Jeux vidéo : hors-jeu pour les gameuses

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Cultures・Sociétés

Jeux vidéo : hors-jeu pour les gameuses

gameuse jeu video
© Kusuma, by Unsplash

Les jeux vidéo sont aujourd’hui le loisir culturel préféré des français, hommes ou femmes confondus. Pourtant, ils restent relativement dominés par des mécanismes genrés, tant au niveau des règles du jeu et des représentations des femmes qu’ils véhiculent que du sexisme ambiant entre les employés de ce secteur professionnel. Jessica Benonie-Soler, enseignante-chercheuse en sociologie à l’Institut national Albi-Champollion s’est intéressée à la place des gameuses dans ce milieu particulièrement masculin.

Par Déborah Obry. Publication de la série la pause étudiante, rédigée dans le cadre de l’atelier d’écriture du Master Culture et communication, parcours Communication Audiovisuelle et Médias  de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, avec l’accompagnement pédagogique de Delphine Dupré, docteure en sciences de l’information et de la communication.

 

En 2012, Anita Sarkeesian, une gameuse et youtubeuse féministe qui analyse les représentations des femmes dans les jeux vidéo, est victime de harcèlement et de menaces de mort sur les réseaux sociaux. Malheureusement, il s’agit d’une situation révélatrice de la place des femmes dans les jeux vidéo. Jessica Benonie-Soler, docteure en sociologie de l’Université Toulouse - Jean Jaurès, est l’autrice d’une thèse pour mieux comprendre ces phénomènes.  

C’est en étudiant des ouvrages sur les jeux vidéo en 2010 que Jessica Benonie-Soler s’aperçoit que les femmes sont très peu présentes dans les enquêtes scientifiques sur les jeux vidéo et ne constituent qu’une partie minime des échantillons étudiés, ce qui l'interpelle. « Je ne peux pas croire que je suis la seule femme sur terre à jouer aux jeux vidéo, ce n’est pas possible ! » plaisante-t-elle. Elle souhaite donc « rendre visible l’invisible » et parler de la situation des gameuses.

Elle décide donc d'étudier ce phénomène à travers le prisme des jeux vidéo, sujet qui, en tant que gameuse elle-même, lui a paru évident. Cependant, elle se rend vite compte de la difficulté de travailler sur ce thème dans le milieu académique, surtout à l’époque où elle commence son doctorat : « Je travaillais sur deux sujets considérés comme minoritaires : le genre et les jeux vidéo. », nous confie-t-elle.  D’un point de vue scientifique, il important pour elle « d’ouvrir la voie en France » et de montrer qu’il est possible de mener des recherches sur ces questions.

 « Ce que je voulais faire - et souvent les gens me regardaient bizarrement lorsque je leur en parlais - c'était d’aller chez les gameuses et de les regarder jouer, les regarder vivre, un peu à la manière d'une anthropologue en immersion sur le terrain. »

 

Pas le même terrain de jeu pour les gamers et les gameuses

La chercheuse observe les difficultés auxquelles les gameuses font face et pointe le rôle du design et des règles du jeu : « Les critères qui permettent de distinguer les bons et les mauvais gamers sont des critères genrés ». Elle mentionne l’exemple du jeu League of Legends, qui est un jeu de combat opposant deux équipes de cinq joueurs, chacun réparti dans un rôle spécifique, où l'objectif est de tuer les joueurs et joueuses de l'autre équipe pour atteindre les tourelles du camp ennemi. Ce jeu valorise le nombre de morts (kills) atteint par les participants. Les femmes sont souvent reléguées à un rôle de « support », c’est-à-dire de soutien à un coéquipier masculin, car c’est souvent la place qu’on veut bien leur donner. Or, on ne peut pas en même temps protéger un coéquipier et « tuer » des adversaires, ce qui conduit souvent les femmes à occuper la fin du classement.

La chercheuse affirme aussi que le temps de jeu est lui aussi mal considéré. Certaines des femmes de son échantillon d’enquête peuvent par exemple vouloir s'attarder sur la découverte de l'univers du jeu. Cependant, se balader dans l’univers ou effectuer des actions qui ne participent pas directement à la quête principale ne sont pas des actions qui sont valorisées par le dispositif du jeu. Souvent seules les quêtes sont prises en compte dans l’évaluation. Leur temps de jeu ne sera donc pas mis en avant dans l’expérience de jeu au même titre que les phases de combat alors qu’il participe à l’expertise du jeu. Dans ce cas-là, les femmes peuvent se retrouver à la fin du classement.

« Les femmes sont aussi compétentes que les hommes mais leur compétence tend à être moins valorisée par les métriques des jeux elles-mêmes »

analyse la chercheuse.

 

Les femmes sur le banc de touche des compétitions 

Si les femmes ne sont pas exclues des épreuves, elles doivent se contenter de rôles stéréotypés. C’est en assistant à des « LAN parties » que Jessica Benonie-Soler a pu observer un certain nombre de mécanismes genrés. Ce sont des tournois d’amateurs où ces derniers jouent en réseau dans un seul et même lieu. Pour la chercheuse, ces compétitions se révèlent particulièrement intéressantes à étudier car elles exacerbent certaines manifestations de sexisme.

« Dans ma thèse, j’ai utilisé la notion d'épreuve. J’ai démontré qu’en raison de leur socialisation et par les épreuves de genre qu’elles vont devoir traverser, les gameuses ne partaient pas avec les mêmes chances de réussite que les hommes. »

Lorsque la compétition s’intensifie, elles ont tendance à laisser leur place à leurs coéquipiers. Elle remarque d’ailleurs que l’assignation des femmes à des rôles subalternes, de confort et d’accueil, se durcit dans ce cadre : on retrouve très majoritairement les femmes aux stands de boissons, à l’accueil ou comme des spectatrices passives.

 

Une présence controversée

La présence des femmes dans un jeu vidéo entraîne également des réactions de la part des autres joueurs masculins, notamment des mécanismes d’entraide systématique et imposés. Ils leur proposent par exemple de les accompagner dans le jeu. « En reprenant une anecdote d’une de ses enquêtées : les femmes n’ont souvent pas envie d’être aidée, n'en ont pas besoin, ont juste envie de jouer à leur rythme et de découvrir par elle-même » raconte la chercheuse. « Les femmes devraient pouvoir se débrouiller toutes seules si elles ont envie de le faire, à l’arrivée d’une joueuse si le premier réflexe c’est de lui proposer de l’aide : ça poste question ! ». De même, lorsque les gameuses utilisent leur voix dans le cadre d’un jeu, elles risquent d’être confrontées à des formes des logiques de séduction systématique ou à du harcèlement.

 

Une sous-représentation des femmes dans l’industrie du jeu

Le sexisme concerne également le secteur de la conception des jeux vidéo. La place des femmes n’y est en effet pas réellement établie, comme l’attestent les phénomènes de harcèlement sexuel survenus récemment au sein de l’entreprise Ubisoft. « C’est un problème récurrent qui est placé régulièrement sous le feu des projecteurs. Malheureusement, on commencera à réfléchir à des solutions ou à une compréhension du problème lorsqu’il y aura une prise au sérieux de ces affaires », affirme-t-elle. La composition majoritairement masculine des équipes dans les studios de jeux vidéo a des conséquences concrètes sur la fabrication des jeux, la conception des personnages féminins et plus largement sur le public destinataire des jeux.

 

Entre la princesse Peach et la guerrière sexy Lara Croft, qui choisir ?

Les conceptions des personnages féminins contrarient particulièrement les gameuses : « Tu as vu que Jinx est anorexique ? J'en ai marre ! », Jessica Benonie-Soler en citant des joueuses de son enquête. Les représentations des femmes sont en effet relativement stéréotypées. Les personnages féminins incarnent souvent des femmes à sauver : « Qui se fait enlever ? Qui se fait agresser ? Uniquement les femmes. La quête du joueur consistera alors à porter assistance à une femme en danger. ». Dans les jeux, les femmes sont souvent des victimes à secourir.

« Prenez Mario par exemple. La princesse Peach s'est faite enlever combien de fois ? Jamais on ne lui laissera la possibilité de se sauver elle-même ou de faire autre chose »

dit-elle avec humour.

Si le jeu met en scène une héroïne, elle est souvent soit stéréotypée, soit hyper sexualisée. Ce constat vaut tant pour les jeux pour enfants, comme Léa Passion Cuisine que pour ceux destinés à un public adulte comme League of Legends ou Lara Croft. Selon la chercheuse, l’origine de ces phénomènes viendrait du fait que « l'industrie du jeu s’adresse à un public fantasmé, qui se composerait uniquement d’hommes blancs, hétérosexuels et cisgenre, qui ne correspond pas à la réalité des pratiques ».

 

À l’aube d’un level-up dans le milieu ?

Si certains jeux commencent à proposer aux gameuses des personnages féminins moins stéréotypés, cela demeure insuffisant pour Jessica Benonie-Soler. Il y a selon elle que très peu de jeux qui font cet effort-là. Elle commente d'ailleurs l'exemple de Cyberpunk 2077 qui a suscité de vives réactions en raison de la présence d’un personnage transgenre : « Ça ne devrait pas faire polémique. On devrait trouver que c’est normal de proposer aux joueurs et aux joueuses d’incarner des personnages féminins, homosexuels ou transgenres. De plus, l'industrie ne devrait pas considérer qu'elle prend des risques en concevant de tels personnages ». D’après la chercheuse, les professionnels de ce secteur devraient prendre conscience de la diversité de leur public et en tenir compte lors de l’élaboration des jeux.

Pour Jessica Benonie-Soler, la solution pourrait être de faire intervenir des chercheuses et des chercheurs spécialisés pour conseiller les concepteurs (ou conceptrices) de jeux.

« Il n’y a aucun dialogue entre l’industrie et la recherche, c’est vraiment dommage. Les studios embauchent des historiens pour les aider à construire des jeux historiques. Ils pourraient également solliciter des sociologues ou des psychologues pour résoudre le problème des représentations stéréotypées et du sexisme dans le milieu professionnel des jeux vidéo »

conclut-elle.

 

portrait soler benonie
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Jessica Soler-Benonie a soutenu sa thèse de doctorat en sociologie, « Être et (re)devenir une gameuse de jeux vidéo : trajectoires, épreuves et tensions de genre en terrain vidéoludique », sous la direction de Michel Grossetti et Caroline Datchary, à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, en septembre 2019. Elle est actuellement enseignante-chercheuse en sociologie à l’institut national Albi Champollion et chercheuse associée au laboratoire LISST/Cers de l’université Toulouse - Jean Jaurès.