orages sur un terrain de plus de 70 hectares à Campistrous. Les chercheurs campent chaque été dans des baraques en bois et des préfabriqués jusqu’à la construction des bâtiments actuels en 1965 et 1966. Placé d’abord sous l’égide de l’Observatoire du Puy de Dôme, le CRA dépend de l’Observatoire Midi-Pyrénées depuis 1986.

 

Faire tomber la pluie et repousser le Sahara ?

« En météorologie, c’est très intéressant d’améliorer la prévision. Mais si on peut la modifier, c’est d’autant plus intéressant »

annonce le physicien.

Après l’observation, le duo Dessens s’attaque à un champ étonnant de la météorologie : la maîtrise du climat.

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Brûleurs en action, panache de fumée avec bulles d’hydrogène pour une visualisation par radar, 28 juillet 1971 © Droits réservés, Jean Dessens.

 

L’expérience du « météotron » marquera la mémoire scientifique et locale. Cette installation d’une centaine de brûleurs à mazout surchauffait l’air au sol pour créer artificiellement une colonne verticale d’air chaud. La poussée d’Archimède amenant l’air chaud à monter. À l’extrémité de la colonne de fumée s’élevant à deux ou trois kilomètres d’altitude sur le plateau de Lannemezan devait se former un nuage puis de la pluie… De 1961 à 1981, le dispositif fonctionnera avec une succession de plusieurs objectifs de recherche et donnera une série de résultats qui feront avancer les connaissances en physique de l’atmosphère.

 

 

 

Jean Dessens raconte la naissance de ce projet un peu fou… « Hippolyte Dessoliers, un ingénieur des Arts et manufactures, avait publié Refoulement du Sahara en 1930 où il préconisait d’installer des aires de surchauffe au nord du Sahara, en Algérie, pour peu à peu faire reculer le désert. Il y aurait eu apparition de nuages et de pluie, cela serait devenu cultivable. C’était une vue de l’esprit qui n’était pas fausse. Mon père a voulu chiffrer l’énergie nécessaire. »

Deux options pour surchauffer l’air au sol sont envisagées : le béton ou les brûleurs. En bétonnant le sol, celui-ci stockerait la chaleur du soleil. Trop coûteuse, l’idée est mise de côté. Le choix se porte alors sur les brûleurs. « On pouvait ainsi faire la colonne quand il n’y avait pas de soleil, contrairement à l’option béton. En brûlant du mazout, l’énergie qu’il fallait pour créer un nuage puis de la pluie était estimée. L’ensemble brûlait une tonne de fioul par minute. L’expérience durant 30 minutes, on brûlait jusqu’à 30 tonnes de fioul. » Une des premières campagnes est financée par la British Petroleum. « Ils pensaient utiliser le pétrole pour faire de la pluie dans les pays qui en avaient besoin. »

Les résultats sont mitigés. « Ça ne marchait pas en général », reconnait Jean Dessens. « Couramment, il y avait un nuage qui se formait au sommet du panache. Puis il se décrochait de la colonne de fumée. Une fois de temps en temps, on faisait de la pluie. Sur trente expériences, on a fait tomber de la pluie deux ou trois fois. » Le physicien se souvient d’une pluie en particulier. « On a fait un nuage, mesuré la croissance des gouttes… Elles se sont agglomérées et il a plu. En tombant, l’eau a rabattu la fumée au sol. Elle a « lessivé » le nuage et le lessivage est tombé sur la lessive propre d’une voisine... Elle n’était pas contente ! Je lui ai promis qu’on le ferait plus », plaisante-t-il.

 

Un nuage comme terrain d’expérimentations

Si le dispositif du météotron n’est pas concluant pour former de la pluie artificiellement, il permet à l’équipe de Campistrous, Jean Dessens et son confrère chercheur au CNRS Bruno Bénech de mener d’autres recherches.

« L’idée était valable mais sa mise en pratique exigeait trop d’énergie. Par contre, on avait un nuage à disposition dans lequel on pouvait faire des mesures, de sa naissance jusqu’à la pluie. Ces expériences nous ont permis de mieux comprendre comment se produisait l’agglomération des gouttes dans les nuages... »

La puissance dispersée en chaleur par le météotron - 1000 mégawatts - était équivalente au rejet de chaleur émis par une centrale nucléaire refroidie par l’air. Une étude portera ainsi sur l’impact sur le climat de ces centrales à refroidissement par air, moins connues en France que les centrales à refroidissement par eau. De 1975 à 1981, de nombreuses expériences financées par EDF sont conduites. « Un des responsables d’EDF m’a téléphoné un jour pour me demander si on était prêt à mettre le météotron à disposition et étudier l’effet du rejet de chaleur de ces centrales. Finalement, elles n’ont pas été généralisées parce que ça avait un impact sur l’atmosphère, ça faisait trop de nuages et de pluie autour de la centrale... » Un tel rejet de chaleur peut provoquer la formation de cumulus, précipitations voire tourbillons. Ces éléments pourront être pris en compte dans l’aménagement de complexes industriels.

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Nuage de type cumulus au sommet du panache du Météotron, 8 juillet 1978 © Droits réservés, Jean Dessens.

 

De 1978 à 1981, la recherche à Campistrous se réalise sur un air de film d’espionnage où Jean Dessens croiserait James Bond. « Les mesures sur le météotron sont menées avec des aéronefs qui volaient dans le panache de fumée et de nuage. Nous avons utilisé des hélicoptères de la protection civile, des avions de recherche français et même des avions privés, dont celui d’un chirurgien tarbais. Mais le plus spectaculaire pour moi a été le bombardier bimoteur américain B23, peut-être parce que j’y occupais en tant qu’observateur la place du lanceur de bombes. Il avait été transformé en avion de recherches par nos collègues de l’Université de Washington et il a stationné tout un été pour nous à l’aéroport de Tarbes. On passait sur le courant ascendant et en rentrant dans le panache, on prenait une gifle ! C’était un courant d’air chaud vertical assez puissant qui atteignait 7,5 m/s. Les traversées étaient chahutées... »

 

Expérimentation versus simulation numérique : une évolution des pratiques

« Après ça, le météotron a été démonté. Ce qu’on pouvait faire avec, on l’avait fait. Et c’était une énorme pollution. C’était très visible. Tout le monde savait quand il fonctionnait. Maintenant on ne pourrait pas faire cette manip’ à cause des rejets de fumée. On ferait uniquement de la simulation [numérique]. »

conclut Jean Dessens.

Le chercheur a contribué à l’évolution de l’équipement scientifique depuis le milieu des années 1970. Durant son doctorat, il complète ses observations sur le terrain par des expérimentations en laboratoire. Avec un simulateur de tornades, il étudie l’effet de la rugosité du sol sur la formation de celles-ci. « L'article tiré de ma thèse, paru en 1972 dans Journal of Applied Meteorology, est immanquablement cité dans les travaux ultérieurs de la dynamique des trombes. Il a d'ailleurs initié aux États-Unis nombre de ces travaux sur la modélisation physique ou numérique. »

Les passerelles entre expérimentation et simulation numérique seront de plus en plus nombreuses. « Au moment de ma thèse, c’était les débuts des ordinateurs. J’ai assisté à un truc curieux : il y a eu une dualité entre expérimentateur et modélisateur, qui est toujours là mais moins. On accepte que les simulations ne soient pas toujours bonnes. Les premières devaient apporter la vérité. Certains pensaient que si la simulation donnait un résultat différent de l’expérience réelle, c’est cette dernière qui était mauvaise ! »

Jean Dessens reconnaît à la simulation numérique des qualités indéniables et l’intègrera à ses recherches, comme celles portant sur les orages à grêle. Le physicien confie cependant avoir toujours un faible pour le travail de terrain. « La simulation apporte une façon propre de présenter les résultats de la physique et une idée sur l’extrapolation de ces résultats. C’est aussi plus confortable que d’aller faire la mesure dans un nuage ! Je préférais le terrain, c’est ma formation qui était encore à l’ancienne. Aujourd’hui, la simulation a une place très importante. Mon fils par exemple travaille essentiellement sur la modélisation des rejets d’avion, des émissions anthropiques et leurs effets dans l’atmosphère. »

 

Terrain et simulation pour lutter contre les grêlons

Conseiller scientifique bénévole pour l’association nationale d’étude et de lutte contre les fléaux atmosphériques (Anelfa), durant toute sa carrière et encore aujourd’hui, Jean Dessens s’investit dans la recherche sur les orages à grêle, au plus près des acteurs du terrain. Entre expérimentation in-situ et simulation en laboratoire, l’objectif est de réduire la taille des grêlons pour limiter leur impact. Pour une quantité d’eau donnée dans un nuage, l’idée est de favoriser la cristallisation de grêlons plus nombreux donc plus petits. On évite la cristallisation massive autour de gros grêlons occasionnant plus de dommages.

« Suite aux travaux d’observation sur les orages à grêle, on a essayé de les modifier. Pour obtenir des grêlons plus nombreux et plus petits, il fallait augmenter la quantité de cristaux de glace dans l’orage. D’où l’idée d’injecter soit de la glace, avec un avion qui en pulvérise, soit une substance qui produit des cristaux. » L’ensemencement de nuages avec de l’iodure d’argent est la piste suivie. « On ajoute aux noyaux naturels de congélation déjà présents dans l’atmosphère, comme les pollens, bactéries, oxydes métalliques…, des particules d’iodure d’argent qui entrent en concurrence avec ces noyaux naturels pendant la croissance des grêlons. Aucun impact négatif possible de ces particules sur les organismes et végétaux au sol n’est connu parce que les quantités utilisées sont très faibles. »

Dans les zones où la grêle sévit, des systèmes d’émission de particules chimiques d’iodure d’argent sont placés au sol. Prises dans les colonnes ascendantes, elles ensemencent les nuages. Les résultats récoltés sur le terrain sont complétés par la simulation numérique. « C’est une combinaison de recherche et d’application… Plusieurs départements, comme les Hautes-Pyrénées, se sont équipés de générateurs financés par la chambre d’agriculture ou des caves viticoles. Ça diminue déjà les pertes sur les récoltes. La grêle peut être réduite de 40% dans certaines zones. Pour essayer de généraliser ces résultats et changer d’échelle, on utilise la simulation. »

 

Une observation du changement climatique dans les Pyrénées

Les contributions de Jean Dessens sont nombreuses. Il faudrait également souligner son apport en matière d’observation et de sensibilisation au changement climatique. Au début des années 1990, il révèle avec son collègue Alain Bücher, Physicien à l’Observatoire du Pic du Midi, une augmentation des températures nocturnes enregistrées dans les Pyrénées depuis la fin du XIXe siècle, induisant un accroissement des orages violents dans la région.

Le physicien met en garde sur les conséquences de ces tendances observées presque partout dans le monde. « Dans les régions du globe où les nuits se réchauffent, la fréquence et la violence des orages augmentent. Cette corrélation pourrait avoir de très importantes implications si les tendances au réchauffement nocturne devaient se poursuivre ou s'amplifier. »

 

Publications, rencontres scientifiques et films grand public

Nuage, orage, grêle, tornade… Pilier de la recherche atmosphérique, Jean Dessens s’est également consacré à la diffusion des connaissances produites, notamment via la création d’Atmospheric Research, revue de météorologie mondialement reconnue. Initialement simple bulletin de l’Observatoire du Puy de Dôme, publié sous le nom de Journal de recherches atmosphériques et rendu régulier par Henri Dessens, son fils le pérennise et lui fait gagner en importance et notoriété en l’associant à l’éditeur Elsevier en 1986. C’est maintenant un des principaux journaux de la discipline destiné aux scientifiques de l’atmosphère et dont un des coéditeurs est… Olivier Dessens. La boucle Dessens est bouclée.

Jean Dessens a également développé une série de conférences bisannuelles sur les orages violents en Europe. Tous les deux ans, la communauté scientifique internationale continue de s’y retrouver pour échanger sur les dernières avancées dans ce domaine. « Je suis heureux d’avoir initié avec mon collègue américain le Professeur John T. Snow, doyen du College of geosciences de l’Université d’Oklahoma, cette série permanente de conférences. La première « European conference on severe storms » a été organisée en février 2000 à Toulouse par l’Université Toulouse III - Paul Sabatier, en collaboration avec Météo-France. La dixième s’est tenue à Cracovie en novembre 2019. »

Pour les novices du nuage, les curieux du climat et les passionnés de patrimoine scientifique, Jean Dessens vous invite à plonger davantage dans cette brillante et étonnante époque de la physique de l’atmosphère à travers un de ses films de vulgarisation scientifique datant de 1976 et très justement nommé l’Homme et les nuages.

 

Bio express

  • 1938 : Naissance à Toulouse
  • 1958 : Licence d’enseignement ès-sciences physiques, Université de Clermont-Ferran
  • 1958 - 1960 : Stagiaire de recherches, CNRS
  • 1960 - 1965 : Attaché de recherches, CNRS
  • 1965 - 1971 : Aide-physicien, Observatoire du Puy de Dôme
  • 1969 : Doctorat d'état ès-sciences physiques, Université Paris VI
  • 1971 - 1986 : Physicien adjoint, Observatoire du Puy de Dôme
  • 1986 - 2003 : Physicien, Observatoire Midi-Pyrénées
  • Actuellement : Conseiller scientifique, Association nationale d’étude et de lutte contre les fléaux atmosphériques