Maintenance industrielle, maintenance artisanale : mêmes enjeux, même combat ?

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Maths・Ingénierie

Maintenance industrielle, maintenance artisanale : mêmes enjeux, même combat ?

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© Cesar Carlevarino Aragon, by Unsplash

La maintenance, qu’elle soit industrielle ou artisanale, a pour objet l’entretien des outils et des machines. Peut-on améliorer l’anticipation des pannes par des méthodes nouvelles, dans un champ comme dans l’autre ? Retrouve-t-on les mêmes codes et les mêmes finalités ? Regards croisés entre une experte de la maintenance prédictive pour l’industrie et un anthropologue des connaissances et savoirs artisanaux.

Par Valérie Ravinet, journaliste. Podcast enregistré le 27 novembre 2020 à Toulouse.

Avec l'anthropologue Nicolas Adell, enseignant-chercheur de l'Université Toulouse - Jean Jaurès et Louise Travé-Massuyès, chercheuse au LAAS-CNRS (Laboratoire d'analyse et d'architecture des systèmes)

Morceaux choisis

Une définition de la maintenance ?

Louise Travé-Massuyès : « La maintenance industrielle est un domaine qui s’appuie sur le diagnostic. La méthode de diagnostic est la même que l’on parle de diagnostic médical ou d’entretien de véhicules : on examine, on détecte les symptômes ou des anomalies, on teste, on prend les décisions utiles pour que les systèmes de productions soient exploités au mieux et le plus longtemps possible ».

Nicolas Adell : « D’après les travaux que je conduis auprès des artisans, en particulier les compagnons du tour de France, la définition serait bien différente. L’anticipation de défaut ou de panne possible relève, pour l’artisan, davantage d’un défaut de conception ou d’un contexte. La météo, par exemple, si l’on est en train de construire un toit. Il faut alors établir un diagnostic immédiat des actions à prendre. Pour les compagnons, la compétence intellectuelle de conception s’appelle le trait, la capacité à réagir face à une difficulté s’appelle l’orient. »

Dans le domaine de la maintenance, que signifie prédictif ?

NA : « Lorsqu’il était anthropologue, Pierre Bourdieu avait pour habitude de distinguer deux notions, la prévision et la prévoyance. La prévision concerne selon lui la réflexion et les étapes en amont de l’action ; c’est celle de l’ingénieur ou du météorologue. La prévoyance se situe au moment même où se déroule l’opération technique, dans l’immédiat. C’est l’agriculteur ou le praticien qui doivent modifier légèrement leurs gestes du fait d’une modification inattendue, et par là-même revoir leurs processus. »

LTM : « La prédiction est une activité très importante en sciences de l’ingénieur. Notre travail consiste à chercher à ce que nos prédictions soient le plus fondées possibles.  On s’appuie soit sur des modèles construits sur des lois physiques, soit sur un historique de données. En matière de diagnostic, on s’appuie sur des prédictions pour détecter les anomalies. »

La notion de maintenance renvoie-t-elle à celle d’obsolescence, programmée ou non ?

NA : « Chez les artisans, on retrouve l’idée que « rien ne se perd ». L’obsolescence des objets est souvent une occasion d’une nouvelle vie. »

LTM : « Les systèmes dans l’industrie ont une durée de vie limitée. La question est : dois-je changer le système ou le réparer ? Il est parfois plus coûteux de maintenir que de changer, lorsque les opérations d’entretien deviennent trop nombreuses. »

Quelles sont les approches du vieillissement des outils de production ?

NA : « Chez les artisans, les machines font en effet l’objet de vieillissement propre à générer des défauts ; mais le vieillissement a également des effets positifs. Un artisan a besoin qu’un outil « se fasse » à sa main pour être exactement efficace à son utilisateur. Ce qui se rapprocherait le plus de la notion de maintenance dans l’industrie serait, pour l’artisan, la notion de rangement : savoir très exactement où sont disposés tous les outils dont il a besoin. »

LTM : « Dans l’industrie et dans le cadre de la maintenance des chaines de production, je mettrais l’accent sur l’inertie en matière d’outil informatique. Les utilisateurs acquièrent des savoir-faire dans les processus numériques et l’innovation informatique est complexe à introduire, alors même qu’elle évolue rapidement. C’est un défi pour les chercheurs que d’introduire des processus nouveaux, il faut chercher où introduire des innovations partielles intéressantes. »

Comment abordez-vous la question de l’innovation ?

NA : « L’innovation est un transfert de techniques dans des domaines qui ne sont pas forcément contigus ; c’est un élément d’emprunt culturel, d’une certaine façon ».

LTM : « c’est exactement ce qui se passe dans le monde de la science. C’est l’interdisciplinarité qui apporte de la richesse et de la créativité. »

Dans l’industrie, que peut apporter l’intelligence artificielle à la notion de maintenance prédictive ?

LTM : « Elle apporte en premier lieu son formalisme de représentation des connaissances pour modéliser les systèmes. Elle apporte aussi des théories de l’incertain et de la représentation des incertitudes dans les modèles. Enfin, si on travaille à partir de données, l’IA fournit toutes les techniques d’apprentissage automatique en vue de classification, de détermination de modes opératoires. C’est particulièrement important dans le domaine de la maintenance prédictive. »

L’idée d’intelligence artificielle est-elle transposable dans le monde artisanal ?

NA : « Je ne sais pas si le concept est transposable tel quel. En revanche, les avancées en matière d’intelligence artificielle ont permis aux humains de se représenter que l’intelligence peut se retrouver dans de nombreux domaines et chez de nombreuses espèces, sous des formes multiples et variées. »

 

 

A propos des intervenants

Louise Travé-Massuyès est chercheuse au LAAS -CNRS (Laboratoire d'analyse et d'architecture des systèmes) et membre de l’équipe Disco, qui se dédie au Diagnostic automatique. Elle est depuis juillet 2019 titulaire d’une chaire dédiée au diagnostic automatique au sein l’institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle de Toulouse, ANITI.

Nicolas Adell est enseignant-chercheur à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, anthropologue des savoirs et de la vie savante. Il travaille au Laboratoire interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (LISST - CNRS, Université Toulouse – Jean-Jaurès)

 

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À propos d’Investiga’Sciences

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Investiga’Sciences est une série de podcasts scientifiques, dont l’objectif est d’explorer un sujet avec deux experts, dans un débat au long cours. Chaque épisode est dédié à un thème et croise les regards et les expériences pour comprendre ses enjeux, ses défis, ses perspectives. Créé par la journaliste Valérie Ravinet, ce projet est soutenu par ANITI et l’Université fédérale Toulouse Midi-Pyrénées. Ont contribué à la réalisation de cet épisode :  le dessinateur Ström pour le visuel,  le Studio du Cerisier pour la prise de son et le jingle.