Inégalités sociales et cancer du sein : une relation atypique

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Vivant・Santé

Inégalités sociales et cancer du sein : une relation atypique

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Nous ne sommes pas tous égaux face à la maladie. Être moins favorisé et moins éduqué nous conduirait plus couramment à une mauvaise santé : en particulier pour les maladies cardiovasculaires, le diabète et certains cancers, mais pas tous… Pour le cancer du sein, c’est différent : les femmes avec une position socio-économique (PSE) plus favorable seraient plus à risque ! Étudier l’impact de l’environnement social sur le développement et la progression de cette maladie est l’objectif de ma thèse d’épidémiologie.

Par Eloïse Berger, doctorante de l’Université Toulouse III – Paul Sabatier, au sein de l’équipe Equity du Laboratoire d’épidémiologie et d’analyses en santé publique de Toulouse (LEASP). Thèse réalisée sous la direction de Cyrille Delpierre et Raphaële Castagné, chercheurs Inserm.

 

La consommation de tabac, d’alcool, le manque d’activité physique, la pollution sont généralement mis en avant quand il est question de risque de cancers. Ces expositions ne se répartissent pas de la même manière en fonction de la position sociale des personnes. Par exemple, les personnes moins favorisées ont tendance, en moyenne, à consommer plus de tabac. De ce fait, elles sont davantage touchées par des maladies liées au tabac et en conséquence ont une mortalité associée plus importante. Ces écarts de santé s’observent tout au long de la hiérarchie sociale sous forme d’un gradient. Il ne s’agit pas seulement d’opposer les catégories les plus et les moins favorisés ou éduqués : cela concerne l’ensemble de la population. Dans le cas du cancer du sein, on observe des phénomènes contradictoires : les femmes dites favorisées semblent plus à risque mais ce sont celles qui sont moins favorisées qui en meurent. Pourquoi ? Quelles sont les particularités du cancer du sein qui expliqueraient ces contradictions ?

Un sur-risque de cancer du sein chez les femmes favorisées : étude sur 83 000 femmes

L’impact de l’environnement social au cours de la vie sur le risque et la progression des cancers a été peu étudié par le passé, en particulier dans le cas du cancer du sein. Est-ce qu’on observe effectivement un sur-risque chez les femmes favorisées tout au long de la vie ? Le dépistage, plus fréquent chez les personnes avantagées, peut-il justifier ces différences ?

Dans le cadre de ma thèse, j’utilise les données d’une cohorte française de femmes suivies pendant 24 ans. Pour chaque femme, les informations disponibles concernent, par exemple, leur niveau d’éducation et leur métier, leur style de vie (alimentation, activité physique…), ainsi que leurs caractéristiques physiques (taille, poids) et reproductives (âge à la première grossesse, allaitement, ménopause, en particulier). Nous disposons également de données sur les antécédents familiaux de cancers et la participation au dépistage. Toutes ces variables constituent des facteurs de risque de cancer du sein retrouvés dans la littérature mais il est rare de pouvoir prendre en compte autant d’informations dans une même étude. La première partie de mon travail de thèse a mis en évidence que les femmes avec un niveau d’éducation élevé avaient un risque accru de développer un cancer du sein. La prise en compte de la participation au dépistage n’atténuait pas la différence observée. En revanche, l’âge de la première grossesse explique une proportion importante du sur-risque de cancer du sein qu’on observe chez ces femmes : en faisant de plus longues études, elles retardent l’arrivée de leur premier enfant, ce qui est un facteur de risque majeur de cancer du sein.

Pas un seul cancer du sein mais des sous types plus ou moins agressifs

Si les femmes avantagées ont plus de risque de développer un cancer du sein, il apparait que celles qui sont moins favorisées en meurent davantage. Pourquoi ?

Une des hypothèses serait qu’on ne présente pas le même type de cancer en fonction de son niveau social. Les cancers du sein se caractérisent par différents critères : l’étendue de la tumeur, son agressivité ainsi que des sous types moléculaires qui se différencient par l’expression de récepteurs hormonaux et de protéines spécifiques. Ces caractéristiques jouent un rôle important dans le pronostic, les options de traitement de la maladie, et son évolution.

Par exemple, difficile d’avoir un bon pronostic pour les tumeurs triples-négatives (TN).  Elles n’expriment ni récepteurs hormonaux (œstrogènes et progestérone) ni une quantité élevée de protéines favorisant la croissance tumorale (protéines HER2). De ce fait, il est impossible d’utiliser l’hormonothérapie ou des traitements cibles pour les traiter. Quelques études ont montré que ce type de tumeurs touche plus fréquemment les femmes moins favorisées (Parise C.A., Caggiano V., 2017 ; Brown M. et al., 1999-2004 ). C’est une première observation ; d’autres études sont nécessaires pour vérifier le lien entre PSE et les facteurs pronostics des cancers du sein. Mais alors, comment expliquer cette différence au niveau de la biologie des tumeurs entre les femmes favorisées et moins favorisées ?

Dans la première partie de mon travail de thèse, nous avons identifié un certain nombre de facteurs de risque de cancer du sein pouvant être socialement différents. C’est le cas notamment pour le nombre de grossesses : en considérant le cancer du sein de manière général, sans tenir compte des différentes caractéristiques, avoir eu plusieurs grossesses serait protecteur. Or, il apparait dans la littérature scientifique (Shinde S.S. et al., 2010) qu’un nombre élevé de grossesses serait un facteur de risque des cancers triples négatifs. Ce qui pourrait être une première explication. Mais d’autres pistes sont à explorer ...

Stress et cancer du sein : des alliés redoutables ?

Regardons du côté des contraintes que nous percevons au jour le jour, que ce soit par exemple sur notre lieu de travail à travers les exigences trop élevées de nos supérieurs hiérarchiques ou des efforts disproportionnés à fournir sans avoir de reconnaissance, mais aussi dans des situations d’isolement ou de discrimination. Ces difficultés peuvent générer un stress qui va devenir chronique si ces expériences deviennent quotidiennes. Face à une situation que nous ressentons comme stressante, notre organisme va libérer des hormones qui vont agir sur notre corps pour nous permettre de réagir (augmentation du rythme cardiaque, respiration accéléré, etc.). Cela aboutit à une modification des processus biologiques en vue de s’adapter à un environnement perçu comme « hostile ». Cela fait référence au concept d’incorporation biologique (Hertzman C., 1999 : Krieger N., 2005). Dans le cas d’un stress chronique, l’activation répétée des processus biologiques peut à terme altérer l’état de santé. Ce bouleversement biologique peut être mesuré à travers une mesure d’usure physiologique nommée « charge allostatique » qui prend en compte dans son calcul différents systèmes biologiques (neuroendocrinien, inflammatoire, métabolique, cardiovasculaire et respiratoire) (Seeman T.E., 2001). Dans un précédent travail en lien avec mes travaux de thèse, nous avons notamment mis en évidence que l’inflammation pouvait être un bon marqueur de l’incorporation biologique de l’environnement social, notamment en utilisant la protéine C réactive, une mesure de l’inflammation systémique (Berger E. et al., 2019).

Il est commun de penser que ces situations de stress se ressentent davantage chez les personnes moins favorisées, notamment avec une PSE plus faible. Dans la suite de ma thèse, je vais étudier les mécanismes qui peuvent conduire aux inégalités sociales face aux facteurs pronostics de cancers du sein, que ce soit à travers les facteurs de risque « classiques » qui apparaissent comme socialement différents mais aussi par les modifications biologiques propres à l’environnement social à travers la charge allostatique et l’inflammation. Rendez-vous à ma soutenance !

 

Références bibliographiques

  • Parise CA, Caggiano V. Risk factors associated with the triple-negative breast cancer subtype within four race/ethnicities. Breast Cancer Res Treat. 2017 May 1; 163(1):151–8.
  • Brown M, Tsodikov A, Bauer KR, Parise CA, Caggiano V. The role of human epidermal growth factor receptor 2 in the survival of women with estrogen and progesterone receptor-negative, invasive breast cancer: The California Cancer Registry, 1999–2004. Cancer. 2008 ; 112(4):737–47.
  • Shinde SS, Forman MR, Kuerer HM, Yan K, Peintinger F, Hunt KK, et al. Higher parity and shorter breastfeeding duration. Cancer. 2010 ; 116(21):4933–43.
  • Hertzman C. The biological embedding of early experience and its effects on health in adulthood. Ann N Y Acad Sci. 1999; 896:85–95.
  • Krieger N. Embodiment: a conceptual glossary for epidemiology. J Epidemiol Community Health. 2005 May; 59(5):350–5.
  • Seeman TE, McEwen BS, Rowe JW, Singer BH. Allostatic load as a marker of cumulative biological risk: MacArthur studies of successful aging. Proc Natl Acad Sci. 2001 Apr 10;98(8):4770–5.
  • Berger E, Castagné R, Chadeau-Hyam M, Bochud M, d’Errico A, Gandini M, et al. Multi-cohort study identifies social determinants of systemic inflammation over the life course. Nat Commun. 2019 15;10(1):773.

 

LEASP : Laboratoire d’épidémiologie et d’analyses en santé publique de Toulouse - UMR 1027, Inserm - Université Toulouse III - Paul Sabatier.